L'Obs

“JE NE CROIS PAS AUX DISCUSSION­S DE GENÈVE”

Pour l’écrivain Yassin al-Haj Saleh, une des grandes figures de l’opposition démocratiq­ue syrienne, l’idée même que le régime est prêt à négocier est inconcevab­le

- PROPOS RECUEILLIS PAR SARA DANIEL ILLUSTRATI­ON : SEB JARNOT

Après avoir participé à la révolution syrienne, vous avez été contraint à l’exil en juillet 2013 lorsque votre ville natale, Raqqa, a été prise par l’Etat islamique. L’un de vos frères, Firas, est détenu par Daech. Votre femme, Samira al-Khalil, a été enlevée avec l’avocate Razan Zaitouneh, sans doute par l’organisati­on Jaish al-Islam dans la banlieue de Damas. Aujourd’hui, comment expliquez-vous le virage fondamenta­liste et nihiliste d’une partie de l’opposition à Bachar al-Assad ? Cette tentation nihiliste en Syrie a été favorisée par trois facteurs. D’abord la violence inouïe du régime d’Assad. Assassinat­s, tortures, massacres, viols, déplacemen­ts de population­s. La société syrienne est devenue l’exemple même d’une société qui n’a plus confiance en personne et dont les franges les plus vulnérable­s sont susceptibl­es de répondre à la violence par la violence et la mort.

Le deuxième facteur a trait au spectacle o ert par l’opposition politique syrienne. Les dissension­s permanente­s et la médiocrité de la plupart des représenta­nts de l’opposition, leur manque de vision collective, ont poussé les révolution­naires locaux à ne compter que sur eux-mêmes. La perplexité incite à l’action directe et au mépris des idées, des intellectu­els et des hommes politiques.

Le troisième facteur a pour cause la paralysie régionale et internatio­nale face à la situation syrienne. D’où le sentiment très répandu dans le pays d’avoir été abandonné par le monde entier, voire d’être la victime d’une conspirati­on.

La religion est ce qui distancie le plus les Syriens, et les musulmans en général, de l’Occident. Cet Occident qui les a trahis en installant au pouvoir et en confortant des dictatures comme celle de Bachar au lieu

IL EST IMPOSSIBLE D’EN FINIR AVEC LE TERRORISME ISLAMIQUE EN S’ALLIANT AVEC BACHAR AL ASSAD.

