L'Obs

Village recherche médecin désespérém­ent

La Roche-Derrien, petite commune des Côtes-d’Armor, est l’un des nombreux déserts médicaux que compte la France. Pour dénoncer la pénurie de praticiens, son maire a eu une idée folle : faire croire au recrutemen­t d’un druide

- BÉRÉNICE ROCFORT-GIOVANNI DENIS BOURGES/TENDANCE FLOUE

Sur sa page Facebook, GwennMaël explique qu’il est « druide ». L’homme aux doigts chargés de bagues et au regard masqué par des lunettes de soleil promet de guérir, en vrac, « dermatose », « mal-être » ou bien encore « problèmes circulatoi­res » chez les habitants de La Roche-Derrien, commune confetti des Côtesd’Armor, à 25 kilomètres de Guingamp. Gwenn-Maël est le personnage fictif d’un canular ultraléché imaginé par une boîte de com à la demande de JeanLouis Even, le maire. Coût de l’opération : 6 000 euros. Objectif : faire croire au recrutemen­t d’un druide pour dénoncer la désertific­ation médicale qui frappe ses administré­s.

Dans une vidéo postée sur le site de la ville, on voit le faux druide dispenser ses conseils pour « choisir la bonne pierre », celle qui apporte des « ondes positives ». Des prospectus annonçant son arrivée ont rempli les boîtes aux lettres. Plus c’est gros, plus ça marche. La presse locale est tombée dans le panneau et s’est aussitôt fait l’écho de l’info, relayée par tous les réseaux sociaux. A peine deux jours plus tard, le maire a si é la fin de partie et dévoilé la supercheri­e. « Notre but était d’attirer l’attention au niveau national car si l’on ne trouve pas de nouveaux médecins, le village va mourir. C’est allé au-delà de nos espérances, même la presse anglaise a parlé de nous ! » s’exclame Jean-Louis Even depuis la mairie, où trône une statue de Marianne entourée du Gwenn ha Du, le drapeau noir et blanc de la Bretagne. L’édile n’en est pas à sa première action. Au bord de la route qui plonge vers La Roche-Derrien, un immense panneau indique : « Ici, 5 000 habitants souhaitent accueillir deux médecins supplément­aires au cabinet médical. Plus d’infos au 02-96… » Il y a eu aussi l’annonce publiée sur LeBonCoin : « Recherche médecin » pour s’installer dans « un cadre de vie très agréable au coeur d’une petite cité de caractère, vivant, avec écoles, commerces, poste et pharmacie, à la campagne et à 10 minutes de la mer ».

Le pays rochois, un chapelet de six villages dont La Roche-Derrien est le fer de lance, n’a pas attiré de nouveau médecin depuis dix-huit ans. Comme tant d’autres déserts médicaux, le départemen­t a subi de plein fouet les e ets du numerus clausus, ce système instauré en 1971 qui limite drastiquem­ent le nombre d’étudiants en médecine (voir encadré). Facteur aggravant : depuis dix ans, les carabins boudent la médecine générale, peu lucrative au regard des autres spécialité­s. Et, quand il s’agit d’exercer dans une zone rurale,

les bonnes volontés se font plus rares encore. Les causes sont multiples : sentiment d’isolement, dureté de la tâche, vieillisse­ment des patients… Dans une longue lettre au maire, un interne de Brest évoque surtout le poids des contrainte­s administra­tives. « Les jeunes ne veulent pas venir car ils sont habitués, de par leur formation à l’hôpital, à être constammen­t assistés par un plateau technique, à exiger toutes sortes d’examens, constate le Dr Françoise Hautin, l’un des médecins du cabinet de La Roche-Derrien. Quand je suis arrivée ici, j’ai acheté ma patientèle. Si un jour je veux partir et être remplacée, je n’aurai d’autre choix que de la donner, tellement les vocations manquent. Pourtant, ici, on vit bien, avec 6 000 euros de revenus par mois. »

C’est l’été dernier que la crise a vraiment éclaté. L’un des trois médecins du cabinet est parti pour une mission scientifiq­ue… aux îles Kerguelen, à des milliers de kilomètres d’ici. Un autre généralist­e du secteur menace de prendre sa retraite sous peu. Au lieu de quatre, ils seront donc bientôt deux pour 5 000 habitants. Bien peu au regard de la moyenne nationale : cinq généralist­es pour 5 000 habitants. Le plus souvent, ce sont les enfants qui trinquent. Partout à la ronde, les mêmes histoires se répètent. « Mon petit-fils est tombé malade, il a eu une gastro, puis une angine, qui a dégénéré en otite. La fièvre est montée, alors ma fille a dû aller aux urgences à Lannion, faute de pouvoir avoir un rendez-vous », raconte Isabelle, habitante de Pommerit-Jaudy.

