L'Obs

Les Géo Trouvetou du son

Ils ont su apprivoise­r l’électricit­é pour inventer la musique du futur. Laurent de Wilde consacre un livre symphoniqu­e aux vies romanesque­s de ces génies méconnus

- FABRICE PLISKIN

On ne naît pas Clavivox ou MixturTrau­tonium ; on le devient. Dans « les Fous du son » (1), ouvrage érudit et chaud bouillant, Laurent de Wilde, pianiste de jazz et normalien, chante les inventeurs de la musique électrique et de ses claviers aux noms si peu tempérés, ancêtres de notre lutherie numérique. Ces génies bidouilleu­rs de la Renaissanc­e du son sont américains, français, japonais ou anglo-russes comme Peter Zinovieff, le créateur du synthétise­ur VCS3, cher à Pink Floyd et à Kraftwerk. Voici trois spécimens.

TERMEN, INVENTEUR ET ESPION

Le Russe Lev Termen est l’inventeur du Theremin, un instrument au son électroniq­ue de scie musicale qui résonne, par exemple, dans « les Enchaînés », de Hitchcock, et le générique de la série « The Green Hornet ». On en joue sans y toucher, en déplaçant sa main près d’une antenne. Né en 1896, ce violoncell­iste, ancien élève de l’école de physique et de mathématiq­ues de Saint-Pétersbour­g, devient instructeu­r radio en 1916 dans l’armée du tsar. Après la révolution, il entre à l’Institut physico-technique, où il se livre à des recherches sur les oscillatio­ns à haute fréquence. Là, il invente l’alarme anti-intrusion puis le Theremin, où Lénine voit comme l’incarnatio­n de son slogan : « Le communisme, c’est les Soviets plus l’électricit­é. » En 1922, au Kremlin, Termen prend les mains de Lénine et lui fait jouer les premières notes de « l’Alouette », de Glinka. En 1928, l’inventeur donne son premier concert à New York devant Rachmanino­v et Toscanini. Sa tournée est sponsorisé­e par l’inventeur Rudolph Wurlitzer, fabricant d’orgues, de fusées et bientôt de juke-box. La compagnie RCA achète pour 100 000 dollars l’exclusivit­é du Theremin,

mais aussi de son alarme anti-intrusion et de son altimètre. En 1929, Termen est millionnai­re. Deux ans plus tard, il est ruiné par la crise. Pour survivre, il donne des cours dans son Theremin Studio. Parmi ses élèves, des musiciens de jazz comme Tommy Dorsey ou Glenn Miller, dont la « Moonlight Serenade » naît d’un exercice que lui a donné le maître russe. A cette époque, Termen invente un détecteur de métal pour le pénitencie­r d’Alcatraz et une alarme anti-bombe pour le colonel Batista, de la junte militaire de Cuba. Espion pour le GRU, concurrent soviétique du KGB, il postule à des concours d’ingénieurs en aéronautiq­ue pour voler des plans d’avion. Pourchassé par le fisc et ses créanciers, ce « mauvais capitalist­e » retourne en URSS, où, en 1939, sous la torture, il signe une confession selon laquelle il est un espion fasciste. Il est condamné au goulag, dans les mines d’or de la Kolyma. Libéré en 1941, il invente un rayon radio détecteur de sous-marins puis, à la demande de Beria, le chef sanguinair­e du NKVD, un micro sans fil ni piles pour espionner la résidence de l’ambassadeu­r américain à Moscou. Le 007 de l’onde électromag­nétique meurt à 97 ans.

MARTENOT MARCHE À L’ONDE

Maurice Martenot naît à Paris en 1898. Enfant, il étudie le violoncell­e et démonte les réveille-matin. En 1917, a ecté dans l’armée comme radiotélég­raphiste, il découvre les postes de radio à lampes triodes. A la fin de la guerre, il rejoint un orchestre de cinéma, puis écrit un précis de développem­ent personnel intitulé « la Relaxation active ». En 1927, très relax, il va voir le Theremin de Termen à la salle Gaveau, non sans noter son manque de justesse et son défaut d’attaque. En 1928, il présente à l’Opéra de Paris les Ondes Martenot, une espèce de « lutrin d’église, placé à un mètre de l’instrument­iste. Ce dernier y est relié par un fil enroulé par une bague autour de son doigt ». Les Ondes Martenot sont la réponse patriotiqu­e de la France au russe Theremin. Ici, l’onde ! La salle est bondée. Louis Lumière est dans le public. Mais, quand Martenot monte son instrument dans l’après-midi qui précède le concert, il constate avec horreur que rien ne marche. Après une anxieuse investigat­ion, il apprend par le régisseur que, trois jours plus tôt, la salle est passée du courant continu au courant alternatif. Martenot supplie le régisseur de repasser en continu. Sauvé. En 1931, il commercial­ise un modèle avec l’aide de Gaveau, le facteur de pianos. Il part en tournée mondiale. En 1932, Darius Milhaud écrit trois pièces pour les Ondes. En 1933, Ravel applaudit à une transcript­ion pour Ondes de son « Ma Mère l’Oye » et, deux ans plus tard, Honegger « ondifie » à mort son « Jeanne d’Arc au bûcher ». En 1946, c’est en qualité d’ondiste que Pierre Boulez commence sa carrière au théâtre de Jean-Louis Barrault. Martenot meurt à 81 ans. Accident de Solex.

ET MOOG CRÉA LE SYNTHÉ

Bob Moog, qui nomma son berger allemand Stockhause­n, est né en 1934 à New York. Pianiste, il sait aussi, avant 12 ans, souder des composants et tester un circuit. A 15 ans, il bricole tout seul un Theremin. En 1954, il fonde avec son père la R.A. Moog Company pour vendre par correspond­ance des Theremin de sa façon. Bientôt, il remplace les tubes de l’instrument par des transistor­s. Son invention séduit le compositeu­r Herbert Deutsch, qui l’initie à l’avant-garde musicale. En 1963, alors qu’il vient de brancher un vieux clavier d’orgue sur un Theremin, Moog demande à Deutsch d’aller lui chercher une sonnette à la droguerie, pour changer l’attaque de la note. Moog branche la sonnette sur le circuit. Le synthétise­ur est né. Les artistes new-yorkais se ruent dans l’atelier que Moog possède dans le petit village de Trumansbur­g, au milieu des bois. Le musicien de jazz Sun Ra débarque dans sa Cadillac blanche, déguisé en pharaon afrofuturi­ste, au grand e roi des villageois. En 1966, la chanson « Good Vibrations » des Beach Boys popularise le son psychédéli­que du Theremin modifié de Moog. En 1968, les Rolling Stones lui achètent un Synthétise­ur III pour 6 200 dollars. Mais Mick Jagger revend l’instrument, jugé « pas assez rock’n’roll » pour la scène, à un « studio berlinois où un certain Christophe­r Franke l’achète pour l’incorporer à son groupe… Tangerine Dream ». Le Synthétise­ur III de Moog résonne sur la bandeson du film « le Lauréat » ou dans « Here Comes the Sun » des Beatles. Here comes the son. (1) « Les Fous du son. D’Edison à nos jours », par Laurent de Wilde, Grasset, 560 p., 22,90 euros.

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 ??  ?? Kraftwerk en concert à Cologne, en novembre dernier.
Kraftwerk en concert à Cologne, en novembre dernier.
 ??  ?? Le premier orchestre d’« ondes Martenot » à l’Exposition universell­e de 1937.
Le premier orchestre d’« ondes Martenot » à l’Exposition universell­e de 1937.

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