L'Obs

GRAND ÉCRAN Nicolas Winding Refn, un cinéaste qui a le démon

Dyslexique et daltonien, le cinéaste de “Drive” a divisé la Croisette avec “The Neon Demon”, un film d’horreur, de cannibalis­me et de nécrophili­e. Il s’explique

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS FORESTIER

Bio Né en 1970 au Danemark, élevé aux Etats-Unis, Nicolas Winding Refn a débuté avec « Pusher » (1996), puis est devenu célèbre avec « Drive », en 2011, prix de la mise en scène à Cannes. Son prochain film ? De la science-fiction, dit-on.

Admirable ou détestable ? Chef-d’oeuvre ou nanar ? A Cannes, les noms d’oiseaux ont fusé, selon que le critique était pour et le chroniqueu­r contre. Il y en a qui mettent des étoiles, et d’autres, des pains. Le cas de Nicolas Winding Refn a toujours été chaud. Avec « The Neon Demon », son nouveau film, le Danois fait fort : situé dans le milieu de la mode de L.A., le récit est une lointaine adaptation de la légende de la baronne sanglante, Elisabeth Báthory, qui, au siècle, se baignait dans le sang de ses victimes. Il imagine une jeune provincial­e vierge (jouée par Elle Fanning) qui débarque à Hollywood, cherche un job, est choisie comme égérie d’un célèbre couturier, au grand dam des autres top models, qui haïssent cette beauté sans tache. S’ensuivent des péripéties hallucinan­tes : assassinat, cannibalis­me, et – du jamais vu au cinéma ! – une scène démente de nécrophili­e lesbienne ! Vous avez bien lu : on voit une dame faire des galipettes avec le cadavre d’une autre, recousue après une autopsie. Mazette ! C’est glaçant. Ainsi, pendant deux heures, Nicolas Winding Refn cadre des images soigneusem­ent composées, impose un rythme étiré, demande à ses acteurs de jouer lentement, laisse les silences s’installer et ignore totalement la fluidité du cinématogr­aphe. Chaque scène se fige sur elle-même, comme jadis dans les films de Robert Bresson. Soit on s’abandonne, soit on s’exaspère. Mais, incontesta­blement, le cinéaste a un univers.

Enfant profondéme­nt dyslexique et daltonien – il a toujours du mal à lire un scénario et ne distingue pas les couleurs du Technicolo­r –, il s’est tourné vers le cinéma, sans savoir en faire. Il a appris sur le tas, caméra au poing et magnéto en bandoulièr­e. En 1996, il signe « Pusher », un petit film sale et agressif. Le manque d’argent le contraint à tourner « Pusher 2 » et « Pusher 3 », pour payer ses dettes. Puis il impose son style, contemplat­if et distant, dans « Bronson » (2008), « le Guerrier silencieux » (2009). Avec « Drive » (2011), polar survolté, il connaît le succès, immédiatem­ent contredit par « Only God Forgives » (2013), étrange méditation sur la rédemption par le crime, à Bangkok. Visiblemen­t, ce qui préoccupe le cinéaste, c’est la possibilit­é d’une vie de l’esprit, d’une existence cosmique, d’un dieu malveillan­t. Il panache la poésie et la brutalité, la plasticité pure et le sang. Fasciné par le cinéma de genre, les films de la trash culture, le réalisateu­r a jadis été sollicité pour faire une série d’après la bande dessinée « Barbarella » et mettre en scène une version du Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson. Projets avortés, hélas. Car le cinéaste aurait peut-être insu é dans ces sujets rebattus une âme nouvelle. Il aime choquer, remettre en question le statut de l’oeuvre artistique : communier dans une admiration béate, fraternell­e, ce n’est pas pour lui. Son credo : tout art authentiqu­e est là pour cliver, faire jaillir des cris d’opposition, des protestati­ons. Il n’y a pas de production artistique sans beuglement­s. Sinon, ditil, on ne fait que consommer. Cette digestion, a rme-t-il, est le signe d’un art dévalué, appauvri, lessivé. L’entente est mielleuse, la polémique nécessaire. L’art doit susciter le refus, le rejet, le déplaisir, voire le dégoût comme cette scène de Buñuel où un rasoir tranche un oeil. Nicolas Winding Refn rêve d’enflammer les écrans : il y a aussi un oeil qui provoque un haut-le-coeur, dans son film. « The Neon Demon » est, sans doute, son oeuvre la plus personnell­e. Art ou essai ? A vous de voir.

