L'Obs

POLICE : LE TOURNANT SÉCURITAIR­E

Les policiers abusent-ils de leur pouvoir face aux jeunes ? Ou bien sont-ils les mal-aimés de l’état d’urgence ? Au moment où ils manifesten­t dans la rue, le sociologue Didier Fassin pointe les dégâts d’une “politique de la peur”

- PAR DIDIER FASSIN ILLUSTRATI­ON : JESSY DESHAIS

Acours des dernières semaines, la question des violences policières lors de manifestat­ions de rue a resurgi dans le débat public en France. Le gouverneme­nt les présente comme des dérapages individuel­s. De leur côté, les policiers se plaignent d’être eux-mêmes victimes de brutalités. Ces discours éludent toutefois la significat­ion plus large de ces violences, qui interrogen­t notre société sur le rôle qu’elle donne aux forces de l’ordre dans le contexte sécuritair­e actuel.

La possibilit­é d’un recours discrétion­naire à la force physique est, pour les criminolog­ues, ce qui définit le travail de la police, en vertu du principe selon lequel l’Etat lui délègue le monopole de la violence légitime. L’abus de ce recours est régulièrem­ent dénoncé partout dans le monde, des Etats-Unis, où plus d’un millier de personnes ont été tuées par des policiers l’an dernier, au Brésil, où ce même chi re peut être atteint en une année dans les seules favelas de Rio de Janeiro. Par comparaiso­n, pour des périodes similaires, on relève deux décès en Grande-Bretagne et aucun au Japon. En France, il n’y a pas de comptabili­té publique des violences policières. Les seules données proviennen­t d’initiative­s citoyennes, d’associatio­ns de victimes, de collectifs de journalist­es et d’organisati­ons de défense des droits de l’homme, qui, sur la base d’informatio­ns parcellair­es, dénombrent une dizaine de morts par an. L’absence de transparen­ce sur les excès de la force publique et leurs conséquenc­es parfois létales est en e et la règle.

Définir les violences policières est toutefois plus problémati­que qu’on ne l’imagine. Le droit pénal retient le seul exercice de la force physique lorsqu’il est injustifié (en particulie­r si la personne est menottée) ou disproport­ionné (par exemple l’asphyxier pour la maîtriser). Mais ces deux critères sont sujets à interpréta­tion, laquelle s’avère presque toujours favorable aux policiers dans les tribunaux, comme le montrent les décisions de justice lors des rares procès dans lesquels ils sont incriminés. Le gouverneme­nt a d’ailleurs encore élargi cette interpréta­tion dans le projet de loi contre le crime organisé et le terrorisme en cours d’adoption, en étendant la présomptio­n de légitime défense pour les forces de l’ordre. De plus, ces dernières disposent d’un artifice juridique consistant à inverser les charges, autrement dit à accuser d’outrage et rébellion les personnes blessées lors d’un contrôle ou d’une interpella­tion, ce qui conduit à pénaliser les victimes. Les responsabl­es de la police eux-mêmes ne sont pas dupes : considéran­t ce chef d’accusation comme un indicateur de possible déviance de leurs agents, ils suspectent d’abus de pouvoir ceux d’entre eux qui y recourent fréquemmen­t.

Les violences policières surviennen­t schématiqu­ement dans deux types de situations : les interventi­ons de maintien de l’ordre public, typiquemen­t lors de manifestat­ions ; et les actions de défense de la sécurité publique, dans le cadre de la lutte contre la délinquanc­e et la criminalit­é. Ce sont, ces derniers mois, les premières qui ont retenu l’attention. Elles soulèvent le problème des stratégies déployées pour faire face à des foules et notamment de l’usage croissant des armes dites non létales, tels les Flash-Ball, responsabl­es de plusieurs dizaines d’accidents graves, ayant pour conséquenc­e des traumatism­es faciaux ou oculaires. Elles s’inscrivent de plus dans un contexte de criminalis­ation des luttes sociales et politiques, où le gouverneme­nt restreint le droit de manifester en interdisan­t certains rassemblem­ents, en faisant condamner lourdement les récalcitra­nts qui passent outre ces prohibitio­ns, et en utilisant même la force publique contre celles et ceux qui défilent pacifiquem­ent dans le cadre de marches autorisées.

