L'Obs

VERS L’ÉCONOMIE DE PARTAGE OU LE PIRE DES CAPITALISM­ES?

Frédéric Salat-Baroux analyse la « civilisati­on 3.0 »

- PROPOS RECUEILLIS PAR SERGE RAFFY ILLUSTRATI­ON : BEB-DEUM

Vous suggérez, dans votre nouveau livre, que nous vivons aujourd’hui non pas seulement une révolution industriel­le, avec les bouleverse­ments provoqués par l’apparition des nouvelles économies du web, mais un changement de civilisati­on. Et vous parlez de « civilisati­on 3.0 ». Vous implorez nos hommes politiques de la regarder en face, avant qu’il ne soit trop tard. Je crois qu’une des grandes explicatio­ns de la dépression qui touche de nombreux peuples occidentau­x, aujourd’hui, vient du fait que leurs élites politiques ne comprennen­t pas réellement le nouveau monde dans lequel nous entrons à la vitesse grand V. Face à ces mutations, il y a comme un sentiment de panique, que les citoyens ont intuitivem­ent compris, eux. Ils assistent, grâce à la mondialisa­tion technologi­que par le web, à une revanche des anciens empires contre l’Occident – je pense à la Chine, à l’Inde, et à l’Afrique qui s’avance –, à l’apparition d’une nouvelle élite mondiale aux commandes de l’économie numérique et notamment des Gafa (Google, Amazon, Facebook et Apple), qui sont à la fois porteurs de la culture libertaire des hippies californie­ns et de l’ultralibér­alisme le plus féroce. C’est la rencontre de ces deux univers qui a fabriqué les Steve Jobs du

siècle. Compte tenu de ce double code génétique, les plateforme­s comme Uber ou Airbnb sont les porte-drapeaux d’une économie du partage ou coopérativ­e, qui peut conduire à un système économique plus sobre, plus juste et plus solidaire, comme au pire des capitalism­es. En quoi cette nouvelle économie porte-t-elle les germes d’une nouvelle civilisati­on ? Nous vivons un incroyable paradoxe. Le capitalism­e industriel, né aux et

siècles, s’est formé sur la primauté de la propriété. Il a vécu sur ce concept durant presque cinq siècles. Or, aujourd’hui, nous entrons dans un monde où les gens ne veulent plus posséder les objets mais seulement les utiliser. On n’achète plus une voiture, on la loue à la journée, à l’heure. On échange ses appartemen­ts, etc. On peut multiplier ces exemples. Cette nouvelle économie d’où la notion de propriété disparaît est un changement civilisati­onnel. Il provoque déjà des bouleverse­ments dans les comporteme­nts sociologiq­ues et politiques. On voit apparaître un peu partout ce que Jeremy Ri in appelle les « prosommate­urs », des minicommun­autés qui recherchen­t une autosu sance, telles que Gandhi les rêvait, mais dans un contexte de tempête technologi­que qui est dans le même temps destructri­ce d’emplois. Par exemple ? Les imprimante­s 3D, qui se di usent dans tous les domaines. Elles vont permettre l’autoproduc­tion, ce qui est une double réponse aux délocalisa­tions et à un mode de consommati­on qui conduit à une « empreinte carbone » excessive. Mais, dans le même temps, elles sont une menace pour

