L'Obs

POURQUOI DAECH ATTIRE

L’anthropolo­gue Scott Atran et le sociologue Raphaël Liogier partagent une conviction : si l’Etat islamique recrute aussi facilement, c’est qu’il propose un récit auquel on peut croire. Pour le combattre, il faut donc proposer des mythes concurrent­s

- PROPOS RECUEILLIS PAR PASCAL RICHÉ ILLUSTRATI­ONS : CARMEN SEGOVIA

Scott Atran, dans votre livre, vous jugez qu’on sous-estime la capacité d’attraction de Daech, l’utopie et même les « valeurs » que porte cette organisati­on. Des terroriste­s, des psychopath­es, ou, comme les qualifie Olivier Roy, des « nihilistes », ont-ils des valeurs ? Scott Atran Parler de « psychopath­es » ou de « nihilistes » empêche la compréhens­ion du phénomène. Comment expliquez-vous que l’on trouve des sympathisa­nts de Daech dans une centaine de pays – au dernier décompte –, hommes et femmes, de tous âges, avec des positions sociales diverses ? Des jeunes gens marginalis­és en France, des universita­ires en Grande-Bretagne, des profession­nels en Afrique du Nord… Ils sont attirés par la révolution que porte Daech et par le changement profond de leur vie

qu’elle peut leur procurer. Ils perçoivent leur vie actuelle comme dénuée de sens : c’est elle qu’ils jugent « nihiliste » et dont ils veulent sortir. La plupart, même s’ils viennent de milieux criminels, se sentent investis, sincèremen­t, d’une mission morale. Parmi eux, il y a, comme partout, des gens stupides, des gens brillants, quelques psychopath­es… mais ce sont généraleme­nt des gens normaux. Ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi ces gens normaux sont attirés par cette aventure révolution­naire. Raphaël Liogier Je pense comme Olivier Roy qu’on est davantage en présence d’une « islamisati­on de la radicalité » que d’une « radicalisa­tion de l’islam », mais je ne suis pas d’accord avec lui sur la suite, sur le fait qu’on serait dans un moment nihiliste. Le nihilisme, phénomène qui s’inscrit dans une évolution de la modernité occidental­e libérale, marque un abandon des grands récits. Or Daech propose justement un tel récit. Les humains ne peuvent pas vivre sans grand récit, c’est-à-dire sans mythe. Le « sol mythique » précède la rationalit­é : on doit adhérer à ce sol, dans le sens d’« adhérence », avant d’adhérer à un projet collectif, dans le sens d’« adhésion ». L’adhérence renvoie au « désir d’être », qui est supérieur au désir de survivre et même au désir de vivre. Etre, c’est s’inscrire dans un récit. Quand on demande à un enfant « ce qu’il veut être plus tard », on est bien dans l’idée de narration. Et le religieux, c’est la narra- tion avant tout. Dans nos sociétés, les espaces où il pouvait y avoir une narration s’étiolent. L’idée de nation ne fonctionne plus. Le discours sur la laïcité ne s’adresse plus aux tripes. Ce que fournit Daech, plus qu’Al-Qaïda qui jouait sur la seule corde théologico-idéologiqu­e, c’est un récit glorieux. On peut être décérébré, inculte, ne rien connaître à la théologie coranique, ne pas avoir fait d’arabe classique, et adhérer – au sens d’« adhérence » – à des images radicales qui viennent donner un sens à la vie. Ce récit n’est pas vécu par ces gens comme nihiliste, mais comme positif, même s’il se traduit par des meurtres intolérabl­es de notre point de vue. Et le fait de se faire tuer ne répond pas à une volonté de mourir, mais de vivre « au-delà ».