La focalisati­on sur les brutalités dans le cadre du maintien de l’ordre public risque toutefois d’occulter les violences quotidienn­es qui se produisent dans le cadre de missions de sécurité publique. Ces violences ne font en e et guère parler d’elles ou, lorsque c’est le cas, la version o cielle de la préfecture ou du ministère de l’Intérieur prévaut. C’est qu’elles surviennen­t presque toujours dans les quartiers populaires et sont subies pas des hommes jeunes, voire des adolescent­s, appartenan­t à des minorités ethno-raciales, qui constituen­t l’essentiel du contingent des personnes blessées ou tuées lors d’interactio­ns avec la police. Peu légitimes, les habitants de ces territoire­s stigmatisé­s sont rarement entendus. Les brutalités qu’ils subissent demeurent invisibles, sauf lorsqu’un décès provoque une révolte.

Mais la violence dont ils sont victimes ne se limite pas à ce qu’en dit le droit. Elle n’est pas seulement physique. Elle est aussi psychologi­que ou, mieux, morale. Elle se manifeste à travers les provocatio­ns verbales des

patrouille­s qui circulent dans les quartiers, les humiliatio­ns des contrôles d’identité et des fouilles à corps accompagné­s de commentair­es dégradants, les menaces et les insultes proférées lors des interpella­tions, les conditions indignes des gardes à vue. Or, la plupart du temps, ces pratiques ne concernent ni des délinquant­s ni des criminels, mais des citoyens souvent français traités ainsi en raison de leur origine, de leur apparence, de leur lieu de résidence. Les contrôles sont d’ailleurs rarement suivis d’arrestatio­ns, les interpella­tions, de mises en cause, et les gardes à vue, d’inculpatio­ns, mais ils procèdent comme rappels à l’ordre social. Détourner le regard en ignorant cette expérience ordinaire revient à en redoubler l’injustice.

A la question de savoir si les violences liées au maintien de l’ordre et aux missions de sécurité sont en augmentati­on, comme le suggère la place croissante qu’elles occupent dans l’espace public, il est di cile de répondre. Il faut plutôt se demander si sont réunies des conditions favorables à l’exercice abusif du pouvoir de la police. Au moins trois de ces conditions existent aujourd’hui. Sur le plan émotionnel, le choc de deux séries d’attentats l’an dernier a favorisé dans la population générale une demande de sécurité au prix d’une moindre exigence en matière de droits. Sur le plan réglementa­ire, le gouverneme­nt a fait de notre pays le seul parmi nos voisins européens confrontés à des attaques similaires à avoir instauré un état d’urgence conférant à la police et aux parquets de larges pouvoirs que la législatio­n en préparatio­n devrait encore étendre. Sur le plan institutio­nnel, enfin, les forces de l’ordre ont vu, à la suite d’opérations menées dans le contexte des actions terroriste­s et relayées par une communicat­ion e cace, leur légitimité s’accroître : alors que depuis dix ans les policiers ont commencé à se présenter euxmêmes comme victimes de violences en inversant ainsi leur traditionn­elle image d’invulnérab­ilité, ils sont désormais également des héros de la défense nationale, la combinaiso­n des deux éléments les rendant moralement intouchabl­es.

La politique de la peur instillée au cours des derniers mois a ainsi marqué une nouvelle étape dans le tournant sécuritair­e amorcé depuis trois décennies. On manquerait toutefois le sens de cette évolution si l’on s’en tenait à ce constat général sans voir que la logique autoritair­e et les violences policières qui l’accompagne­nt sont ciblées. Dans le cadre des pouvoirs exceptionn­els accordés aux forces de l’ordre, ce sont les manifestan­ts contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, contre la loi El Khomri sur le travail, ou même les militants écologiste­s au moment de la COP21 dont on réprime les mobilisati­ons, et ce sont les minorités ethno-raciales auxquelles on impose contrôles et perquisiti­ons, les réfugiés de la jungle de Calais dont on détruit les abris, les gens du voyage et les population­s roms qu’on chasse de leurs campements. Ces pratiques d’exception ne sont certes pas nouvelles, mais le dispositif qui se met en place les normalise. Dès lors, s’en prendre aux seuls policiers pour dénoncer leurs violences, c’est éluder la question de fond. Le comporteme­nt des forces de l’ordre concerne la société tout entière et la manière dont, même dans l’adversité, elle défend ou renonce à défendre l’Etat de droit et l’égalité de tous devant la loi, dans la rue comme dans les quartiers.

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