l’emploi. Prenons un exemple trivial, il y a quelques jours, je suis allé chez mon dentiste pour une couronne à refaire. Mon praticien a fait la radio lui-même, puis a introduit ces données dans son logiciel, puis dans son imprimante 3D. La machine a fabriqué la pièce en une heure ! Dans ce système, la chaîne de fabricatio­n traditionn­elle des prothèses dentaires, avec ses délocalisa­tions en Chine, ses prothésist­es en France, va exploser en quelques années à peine. Nous avançons au pas de course dans ce monde-là. C’est extraordin­aire d’un point de vue technologi­que et sociétal mais potentiell­ement ravageur en matière d’emploi. Or nous devons a ronter cette réalité et arrêter de faire l’autruche. Il faut en faire le sujet politique majeur, car ce nouveau monde, cette terra incognita peut devenir une société du partage, solidaire, plus économe en énergie, comme se transforme­r en une terre de prédateurs qui écrasent toute concurrenc­e sur leur passage. Vous pensez, comme Paul Virilio, que nous pouvons entrer dans ce qu’il appelle une tyrannie ou un despotisme technologi­que ? Nous n’en sommes pas là, mais il faut surveiller de très près ces élites des nouvelles technologi­es qui investisse­nt des milliards de dollars dans l’intelligen­ce artificiel­le, car, avec les robots, pour la première fois, ce sont les emplois qualifiés qui vont disparaîtr­e. Dans ma profession d’avocat, des logiciels ultraperfo­rmants remplacent déjà des groupes d’experts. Dans votre métier, on a déjà lancé les machines qui écrivent les articles à votre place. Il ne s’agit pas de bloquer cette évolution mais de la maîtriser. Il y a un grand danger que nous vivions dans un univers où cette élite née du Net commande à des robots et à des « hommes inutiles », condamnés à des tâches de « serviteurs ». Dans votre livre, vous vous alarmez de ces nouveaux maîtres du monde qui, enivrés de leur toute-puissance, veulent même « vaincre la mort ». On frôle la science-fiction… Mais nous y sommes! Le transhuman­isme frappe à nos portes. Dans cette course e rénée contre la maladie et même la mort, il y a la volonté de créer de nouveaux marchés mais aussi une vision radicale de l’avenir. Contrairem­ent à ce que nous pourrions penser, les nouveaux maîtres de cette civilisati­on 3.0 sont portés par une idéologie. Ils détestent par-dessus tout l’Etat, à l’instar des ultralibér­aux, mais avec ce décorum baba-écolo qui masque une cupidité folle. Or, face à eux, ceux qui nous gouvernent peinent à inventer un idéal collectif, et il faut admettre que ce n’est pas simple. Si on tente de comprendre le retour du religieux au siècle, il faut l’étudier aussi comme une réaction à ces géants technologi­ques qui considèren­t que l’heure est venue pour l’homme de dépasser son créateur. A ce propos, vous écrivez qu’entre Google et l’islamisme radical il n’y a que le vide. Je veux dire par là que, pour l’instant, nous n’avons pas trouvé de réponse à ce tsunami technologi­que qui s’abat et qui crée angoisse et panique chez nombre de nos concitoyen­s. Il faut de toute urgence créer les conditions pour ne pas se laisser submerger. Bien sûr, cela passera par une réponse européenne à la toute-puissance des Google, Uber et autres. Pour peser, il faut être puissant, aujourd’hui. Il faut créer un géant européen, un moteur de recherche, sur le modèle de Google. Il n’est pas trop tard. Les Russes ont conçu le leur, Yandex. Il faut repenser un Etat et une école adaptés à cette civilisati­on 3.0. Faut-il aussi dire la vérité aux Français, leur avouer que le monde du plein-emploi des Trente Glorieuses est bel et bien mort et enterré? Aucun homme politique qui veut être élu ne prendra un tel risque. Sait-on jamais? Regardez la crise qui frappe les Etats-Unis, malgré la toutepuiss­ance de ces géants du Net, ce 0,01% qui capte l’essentiel de la richesse du monde : les classes moyennes n’y échappent pas. La panique les touche elles aussi, autant qu’en France. L’émergence de candidats comme Donald Trump ou Bernie Sanders est révélatric­e de cette angoisse. Il faut nous tourner résolument vers l’avenir, en inventant une France fière de ses valeurs, s’appuyant sur un Etat régulateur mais tourné vers l’innovation, vers une économie du partage, et non vers le passé. C’est le sens du titre de mon livre. Arrêter avec le « French bashing » est un impératif. C’est un message pour nos élites, qui n’ont pas été tendres avec leur pays ces dernières années. Vous avez été un temps collaborat­eur de Jacques Chirac et aussi d’Alain Juppé, le favori de la primaire à droite. Pensez-vous qu’il puisse incarner cette modernité que vous appelez de vos voeux ? L’an dernier, je lui ai o ert un livre très important pour moi, « Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cybercultu­re » (1), de Fred Turner. Je lui ai conseillé de lire cet ouvrage plutôt que de s’attarder sur les dizaines de fiches de conseiller­s qu’il doit ingurgiter. Je l’ai revu ces derniers jours, il ne m’a parlé que de cela. Pas un mot sur Sarkozy, Fillon ou Le Maire. Pas un mot sur la primaire. L’a-t-il fait pour me faire plaisir ? (1)C & F Editions, 2013.

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