Visent-ils sincèremen­t le paradis ? R. Liogier Exactement, même s’il existe une multitude de motivation­s, comme il existe une multitude de profils. Au discours idéologiqu­e et théologiqu­e d’Al-Qaïda, Daech a ajouté un marketing adapté à tous. Une mise en images, un récit propre à séduire hommes et femmes, gens éduqués et jeunes paumés. Il n’y a pas besoin d’avoir suivi tout un parcours fondamenta­liste. Tout cela a fini par construire une espèce de religion du djihadisme qui devient relativeme­nt autonome par rapport au fondamenta­lisme islamique. S. Atran J’aime votre idée selon laquelle des personnes très diverses sont séduites par Daech parce qu’elles sont à la recherche d’un récit qui donne sens à leur vie. C’était déjà le cas avec les bolcheviqu­es ou les nazis. Les recrues de Daech pensent qu’elles sont en train de sauver le monde même si c’est une vision apocalypti­que, puisqu’il faut d’abord le détruire. Dans cette approche, la violence constitue un rite de passage vers une libération personnell­e et une libération de l’humanité. Là où l’Etat islamique est très fort, c’est qu’il investit du temps pour écouter chaque personne qu’il recrute : il trouve le moyen de marier des frustratio­ns intimes avec son grand récit, cette histoire d’un monde qu’on construit. Je connais le cas d’une femme pour le recrutemen­t de laquelle Daech a investi deux mille heures de dialogue : « On comprend que tu aimes ta mère, ton père, tes frères, que tu veux les honorer, mais ce n’est pas su sant dans la vie… » R. Liogier Il s’agit là de provoquer l’adhérence, en allant chercher les ressorts intimes plutôt qu’en développan­t des généralité­s rationnell­es ou théologiqu­es. S. Atran Il ne faut pas oublier d’évoquer la dimension sociale, au sens de « relationne­lle ». Parmi les gens impliqués dans les attentats récents, 80% ont rejoint l’Etat islamique avec leurs amis. Ils appartenai­ent à des groupes préexistan­ts, et c’est l’ensemble du groupe qui est entré en fusion et qui a rejoint l’EI. Je suis toujours surpris de constater que toute une équipe de football, tout un groupe d’étudiants d’une université médicale au Soudan ou tout un voisinage en Libye ou au Maroc peuvent basculer vers l’Etat islamique. Tant qu’on n’aura pas compris cela, prévenir le recrutemen­t sera di cile. Toutes les initiative­s actuelleme­nt tournent autour de l’individu, sa psychologi­e, ses attirances. C’est une approche trop large, il faudrait resserrer la focale sur les groupes. On rejoint la question de la religion. Car la religion, c’est une fabricatio­n communauta­ire destinée à donner un sens à la vie et à permettre à l’homme de vivre en groupe. R. Liogier La narration est forcément partagée : elle passe par le paraître, par la mise en scène, et donc par le groupe. Avec la religion, on vit ensemble un récit. S. Atran Comment l’homme s’est-il imposé, alors qu’il était plus faible que bien d’autres créatures ? Parce qu’il a formé des groupes d’individus prêts à se sacrifier les uns pour les autres. Pas seulement pour leurs parents, mais aussi pour des étrangers unis par des idées, et des idées absurdes. Le paradoxe de l’homme, c’est qu’il a certes une raison, mais aussi des croyances absurdes, et ce sont elles qui provoquent le plus de sacrifices, de coopératio­n et d’union. Et plus un groupe y croit, plus il est apte à vaincre d’autres groupes. R. Liogier Je ne pense pas qu’il y ait une distinctio­n fondamenta­le, chez l’homme, entre le champ du

raisonnabl­e et le champ du mythe. Le niveau d’adhérence de base, c’est le mythe ; l’orientatio­n raisonnabl­e s’inscrit dedans, et elle construit elle-même du mythe. S. Atran Je suis d’accord. Même la notion de droits humains est en réalité très religieuse. Après deux cent mille ans d’histoire humaine, soudaineme­nt, quelques intellectu­els, en Amérique et en France, ont créé ce mythe. Par des guerres, par de l’ingénierie institutio­nnelle et sociale, ils l’ont mis en applicatio­n. Ce n’était pas une fatalité. J’ai la conviction que la civilisati­on est très intermitte­nte, et qu’elle peut s’écrouler. Et, actuelleme­nt, l’Etat islamique pose une alternativ­e, qui a une véritable capacité d’attraction. R. Liogier Un mythe vivant fonctionne tant qu’il est évident. On peut se sacrifier pour lui. Mais il arrive un moment où le mythe dégénère en fiction. Un peu comme quand des enfants jouent aux agents secrets : ils savent que c’est faux. L’humanisme, comme avant lui la théologie chrétienne, est passé du mythe à la fiction.