Vous vous attendiez à un accueil aussi tranché ? Rien ne m’étonne, dans ce domaine. D’ailleurs, cela prouve que le film touche un nerf. Par chance, je suis blindé. On me reproche, de façon superficie­lle, de faire un cinéma lent. Mais nos réactions, en tant que spectateur­s, sont devenues plus vives, plus rapides, et ce contraste avec la lenteur du film est intéressan­t. Il crée une réceptivit­é supérieure. Je suis content de provoquer des réactions aussi tranchées. Pourquoi avoir choisi cette façon de filmer, très contemplat­ive ? Je suis très intéressé par les films statiques. L’immobilité me permet de mieux contrôler l’image, en faire quelque chose de simple, d’épuré. Ce qui donne de la force. C’est pour cette raison que les cinéastes ont constammen­t recours au gros plan, qui est une figure de style statique, mais qui donne une ponctuatio­n. Le plan fixe permet aussi la complexité des émotions. Celles-ci insufflent de la vie à une image qui, sans elles, resterait morte. C’est cela qui m’intéresse : j’ai donc filmé « The Neon Demon » comme un magazine de mode, et je tourne les pages sur papier glacé. Mais, sous le glaçage, il y a un monde barbare. Cette froideur s’oppose à la violence incroyable du scénario… Le contraste crée la dramaturgi­e ; le silence est plus puissant que les accidents de voiture ou les batailles rangées. C’est ça, l’essence de la mise en scène. Vous redonnez une significat­ion à la notion de cadre, qui, dans le cinéma moderne, a tendance à devenir flottant, voire à disparaîtr­e… Oui, les films sont recadrés pour la télé ou même pour le cinéma. Le cadre, qui est une figure essentiell­e de l’image – animée ou pas – est en train de devenir secondaire. Notamment dans les films en réalité virtuelle. Moi, je travaille très soigneusem­ent le cadre : tout ce qui existe dans ce cadre m’appartient, fait partie de l’oeuvre, même si c’est accidentel. Quand je compose une image, je commence par regarder le bas. Un peintre accorde autant d’attention aux chaussures qu’au chapeau. La plupart du temps, au cinéma, aujourd’hui, le bas de l’écran n’est pas défini. La base est coupée, ou laissée pendante. L’oeil va spontanéme­nt vers le centre ou la partie supérieure. Mais le bas fait exister le haut. Je travaille très soigneusem­ent ce point. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’histoire de « The Neon Demon » ? J’ai envie de faire un film d’horreur depuis longtemps. Quand j’ai débuté dans le cinéma, je ne savais rien faire. J’avais donc toute liberté, je marchais sur l’eau. Et puis j’ai commencé à maîtriser les choses. Comme je suis dyslexique, le seul point de référence était en moi : le canevas m’était entièremen­t personnel. Tout devait me ramener à moi-même. C’est une forme de fétichisme, au fond. Si je ne deviens pas le meilleur metteur en scène du monde, du moins, me suis-je dit, je serai le meilleur dans mon genre. « Bronson » était la mise en forme de cette ambition. Puis est venu « Drive », qui était l’expression de ma fascinatio­n pour la virilité. Dès lors, mon problème est devenu très vif : j’ai eu l’impression que je ne pouvais que me répéter, que j’avais tout dit. J’ai donc décidé de me réincarner en jeune fille de 16 ans : c’est l’héroïne de « The Neon Demon ». Elle est la continuati­on, aussi, des personnage­s de mes autres films : aucun n’est de cette Terre. Ce sont tous des hors-venus.

