LE FRONT POPULAIRE ET SES ENNEMIS
L’historien Jean Vigreux revisite la légende, 80 ans après l’été 1936
Contrairement à la Révolution française ou à Mai-68, le Front populaire a cessé d’être l’objet d’une bataille d’interprétation entre historiens. C’est devenu, pour reprendre une expression de François Furet, un « objet froid ». Comment expliquez-vous ce consensus ? Le consensus est lié à deux facteurs principaux. D’une part, dans le contexte de la montée du fascisme en Europe, le Front populaire fut d’abord un front antifasciste et reste crédité d’avoir sauvé la République face à la menace des ligues factieuses. D’autre part, sur le plan législatif, son action est dominée par les accords de Matignon, qui entérinent notamment la création des congés payés, la semaine de 40 heures et les conventions collectives. Conclus le 7 juin 1936, ces accords marquent la première intervention directe de l’Etat dans les relations patronat-salariés : la démocratie libérale s’élargit à la démocratie sociale, l’Etatprovidence fait ses premiers pas en France. Mais ce consensus ne doit pas faire illusion. Autour du Front populaire, les fractures politiques ont été fortes, et les historiens n’y ont pas échappé. En politique extérieure, il y a la non-intervention en Espagne et l’idée, longtemps propagée par la droite, que le gouvernement de Léon Blum n’avait pas su préparer le pays à la guerre qui s’annonçait, ce qui est faux, puisque, grâce aux nationalisations des usines d’armement, en particulier de l’aviation, les dépenses militaires ont vigoureusement augmenté. L’autre contentieux porte sur l’action économique. Pour la gauche, la « pause » décrétée en février 1937 par Léon Blum pour rassurer les milieux d’a aires a laissé un « souvenir amer : il rappelle la fin d’un espoir, d’un élan », le début d’une forme de « capitulation », a pu écrire l’historien Robert Frank. Symétriquement, un économiste de droite comme Alfred Sauvy voyait dans la semaine de 40 heures « l’acte le plus dommageable commis depuis la révocation de l’édit de Nantes » – en réalité, les historiens d’aujourd’hui estiment que la réduction du temps de travail a permis une rationalisation et une accélération des gains de productivité. On associe souvent le Front populaire à la joie des congés payés. Dans le livre que vous venez de consacrer à cette période (1), vous montrez le revers de la légende : la France est travaillée par de violentes tensions, et les réformes de Blum ont vu le jour dans la douleur. La joie fut bien réelle, et il ne faut pas la sousestimer. Les récits de Simone Weil l’attestent, ainsi que les photographies de bals organisés pendant les occupations d’usine, au son de l’accordéon. Pourtant, oui, le sentiment dominant est bien la peur. La France est en crise économique et sociale depuis plusieurs années. Les faillites se succèdent, comme celle de Citroën en 1934. Le thème du déclin est omniprésent. Au début des années 1930 apparaît chez les ouvriers un mode d’action qui va jouer un rôle déterminant pendant le Front populaire : l’occupation d’usine. Ces occupations, que l’on peut rapprocher du peuple pénétrant dans les palais royaux en 1789, vont e rayer la classe possédante. Même si les ouvriers refusent tout sabotage et prennent soin de l’outil de production, les notables dénoncent une atteinte insupportable au droit de propriété. Marc Bloch a exprimé cette panique dans « l’Etrange Défaite » : « On saurait di cilement exagérer l’émoi que, dans les rangs des classes aisées, même parmi les hommes en apparence les plus libres d’esprit, provoqua, en 1936, l’avènement du Front populaire. Quiconque avait quatre sous crut sentir passer le vent du désastre. » Dans votre livre, vous notez l’a ux d’adhésions dans les partis et les syndicats. Le Front populaire a-t-il marqué un pic de la participation du peuple français à la vie politique au siècle ? Oui, avec la Libération et Mai-68. Un chi re en donne la mesure : la CGT réunifiée passe de 785 000 à 2 500 000 adhérents. Du côté des partis, la SFIO voit ses e ectifs gonfler de 110 000 militants en 1934 à 280 000 en 1937, et le PCF de 30 000 à 290 000 militants : le parti léniniste d’avant-garde devient brusquement un parti de masse, qui multiplie les organisations satellites (Mouvement Amsterdam-Pleyel, Secours populaire de France et des Colonies, etc.). Même phénomène à droite : le lieutenant-colonel de La Rocque, qui fonde le Parti social français (PSF) à partir de la ligue des Croixde-Feu, revendique 1,2 million de membres. Parmi les images d’Epinal du Front populaire, il y a la fuite des capitaux vers la Suisse, objet récurrent de fantasmes. Vous évoquez des éléments récents apportés par les historiens suisses. Que sait-on de nouveau ? Les syndicats dénoncent les « 200 familles », et le Front populaire reprend à son compte le mot d’ordre de Maurice Thorez de « faire payer les riches ». En