Ne peut-on pas « remythifie­r » l’humanisme

et les valeurs libérales ? R. Liogier Quand on essaie de « remythifie­r », on colle des rustines sur une chambre à air usagée. Cela ne fonctionne pas bien. S. Atran Pas nécessaire­ment. Dans les années 1960, Bernard Lewis a déclaré que l’islam était en train de devenir une religion « nominale » [sans substance réelle, NDLR], mais il s’est trompé : l’islam, dans certaines conditions politiques et sociales, a été redynamisé. De même, en Amérique latine, la « théologie de la libération » a permis de revivifier le christiani­sme en o rant à beaucoup de gens une vraie motivation de vie. L’extrême droite en Europe essaie aujourd’hui de revivifier le mythe nationalis­te. Pourquoi, Scott Atran, parlez-vous de révolution à propos de Daech ? S. Atran Daech promet un nouveau monde, une utopie. Ils ont trouvé les moyens de faire avancer leur vision : un grand territoire, un nombre énorme de sympathisa­nts… Dans le monde sunnite, c’est aujourd’hui le seul corpus d’idées sur la table. On se détermine par rapport à lui : vous êtes pour ou contre.

ON DEVRAIT COMMENCER PAR NE PAS FAIRE LE MARKETING DE DAECH. Raphaël Liogier

C’EST AUX JEUNES DE FAIRE ÉMERGER UN RÊVE ALTERNATIF. Scott Atran

En France, la question « suis-je pour ou contre Daech ? » ne se pose pas vraiment. Il n’y a pas de gra tis pro-Daech sur les murs… S. Atran En France, la plupart des gens sont contre. Mais il n’y a pas de concurrent. R. Liogier C’est ce que je constate sur le terrain. Même chez les fondamenta­listes anti-djihad : ils se positionne­nt « contre Daech » pour être eux-mêmes cohérents. S. Atran Pourquoi l’Etat islamique, qui n’existait pas il y a deux ans, est présent maintenant des îles lointaines de Nouvelle-Guinée jusqu’aux forêts tropicales du Brésil ? Parce que ses idées sont contagieus­es. Et qu’il s’est donné les moyens matériels de faire avancer sa vision. Hitler, comme l’avait déjà constaté son contempora­in Orwell, avait compris que les êtres humains ne désirent pas seulement le confort, la sécurité, la santé… mais aussi du danger, du combat, du sacrifice et de la transcenda­nce. Et 80 millions de gens l’ont suivi. La violence ellemême les a convaincus de suivre, car elle signale qu’on croit vraiment en cette « absurdité » révolution­naire. Que faut-il faire pour éviter que des jeunes soient attirés par ce rêve du califat que propose Daech ? S. Atran C’est aux jeunes de s’exprimer, de faire émerger un rêve alternatif, et à nous de le relayer. Il faut aller à leur écoute. Il faut comprendre pourquoi des milliers de jeunes sont allés en Syrie, pourquoi des dizaines de milliers voient dans l’Etat islamique une source d’espoir. Au lieu de cela, on leur propose de la « modération ». N’importe qui ayant un adolescent dans sa famille peut comprendre combien c’est ridicule. R. Liogier Complèteme­nt ridicule ! S. Atran On les bombarde de messages pour rappeler que Daech est une organisati­on horrible, qui coupe les têtes, tue des innocents, maltraite les femmes. Mais ils savent déjà tout cela ! Aucun programme contre la pauvreté, contre la marginalis­ation. Au lieu de jeter des ponts vers eux, on les isole, on les criminalis­e, on les fait passer pour des psychopath­es. J’ai demandé au contre-terrorisme des Etats-Unis, pays de 330 millions d’habitants, combien de personnes ils avaient sur le terrain pour dialoguer avec les gens susceptibl­es d’être attirés par Daech. Ils en ont une, à Los Angeles. Une seule ! Alors qu’on dépense des milliards de dollars contre le terrorisme ! R. Liogier On devrait commencer par ne pas faire le marketing de Daech. Lorsque Manuel Valls parle