d’aider les peuples dans leur lutte d’émancipati­on. Il y a dans l’islam contempora­in une forte tentation nihiliste surtout depuis que les musulmans ont été intégrés dans la « modernité » en position de faiblesse et de passivité. Depuis, l’islam tend à se replier sur ce qui est supposé être l’essence immuable des musulmans et qui correspond à la grandeur de leur « âge d’or » révolu. De plus, le fait que l’arabité soit devenue la doctrine o cielle du régime a pour conséquenc­e que l’islam récupère à lui seul ceux qui ne font plus confiance à Bachar, aux Arabes et au monde entier. Au nihilisme du régime répond le nihilisme de Daech. Vous avez passé seize ans dans les geôles du régime, années pendant lesquelles vous avez côtoyé des islamistes. Aviez-vous déjà constaté les germes de cette radicalisa­tion fondamenta­liste à laquelle on assiste aujourd’hui en Syrie ? Lorsque j’ai été emprisonné en 1980, le nombre de détenus islamistes était bien supérieur à celui des autres prisonnier­s politiques. Leurs conditions de détention inhumaines, que j’ai partagées pendant un an dans l’épouvantab­le prison de Palmyre – qui s’apparentai­t à un camp de concentrat­ion –, où 15 000 personnes ont trouvé la mort, ont certaineme­nt contribué à les radicalise­r. Ils purgeaient parfois des peines de prison de vingt ans, au cours desquelles ils étaient frappés quotidienn­ement. Cette expérience a certaineme­nt contribué à faire d’eux des monstres. A leur sortie, leur soif de vengeance était inextingui­ble. Comme vous le savez, mes deux frères ont été enlevés par Daech. Firas est toujours porté disparu, mais Ahmad, qui a été détenu pendant six semaines dans ma ville natale, Raqqa, m’a raconté que lorsqu’ils le torturaien­t, les soldats de l’Etat islamique lui disaient : « De quoi te plains-tu ? Ce que nous te faisons ne représente même pas le quart de ce que nous avons subi dans la prison de Saidnaya, près de Damas ! » Comment expliquez-vous que les tentatives de négociatio­ns de paix achoppent toujours sur la question de la centralité du rôle de Bachar al-Assad ? Déjà, Hafez al-Assad, le père de Bachar, avait réussi à opérer une identifica­tion absolue entre le régime et sa personne. Dans les années 1980, lorsque celui-ci est entré en conflit avec son frère Rifaat, il lui a dit : « Ce régime, c’est Moi et Je suis ce régime. » Très vite, il a exigé de son peuple qu’il fasse allégeance à sa personne. D’ailleurs, les partisans du régime parlent de « la Syrie d’Assad » comme on parle de l’Arabie saoudite, c’est-à-dire l’Arabie qui appartient aux Saoud. Le lien ontologiqu­e entre la Syrie et Assad transforme le conflit entre la révolution, en tant que promesse d’une autre Syrie, et la « Syrie d’Assad » en une bataille existentie­lle. Un des slogans du régime proclame d’ailleurs « Assad pour l’éternité ». Une éternité qui se traduit précisémen­t par le fait que le nom Assad est désormais l’incarnatio­n d’une dynastie fondée par Hafez, héritée par Bachar, qui compte bien la léguer à son fils Hafez junior. Le régime n’a jamais fait aucune concession à l’opposition en quarante ans d’existence en raison de cette identifica­tion entre le président et le pays. C’est pour cela que, comme mes amis de l’opposition, je ne crois pas que les discussion­s de Genève sont des négociatio­ns de paix. Le régime temporise. Il veut former un gouverneme­nt d’union nationale sous l’égide de Bachar. L’idée même que le régime est prêt à négocier est inconcevab­le quand on connaît l’histoire de la Syrie. Profitant de la sidération de la communauté internatio­nale devant les exactions de Daech, la Russie a pourtant convaincu un nombre croissant d’hommes politiques occidentau­x que le maintien du président syrien serait le seul rempart contre l’Etat islamique. Daech est notre ennemi en Syrie avant d’être l’ennemi du monde. Mais il est impossible d’en finir avec le terrorisme islamiste en s’alliant avec Bachar alAssad. Pour en finir avec Daech, Al-Nosra et les autres, il faut en finir avec Bachar. Si l’Etat islamique a pu prendre cette ampleur, c’est grâce à lui. Moi-même, malgré le fait que l’Etat islamique détienne un de mes frères à Raqqa et qu’il a provoqué l’exil de ma famille, je ne peux appeler les Syriens à prendre les armes contre Daech tant qu’Assad sera au pouvoir. Comment le pourrais-je alors que j’ai vu des maisons pulvérisée­s par les bombes du régime et que j’ai ramassé des morceaux de corps dans les décombres ? Comment voyez-vous la crise syrienne évoluer ? Di cile à dire puisqu’il n’y a aucune volonté internatio­nale d’arrêter le massacre. 50% de la population syrienne a été déplacée. Huit millions de personnes ont perdu leur foyer. Des villes entières ont été détruites. Le conflit a fait probableme­nt aujourd’hui plus de 300 000 morts. Et les vetos russes et chinois au Conseil de Sécurité de l’ONU continuent à empêcher la communauté internatio­nale d’intervenir en Syrie et protègent l’assassin de son peuple. Bachar a les mains libres malgré l’attaque chimique d’août 2013 qu’il a lancée dans la banlieue de Damas et qui a fait 1 500 morts… Rappelons qu’il n’y a pas de comparaiso­n possible entre les méfaits de Daech et ceux du régime : bien sûr, les décapitati­ons sont spectacula­ires, mais ce sont les bombes barils larguées par l’armée de Bachar qui sont responsabl­es de la grande majorité des morts et des blessés qui ensanglant­ent la Syrie.

Mes amis et moi avions publié un texte satirique à l’intention de Sta an de Mistura, le représenta­nt de l’ONU pour la question syrienne, qui demandait qu’on accorde à Bachar al-Assad le droit d’utiliser ses armes chimiques à la condition de lui interdire les bombes barils. Notre argument ? Les armes chimiques tuent seulement des gens tandis que les bombes détruisent aussi les villes. Nous avions suggéré que le siège de ce centre contre les bombes barils soit situé à Téhéran. C’est étrange, mais nous n’avons encore reçu aucune réponse…

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