réponse, la bourgeoisie envoie ses capitaux à l’étranger. Dénoncée à l’époque sans qu’il soit possible de l’évaluer, la fuite des capitaux a été confirmée récemment grâce à la commission instituée par le Conseil fédéral suisse à la fin des années 1990 et dirigée par l’historien Jean-François Bergier, pour étudier la spoliation des biens juifs par les nazis et ses répercussions pour les banques helvétiques. Historien et lui aussi membre de cette commission, Marc Perrenoud a montré que, dès l’été 1936, de nombreux capitaux français arrivent via les villes thermales frontalières. Quelques mois plus tôt, c’étaient des capitaux arrivant d’Espagne… Autant de fonds qui bénéficient de la mise en place du secret bancaire dans la Confédération helvétique, en 1934. Au total, les capitaux français exilés au bord du lac Léman atteignaient 4 milliards de francs suisses en 1936 et 8 milliards en 1937, soit la moitié des fonds étrangers placés en Suisse dans la même période. Autre idée reçue : alors que le Front populaire est souvent analysé comme l’exemple de l’incapacité de la gauche à rester durablement au pouvoir, vous soulignez l’art de gouverner de Blum. Qu’a-t-il changé ? Léon Blum inaugure une nouvelle forme de gouvernement, un « nouveau régime politique », pour
reprendre l’expression de l’historien Nicolas Roussellier. C’est la première fois en France que la vie politique est bipolarisée à ce point. A la Chambre des Députés, il y a une majorité et une minorité, et Blum, chef incontesté de la majorité, concentre les pouvoirs. Président du Conseil, il n’a pas de portefeuille et s’est entouré de sous-secrétaires d’Etat qui fonctionnent comme des conseillers. S’inspirant du New Deal de Roosevelt, il veut aller vite, d’abord en multipliant le recours à la procédure d’urgence, puis en inventant le principe de la « loi-cadre ». En quelques semaines, les députés vont discuter et voter plus de textes de loi que dans toute la législature précédente. Il peut ainsi tenir ses promesses sans a aiblir la représentation nationale, contrairement aux décrets-lois utilisés par ses adversaires. Car il tient à ce que le Parlement redevienne le lieu du débat démocratique. Les intellectuels de gauche de l’époque se mobilisent-ils pour le gouvernement ? Dans les années précédentes, ils ont participé à la mobilisation antifasciste avec la naissance du Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes (CVIA) et le Congrès international des Ecrivains pour la Défense de la Culture en 1935. De nouveaux hebdomadaires, comme « Vendredi », font cohabiter des pages politiques et une partie culturelle où interviennent Alain, Julien Benda, Louis Guilloux, André Gide, Jean Giono, Jules Romains, Romain Rolland. Lesquels appuient en général la politique économique et sociale du gouvernement, mais s’expriment surtout sur l’international (Espagne), la culture et l’Education nationale. Une fois Blum élu, les intellectuels de gauche s’engageront dans le soutien au gouvernement : ainsi, Camus va présider la maison de la culture d’Alger et développer l’idée que l’intellectuel doit participer à l’éducation populaire. Le programme du Front populaire promettait l’égalité des droits aux colonisés. Pourquoi cette promesse-là n’a-t-elle pas été tenue ? Blum avait annoncé aux peuples dominés « l’aurore d’une ère nouvelle ». Une organisation comme l’Etoile nord-africaine, de Messali Hadj, était partie prenante du Front populaire. A Alger, le jour de la victoire, des femmes voilées lèvent le poing pour marquer leur joie. Mais le bilan réel est maigre. Si l’amnistie annoncée des militants anticolonialistes est tenue, si 18 gouverneurs sont remplacés afin d’humaniser l’administration coloniale, la promesse d’un élargissement de la citoyenneté passe à la trappe. Après avoir tergiversé, le gouvernement propose d’accorder le droit de vote à un nombre restreint de musulmans appartenant à l’élite francisée, soit environ 22 000 Algériens, anciens combattants et diplômés. C’est encore trop pour le lobby colonial, dont l’hostilité au projet de loi est relayée à la Chambre par la droite et les députés radicaux. La réforme est enterrée, provoquant une désillusion profonde chez les militants anticolonialistes : « Sans doute […] la politique de l’égalité des droits et de la promotion sociale des masses populaires n’aurait-elle pas arrêté le processus de l’indépendance de l’Algérie […] mais la politique de l’égalité aurait eu le mérite de rapprocher les habitants de toute origine, d’imbriquer leurs intérêts, de les faire vivre en symbiose, dira plus tard Ferhat Abbas. Ce qui n’aurait pas manqué de créer une communauté d’intérêts, d’a aiblir le racisme et de hâter, pacifiquement, l’avènement d’une République algérienne fraternelle. » (1) Jean Vigreux, professeur à l’université de Bourgogne, vient de publier « Histoire du Front populaire. L’échappée belle » (Tallandier).