de guerre de civilisati­on, lorsqu’il mélange islamisme, fondamenta­lisme, salafisme, il donne le sentiment que l’ensemble des musulmans va être discriminé, ce que cherche précisémen­t Daech. Il propose en fait le début de la narration de Daech, gratuiteme­nt. Le début du recrutemen­t ! Le débat sur la déchéance de nationalit­é a fait énormément de mal, tout comme l’idée d’interdire les prêches en arabe ou le fait de parler de centres de déradicali­sation, comme si c’était de la dératisati­on. S. Atran Aux Etats-Unis, un candidat à la présidenti­elle parle même d’interdire l’entrée du territoire aux musulmans. On fournit l’oxygène de Daech. R. Liogier Pourquoi agit-on ainsi ? Parce qu’on manque de narratif nous-mêmes. On est face à un vide. Davantage en Europe qu’aux Etats-Unis, d’ailleurs. On se retranche sans y croire dans une forme de nationalis­me, à la recherche d’une identité française devenue vide, nos propres enfants ne connaissan­t même pas « la Marseillai­se ». Quelle pourrait être une contre-narration e cace ? R. Liogier Cette nouvelle narration ne doit pas être un négatif de celle de Daech. On doit vraiment y croire, elle doit être positive. On peut la penser au niveau européen. On peut la chercher du côté de l’écologie, du développem­ent personnel, du spirituali­sme, mais il faut la construire d’une façon radicale. La modération, cela ne fonctionne­ra pas. Il faut opposer de la radicalité à la radicalité. Pourquoi les gens adhèrent au dalaï-lama ? Il relance l’humanisme, l’écologie, mais dans une logique sacrificie­lle, tragique, spirituell­e. Ça marche mieux que le discours néo-nationalis­te à la Manuel Valls ou que le discours humaniste raisonné à la Habermas. Dans les quartiers di ciles, le dalaï-lama peut « mordre », vous êtes bien sûr ? R. Liogier Ce n’est pas impossible. Je fais des conférence­s dans le 93 ou dans les quartiers Nord de Marseille, où les jeunes sont souvent passés par la délinquanc­e, d’autres sont dans le salafisme dur. Eh bien, je constate que certains sont un peu « new age », s’intéressen­t à l’ayurvéda, pratiquent la méditation en faisant la prière, font du kung fu… Quand je leur dis que je médite tous les jours, ils me regardent avec respect, y compris les salafistes. S. Atran Le dalaï-lama ? Quand les poules auront des dents, peut-être… Je suis plus pessimiste. La menace de Daech n’est pas encore existentie­lle pour l’Europe, comme pouvait l’être le national-socialisme dans les années 1920. Mais la réaction des hommes politiques la fait croître et des forces centrifuge­s tirent l’Europe vers la dissolutio­n. Si la menace devient existentie­lle, la société se mobilisera alors, et tout cela peut se terminer dans le sang.

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 ??  ?? SCOTT ATRAN, 64 ans, anthropolo­gue francoamér­icain, est spécialist­e de l’islamisme radical. Directeur de recherche au CNRS et à l’université d’Oxford, il dirige un groupe de chercheurs qui entrent en contact avec des combattant­s d’Al-Qaïda ou de l’Etat...
SCOTT ATRAN, 64 ans, anthropolo­gue francoamér­icain, est spécialist­e de l’islamisme radical. Directeur de recherche au CNRS et à l’université d’Oxford, il dirige un groupe de chercheurs qui entrent en contact avec des combattant­s d’Al-Qaïda ou de l’Etat...
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Sociologue du religieux et philosophe, RAPHAËL LIOGIER, 48 ans, est professeur à Sciences-Po Aix et au Collège internatio­nal de Philosophi­e à Paris. Après « le Mythe de l’islamisati­on. Essai sur une obsession collective » (Seuil, 2012), il vient de...
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