Foi de Bonnefoy
L’ÉCHARPE ROUGE, PAR YVES BONNEFOY, MERCURE DE FRANCE, 266 P., 19 EUROS. DU MÊME AUTEUR, CHEZ LE MÊME ÉDITEUR, ENSEMBLE ENCORE, 136 P., 14,80 EUROS.
C’est le persistant silence de son père qui, en réaction, l’a conduit à s’exprimer très tôt par la poésie ; et c’est le choix de la poésie qui a encore ajouté à l’oppressant, au douloureux silence de son père. Un père qui ne parlait presque pas, ne riait pas, ne jouait pas, ne courait pas et mourrait, en 1936, le corps saigné par des ventouses. Elie Bonnefoy, originaire du Lot, mais auvergnat de coeur, était ouvrier, il travaillait, à Tours, dans les ateliers des chemins de fer, il ne possédait qu’un seul livre, sur les locomotives, et il rêvait que son fils fût chef de chantier, voire ingénieur. « Et voici que des intérêts étranges, un livre de vers, un cahier où j’ébauchais une tragédie faisaient de moi quelqu’un qu’il ne pouvait pas reconnaître. Elie n’avait pas eu assez d’enfance pour comprendre ce qui se tramait dans la mienne », écrit Yves Bonnefoy, que son précoce amour des mots et son attirance pour les mondes parallèles ont éloigné d’un père dont même l’affection était mutique. A 92 ans, l’ancien professeur au Collège de France continue de ressentir son choix précoce d’apprendre à parler « une langue plus avertie » comme une « faute ». On sait aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais quitté, qu’il ne s’en est jamais libéré. Sauf dans ce très beau livre où le poète de « la Vie errante », pourtant peu enclin à l’autobiographie, et moins encore au sentimentalisme, cède à l’aveu, au remords et au regret d’avoir compris trop tard que « le silence est la ressource de ceux qui reconnaissent de la noblesse au langage ».
C’est l’exhumation de « l’Echarpe rouge », un récit en vers rédigé à la plume il y a un demi-siècle et laissé inachevé, qui a conduit Yves Bonnefoy à remettre son ouvrage sur le métier de se souvenir. Dans ce récit, il recevait une enveloppe vide avec, au dos, l’adresse d’un hôtel de Toulouse, et envoyait à l’expéditeur mystérieux, double du père, ces quelques mots : « Qu’êtes-vous devenu ? Je ne vous ai pas oublié. A l’occasion, donnez-moi de vos nouvelles. » Commence alors, pour le fils aux longs cheveux blancs, une plongée vertigineuse dans le passé, qui est aussi le lieu où s’enracine son oeuvre. Magnifique portrait du père empêché, mais aussi de la mère, Hélène, institutrice suppléante, également occitane, déracinée et silencieuse, prête à se faire écraser par un train pour apporter des mouchoirs à son garçon enrhumé. Plus Yves Bonnefoy tire sur un fil, plus d’autres apparaissent – tenus par sir Thomas Malory, Max Ernst ou Pierre Jean Jouve –, bientôt tout un écheveau qu’il essaie de démêler dans ce livre captivant où l’on voit naître à la poésie et à la conscience de soi un écrivain pourtant très âgé. C’est que, dans une existence, « l’enfance ne finit pas ». On dirait qu’ici elle ne fait que commencer.