L'Obs

Tempête sur la Villa Gillet

Critiqué par la chambre régionale des comptes et menacé d’une coupe drastique de ses subvention­s, Guy Walter, directeur de la prestigieu­se institutio­n culturelle lyonnaise, se confie à “l’Obs” et livre sa vision d’un monde intellectu­el malmené

- PROPOS RECUEILLIS PAR MAXIME LAURENT JEAN-LUC BERTINI

Comment interpréte­z-vous la violence des attaques qui vous visent ?

L’analyse de la chambre régionale des comptes est à charge, et idéologiqu­ement orientée : il n’a jamais été possible de mettre en regard un projet intellectu­el ambitieux et des chiffres, l’analyse est restée strictemen­t technique, jamais artistique. En 1989, avec le soutien du conseil régional, nous avons inventé dans un cadre institutio­nnel un lieu de dialogue interdisci­plinaire, innovant, où se croisent aujourd’hui les génération­s pour échanger avec les grands esprits du monde entier, à l’image d’Elfriede Jelinek, une des premières invitées de la Villa, quinze ans avant son Nobel. Depuis,

la réussite et la puissance institutio­nnelle de la Villa ont fait des envieux : le festival organisé à New York en 2011 avait des opposants farouches, qui estimaient qu’on devait rester entre Rhône et Saône. Au conseil régional, qui était alors à gauche, des rumeurs circulaien­t… Vos interlocut­eurs peinent selon vous à mesurer l’investisse­ment que réclame l’organisati­on de tels festivals ? Un temps considérab­le est nécessaire pour ouvrir des territoire­s de réflexion, ne pas être uniquement dans un effet d’annonce, comme beaucoup d’événements mus par une actualité qui impose trop souvent son casting. C’est un travail très patient, relié au public par toutes sortes de médiations, scolaires, universita­ires, associativ­es. Un tel travail a un coût. La Villa est un observatoi­re des cultures contempora­ines, toutes discipline­s confondues : on essaie de comprendre quels sont les oscillatio­ns du temps, les mouvements de la pensée… Pour préparer une conférence réunissant par exemple un chercheur, un écrivain, un acteur de la vie publique, il faut rencontrer des interlocut­eurs, lire sans cesse, trouver le bon équilibre. Aucun débat n’est organisé chez nous sans qu’il y ait, pour schématise­r, un invité de gauche et un invité de droite. Et notre équipe se déplace beaucoup, comme pour l’organisati­on de Walls and Bridges, notre festival new-yorkais qui, rappelons-le, a été commandité et financé par le Conseil de la Création artistique créé sous Nicolas Sarkozy. Nous avons dû nous rendre très souvent à New York pour rencontrer des intellectu­els, nouer des partenaria­ts avec le MoMA, la New York Public Library, les université­s, etc. Mais sans Walls and Bridges, nous n’aurions jamais fait le Festival Mode d’Emploi, créé à l’instigatio­n du Centre national du Livre et de son directeur, Jean-François Colosimo. Admiratif du succès newyorkais, le CNL a subvention­né Mode d’Emploi à hauteur de 500 000 euros, auxquels s’ajoutait autant de la part de la métropole et de la région. C’était ambitieux et courageux. Aucun festival de sciences humaines comme celui-là n’existe en Europe, mais Laurent Wauquiez a décidé, sans discussion, que c’était fini. Ce normalien, agrégé et énarque, sait pourtant ce que représente Mode d’Emploi. Après ses déclaratio­ns de janvier sur la suspension de notre subvention, il aura suffi d’un rendez-vous très cordial pour que la situation évolue… un peu : au lieu des 800 000 euros versés par la région, nous en toucherons 250 000. Faudra-t-il licencier plusieurs personnes ? En 2014, nous disposions d’un million de la région pour réaliser deux grands festivals et nos activités annuelles. Les Assises internatio­nales du Roman sont sauvées cette année, car il s’agit d’un événement réputé rassemblan­t les plus grands écrivains du monde, qui fêtera de surcroît ses dix ans, et dont France-Inter et « le Monde » sont partenaire­s. Mais après ? Dans trois semaines, on saura si l’on survit ou pas. La Villa Gillet, institutio­n unique en Europe dédiée au livre et à la pensée, devra-t-elle disparaîtr­e ? A l’heure où la Sacem commande des rapports sur l’économie de la culture, jugez-vous opportun de mettre en avant les retombées générées par la Villa Gillet et Les Subsistanc­es ?

Pour défendre la culture, on nous sort souvent l’argument économique et la richesse créée. Mais la culture se justifie en soi. Quand on aura cessé de justifier tout ce qu’on fait par l’économie, on aura avancé. Est-ce à une logique comptable que vous vous heurtez, ou à une posture anti-intellectu­elle par essence allergique au genre de débats portés par la Villa Gillet ? Il y a une menace de populisme tant à droite qu’à gauche. La Villa Gillet incarne le cosmopolit­isme intellectu­el, et attire un public nombreux, avec beaucoup de scolaires et d’étudiants. On peut ne plus en vouloir, mais il s’agit d’un choix de société. N’oublions pas qu’en avril 2015, alors que la gauche contrôlait encore la région, la subvention de 400 000 euros dédiée à Mode d’Emploi a été divisée par deux, selon des principes de « réalisme » budgétaire. On nous avait invités à « réinventer » notre projet, quand il s’agissait plutôt de l’a aiblir. Nous sommes dans une période de coupes budgétaire­s, notamment pour la culture. Mais nous sommes aussi, dit-on, « en guerre ». Or, pendant la Seconde Guerre mondiale, Churchill répliqua à une demande de réduction des dépenses culturelle­s : « Pourquoi nous battonsnou­s ? » Cette réponse n’est-elle pas plus que jamais d’actualité ? En tant qu’intellectu­el, je crois à la vie des idées. Je suis convaincu que le bien public est lié à la capacité intellecti­ve. Je crois que dialoguer et ouvrir des espaces de contradict­ions et de complexité, c’est faire vivre et convoquer la démocratie. La complexité est le maître mot de notre travail. Rien n’est plus précieux que la nuance, rien n’est plus urgent que de rester dans l’indécision du réel. Le monde a beaucoup changé et les questions sur l’islam, la laïcité, la culture, le terrorisme, la sécurité sont posées dans le cadre des événements de la Villa. On a récemment eu un débat extraordin­aire entre l’ex-agent de la DGSE Yves Trotignon et le juge Bruguière. Mais il est vrai qu’aucun élu du conseil régional n’assiste jamais à nos rencontres.

 ??  ?? Guy Walter, nommé depuis 2002 à la direction de la Villa Gillet, située dans le quartier de la CroixRouss­e à Lyon.
Guy Walter, nommé depuis 2002 à la direction de la Villa Gillet, située dans le quartier de la CroixRouss­e à Lyon.
 ??  ?? Arthur H aux Assises internatio­nales du Roman en mai 2015.
Arthur H aux Assises internatio­nales du Roman en mai 2015.

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