D’où Elisabeth Báthory ? La légende de la baronne sanglante n’est qu’un point de départ. La vraie source d’inspiratio­n, c’est « Une étoile est née »… La fille-qui-arrive-enville-avec-l’espoir-de-devenir-célèbre, c’est un genre cinématogr­aphique en soi, comme le polar de prison ou le western mexicain. Vient se greffer là-dessus l’obsession de la beauté, qui est omniprésen­te dans notre société. C’est une obsession monstrueus­e, qui grandit chaque jour. Les laids n’ont plus le droit d’exister. Quelles sont vos références cinématogr­aphiques ? Il y en a trois. Mon film favori, c’est « Massacre à la tronçonneu­se ». Je le connais par coeur. Et puis il y a « Night Tide » (« Marée nocturne »), un film de Curtis Harrington qui date de 1961, dans lequel Dennis Hopper tombe amoureux d’une sirène. C’est un conte de fées un peu fantastiqu­e. J’aime aussi « la Vallée des poupées » de Mark Robson (1967), qui montre un monde parfaiteme­nt factice.

Que des films de série B… J’apprécie le côté kitsch, le mélange des genres, entre mélodrame, fantastiqu­e, horreur, pulps… Il y a un côté naïf dans tout ça, une certaine fraîcheur. C’est grâce à ces films que j’ai voulu devenir réalisateu­r. Et, comme source d’inspiratio­n, j’écoute la

“Je suis content de provoquer des réactions aussi tranchées.”

musique de Giorgio Moroder ou du disco des années 1970. Je note tout sur des fiches, que je classe ensuite. C’est ainsi que j’écris mes scénarios.

Depuis votre premier, « Pusher » ? Non. Le premier, je l’ai fait à l’arrache, comme ça venait. Pour les suivants, j’ai commencé à mettre en place cette méthode des fiches. J’ai mis de l’ordre dans ma tête. Et j’ai renversé l’ordre des priorités : je ne me demande plus ce que je peux faire pour améliorer un film, mais ce que ce film peut faire pour m’améliorer, moi. Je me soumets au film, qui prend vie devant moi. Une fois que le processus est lancé, je deviens le maître d’oeuvre, le contrôleur total. Je suis un dictateur, sur le plateau. Vous avez une carrière en dents de scie : un succès, comme « Drive », un flop, comme « Only God Forgives ». A chaque fois, vous surprenez. On m’a proposé beaucoup d’argent pour faire « Drive 2 », évidemment. J’ai refusé et j’ai choisi un sujet aussi éloigné que possible. On m’o re des choses de cet ordre ? Je file aux antipodes.

Pourquoi ne pas céder aux sirènes de Hollywood ? Hollywood a un énorme pouvoir de séduction. Mais j’ai un défaut : je ne tolère aucun frein, aucune interventi­on, dans ma démarche artistique. Que l’obstacle soit d’ordre financier, personnel ou structurel, il doit disparaîtr­e. J’ai une mentalité de guerrier. Pour moi, le cinéma est l’expression d’un projet personnel, et non un médium pour communique­r avec le public. Jamais Hollywood ne me laissera faire ce que je veux. Imaginez que j’aie dit aux producteur­s hollywoodi­ens : je veux faire un film d’horreur sur une jeune fille de 16 ans, et cette adolescent­e, c’est moi… Ils m’auraient claqué la porte au nez. Vous êtes dyslexique, comment avezvous surmonté ce handicap ? Par le cinéma. La caméra a été ma planche de salut. Une fois que j’ai décidé de devenir réalisateu­r, plus rien d’autre n’a existé dans mon horizon. J’ai mis toute ma volonté, toutes mes ressources à surmonter la di culté. Et, du coup, j’ai forgé mon propre style, mes thèmes de prédilecti­on, ma façon de voir les choses. La dyslexie a ecte chaque parcelle de votre vie, mais je la considère comme un don, un passeport pour sortir de la norme. C’est la condition pour sortir du moule. Mon handicap est devenu ma force. Le cinéma m’a fait renaître, et j’ai réinventé le cinéma à ma mesure. « The Neon Demon », par Nicolas Winding Refn, en salles le 8 juin.

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Elle Fanning interprète l’héroïne, une jeune fille de 16 ans. « Elle est la continuati­on des personnage­s de mes autres films : aucun n’est de cette Terre », selon le réalisateu­r.
 ??  ?? Nicolas Winding Refn et Elle Fanning, l’actrice principale, sur le tournage.
Nicolas Winding Refn et Elle Fanning, l’actrice principale, sur le tournage.
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 ??  ?? Le très viril Ryan Gosling dans « Drive » (2011).
Le très viril Ryan Gosling dans « Drive » (2011).

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