L'Obs

DANS LA TÊTE DES CASSEURS

On ne voit qu’eux en tête des cortèges contre la loi El Khomri. Qui sont ces activistes qui revendique­nt la violence comme mode d’action politique pour renverser la table ?

- NATHALIE BENSAHEL, MARIE VATON, AVEC FÉLIX PAULET

A chaque manif contre la loi travail, c’est le même rituel pour Lucien (1) : méthodique­ment, il se prépare pour la castagne. A force, il s’est entraîné. Il sait comment déjouer les contrôles de police, passer entre les cordons de sécurité et ne pas éveiller les soupçons des « infiltrés » (ces policiers qui se font passer pour des manifestan­ts) dans le défilé. Il connaît toutes les astuces, toutes les combines pour remonter comme une fusée en tête du cortège et « rejoindre les ultras » sans se faire repérer. Sous son jogging vert et son teeshirt blanc, il porte une autre couche : l’« uniforme » noir de rigueur. Le reste de la panoplie, cagoule, foulard, gants et masque de ski, il le garde pour plus tard. « La police fouille et filme systématiq­uement tous ceux qui arrivent, alors on se change en deux secondes, ça embrouille l’identifica­tion, dit-il. Au moment où commence le défilé, je me change et j’enfile un K-Way sur mon sac à dos, comme ça, je suis plus di cile à attraper en cas d’attaque. » Ensuite, il s’occupe de la distributi­on du « matériel », « planqué dans des sacs de sport sur le trajet de la manif ». Une artillerie en libreservi­ce pour tous ceux qui, comme lui, veulent « passer à l’action ». « Au début, j’étais mort de peur à l’idée de prendre une barre de fer, aujourd’hui, je l’attrape direct et j’y vais », explique le frêle étudiant en économie de 20 ans.

“TOUT LE MONDE DÉTESTE LA POLICE”

Lucien est un « casseur ». Et même s’il préfère qu’on dise « autonome », il l’assume. Le revendique même. A chaque manif, c’est vers lui et ses congénères masqués et revêtus de noir que convergent les regards de la police, du service d’ordre des syndicats, des journalist­es et des manifestan­ts. Les « déters » ou « black blocs », en s’emparant de la tête de cortège, traditionn­ellement réservée aux syndicats avec leurs banderoles, ont changé la nature des manifestat­ions. Désormais, ce sont eux qui mènent la danse, dictent aux CRS leur tempo. Le show est bien rôdé. A un signal donné, le cortège de tête ralentit, puis s’arrête. Le rang au milieu se resserre autour du black bloc. Tout autour, les manifestan­ts attendent, excités. « Tu vas voir, quand ils s’arrêteront, “ça” va commencer », chuchote une dame CGT. Aux slogans « Paris, debout, soulève-toi » ou « Tout le monde déteste la police », la pression monte d’un cran. Roulement de djembé. Le spectacle peut commencer. « On se met à lancer des fumigènes ou des torches, ça ambiance, ça crée de la tension… Et là, ça peut partir très vite, soit par un vol de projectile, soit parce que les flics envoient les gaz », raconte Lucien. C’est le début de la baston. En noir, les « Indiens » gesticulen­t et s’agitent

comme des ninjas, visages entièremen­t dissimulés, pour mieux intimider et tromper les « cow-boys » en bleu qui les encerclent, beaucoup plus nombreux qu’eux, alignés et protégés sous leurs casques et boucliers. Chacun s’applique pour jouer sa partition. Gagner, même symbolique­ment, cette drôle de guerre de position. « On avance, les flics reculent, puis ils nous “nassent” et chargent, et on recule à notre tour… C’est souvent la même histoire, mais ce qui compte, c’est de leur foutre la trouille, crie Boris, immense gars masqué, sur un trajet entre République et Bastille. Chaque mètre carré gagné sur la police est une victoire. » Une victoire pour qui? Pour quoi? Vers quoi? Dans le chaos de l’a rontement, tout ce qu’on retient, ce sont des fumigènes âcres qui brûlent la gorge et piquent les yeux, auxquels des silhouette­s furtives répondent à coups de caillassag­es ou de jets de cocktails Molotov.

Des deux côtés de la rue, les médias et les riverains mitraillen­t. Ils veulent saisir l’instant, l’image de « guerre », et, s’ils sont chanceux, la charge des CRS, voire le « dérapage » qu’ils s’empressero­nt de poster sur les réseaux sociaux. Mercredi 18 mai, l’attaque et l’incendie d’une voiture de police quai de Valmy en plein Paris par quelques ultras leur a fourni des images qui seront ensuite retweetées et partagées à l’infini pour nourrir ce que l’on appelle désormais « riot porn » (2). Les black blocs, comme les Femen en leur temps, sont des égéries très contestées mais photogéniq­ues. En quelques semaines, ils ont donné un coup de vieux aux mouvements sociaux traditionn­els. « Nous, on a rien contre les manifestan­ts lambda, mais on veut incarner une nouvelle façon de militer », lâche l’un de ces activistes en remontant d’une pichenette son foulard noir sur le nez. « Regardez-les, ces syndicats avec leurs ballons et leurs saucisses merguez, on croirait qu’ils viennent en balade pour passer le temps entre vieux potes. Une manif, c’est o ensif, on est pas venus pour pique-niquer », dit un autre, la quarantain­e, dont on ne

“La vie est une manif, la France est une vitre et moi un pavé” Slogan extrait d’une chanson du rappeur Fabe

 ??  ?? Place de la Nation, Paris. Un 1er-Mai sous tension, marqué par de violents affronteme­nts entre jeunes cagoulés ou masqués et forces de l’ordre.
Place de la Nation, Paris. Un 1er-Mai sous tension, marqué par de violents affronteme­nts entre jeunes cagoulés ou masqués et forces de l’ordre.
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 ??  ?? Nantes, le 17 mars. Des casseurs tentent de briser la vitrine d’une banque, pendant une manifestat­ion contre la loi Travail.
Nantes, le 17 mars. Des casseurs tentent de briser la vitrine d’une banque, pendant une manifestat­ion contre la loi Travail.
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Un jeune activiste avant le départ du cortège, le 20 avril à Nantes.

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