L’onde de choc a logiquemen­t frappé la pharmacie de La Roche-Derrien. « Les prescripti­ons ont chuté de 25%. Les médecins qui restent font plus d’heures, mais ça ne compense pas. Il faudrait deux généralist­es de plus. Si ça continue, je vais devoir réduire mon activité. Je ne vais pas travailler à perte. La pharmacie est en danger », s’alarme Sandrine, qui emploie quatre personnes dans son officine. « Dire que j’avais prévu de réduire mon activité en fin de carrière… C’est tout l’inverse qui se

produit », dit en soupirant le Dr Droumaguet. Trente ans que le médecin de 58 ans, enfant du pays, exerce à La Roche-Derrien. C’est lui qui a fait construire le coquet cabinet des Sorbiers au début des années 2000, sur le même terrain que son immense maison. Il le partage avec sa consoeur le Dr Hautin. Ici, les patients affluent sans arrêt en semaine de 8 heures à 20 heures et le samedi matin. Il arrive que les médecins fassent eux-mêmes les prises de sang. Ils suivent les grossesses, posent des stérilets, brûlent des verrues à l’azote, opèrent des ongles incarnés… Sans compter les visites à domicile, forcément chronophag­es. Impeccable dans sa chemise blanche, le Dr Droumaguet sillonne en 4×4 les routes bordées d’ajoncs, à la rencontre des patients les plus isolés. Il y a Léa, 89 ans, frappée de démence. Elle vit avec son mari, un ancien artisan menuisier, dans une imposante bâtisse. L’homme nous accueille en bleu de travail dans son atelier, un gigantesqu­e bric-à-brac où il rempaille une chaise. Il converse en breton avec le Dr Droumaguet, dont le père était bûcheron. Des bribes de français jaillissen­t : « Il faut un kilomètre de ficelle pour cette chaise. » Léa, chevelure blanche éclatante, somnole dans son lit, emmitouflé­e dans de multiples couches de vêtements. Tout en délicatess­e, le docteur l’aide à se déshabille­r, lui écoute le coeur, lui palpe le ventre. « Tu as mangé, ce matin ? Tu dors beaucoup, je trouve. » Il lui remet son écharpe rose vif en s’exclamant : « C’est les Folies Bergère ! », la conduit à la cuisine pour renouveler son ordonnance. Dans la foulée, le Dr Droumaguet appelle un centre de gériatrie pour demander une prise en charge de jour, histoire de soulager son mari quelque temps. « Kenavo, Léa ! » (« au revoir »), lance-t-il en partant. Sur la route qui mène à la maison de Rosalie, le Dr Droumaguet salue une femme qui bêche son jardin, s’arrête pour demander au garde-chasse comment faire décamper les pies de son terrain. Un gros chien-loup monte la garde devant le corps de ferme où Rosalie, octogénair­e elle aussi, vit seule. Elle nous reçoit avec une pile de crêpes encore chaudes et du café, dans sa cuisine où est accroché un immense crucifix en céramique. Le mari de Rosalie est mort il y a six ans. « Mes trois enfants sont nés dans cette maison. » Le docteur l’ausculte. Rosalie est en forme, même si elle se plaint de constipati­on et de douleurs au cou. « Tu as de l’arthrose cervicale, mais sinon c’est parfait. Je n’ai rien à dire ! » Des visites comme celles-ci, le Dr Droumaguet en fait jusqu’à cinq par jour, décalant d’autant le planning des consultati­ons au cabinet.

Depuis le coup du druide, le maire a certes reçu quelques appels, mais plus d’un mois après, rien ne s’est concrétisé. De quoi agacer un peu plus ceux qui ont tiqué devant le coût du canular, telle Isabelle, de Pommerit-Jaudy : « C’est énorme, 6 000 euros. L’argent aurait pu être utilisé autrement. Beaucoup de familles n’arrivent pas à joindre les deux bouts, certaines ont même du mal à acheter de quoi manger. » Le maire tempère : « Cela fait à peine un peu plus d’un euro par habitant. » Pour l’instant, il n’envisage pas d’autre action. Le Dr Droumaguet a, lui, choisi d’écrire directemen­t au cabinet de la ministre de la Santé, Marisol Touraine, pour lui soumettre une propositio­n choc : forcer les jeunes médecins à s’installer pendant au moins cinq ans dans un désert médical. « Il faut qu’ils voient ces territoire­s. Le monde rural est totalement méconnu. » Il a été reçu par la ministre, sans que cela ne décante pour autant le cas de La Roche-Derrien. Un samedi, le médecin a craqué et accroché une pancarte sur sa porte : « Fermé pour cause d’épuisement. »

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Dans la cuisine de Rosalie, octogénair­e, lors d'une visite de contrôle.
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SOURCE : ORDRE NATIONAL DES MÉDECINS Densité pour 100 000 habitants Densité faible Densité moyenne Densité forte
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Jean-Louis Even, le maire de la commune, et le « druide » qui a fait le buzz.
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