MEXIQUE Crimes d’Etat, cris de mères
Débordées par la violence, les autorités mexicaines se débarrassent des victimes assassinées en les entassant secrètement dans des fosses communes. Les mères se sont organisées pour exhumer les corps
Il fait encore nuit noire, ce lundi 23 mai, lorsqu’ils arrivent par petits groupes au cimetière de Tetelcingo. Sur le sentier, quelques journalistes troublent le silence, mais eux se taisent. Ils ont rendez-vous avec leurs proches. Leurs disparus. La fosse commune est un peu plus loin, signalée par la lumière crue des phares de la police et des projecteurs de télé. Aux abords, une foule se masse et observe un prêtre bénir le bout de terre de 6 mètres carrés. A ses côtés, des mères aux yeux cernés, le visage profondément marqué. Tout autour, une centaine de policiers armés jusqu’aux dents… L’événement est historique : cette fosse clandestine où s’entassent 116 cadavres, ce ne sont pas les narcotrafiquants qui l’ont creusée. C’est l’Etat. L’Etat, « démasqué par les familles et forcé de suivre la procédure qu’elles lui ont imposée », explique Carolina Robledo, une sociologue qui étudie les disparitions au Mexique depuis dix ans. En somme, de reconnaître son crime, de présenter ses excuses et de procéder à l’exhumation des « disparus » sous la surveillance des légistes de l’université de Morelos.
Débordé par la violence, indifférent à l’Etat de droit ou tout simplement corrompu, l’Etat mexicain se débarrasse trop souvent des victimes de crimes de la plus ignoble des façons : en les entassant dans des fosses communes dont il ne signale même pas l’existence à la population. « La fosse illégale de Tetelcingo est le symbole de la collusion de l’Etat et du crime organisé », affirme Alejandro Vera, le recteur de l’université de Morelos. Un problème massif à l’échelle du pays : le Mexique compte près de 30 000 desaparecidos, des victimes des cartels, des gangs ou de la police dont on a perdu toute trace. Où les morts sont-ils enterrés ? Pourquoi sont-ils si nombreux à être jetés comme des chiens dans des fosses communes anonymes ? Comme souvent en Amérique latine, ce sont les femmes qui exigent une réponse. Des mères venues des quatre coins du Mexique, parfois organisées en brigades. Des femmes qui, ce matin à Tetelcingo, écoutent, muettes, un texte imaginaire et glaçant.
« Cette lettre, ce n’est pas moi qui vous la lis, c’est mon fils Oliver, commence Maria Concepcion Hernandez, 55 ans, une petite femme aux cheveux courts et au visage doux, droite comme un I. Demain, cela fera trois ans que des gens sans scrupule m’ont privé de ma liberté puis de ma vie. Le ministère public m’a jeté dans cette fosse clandestine alors que nos familles vivaient l’angoisse de ne pas savoir ce qu’il nous était arrivé, le désespoir de ne plus nous voir, l’impuissance de ne pas pouvoir nous défendre, et la colère. Je demande la justice. J’exige la justice. » Maria Concepcion pleure, sa soeur Amalia s’empare du micro et poursuit d’une voix énergique : « Au nom d’Oliver, au nom des familles qui sont là aujourd’hui, anxieuses de savoir si leurs enfants sont dans cette fosse, j’aimerais qu’il y ait un avant et un après, que cela constitue un espoir au sujet de toutes les fosses du pays. »
Cette « réussite » (personne ne parle de victoire), la famille d’Oliver l’a arrachée au gouvernement. La semaine dernière encore, le procureur régional portait plainte contre Maria Concepcion pour sabotage, l’accusant d’avoir pénétré illégalement dans le périmètre de la fosse. Faute de preuve, la plainte a été retirée quelques jours après. Maria avance, mais tout, dans la disparition d’Oliver comme dans celle de milliers d’autres victimes, reste nébuleux, sans motif apparent.
Oliver avait 34 ans et un petit commerce où l’on venait acheter du poulet. Le 24 mai 2013, une camionnette l’emporte, et le rideau de fer du local reste ouvert, taché de sang. Son corps est retrouvé, méconnaissable. « Il faut nous le laisser pour faire de plus amples tests d’ADN », explique le bureau du procureur à la famille. Les mois passent, le corps ne sera jamais rendu. La mère et la tante lancent leurs propres recherches : Oliver n’est plus à la morgue. Les fonctionnaires finissent par admettre qu’il est dans une fosse. De nouveaux longs mois s’écoulent, elles insistent et obtiennent une exhumation. Et là, surprise : le corps d’Oliver se trouve sous une centaine d’autres cadavres. Pour les deux femmes, c’est un signe : sa mort ne sera pas vaine, leurs recherches serviront à d’autres familles, elles exposeront une pratique criminelle d’Etat.
Des témoins ont assisté à l’enlèvement d’Oliver, mais cela n’a pas été le cas pour Israel Hernandez, un ouvrier disparu le 24 juillet 2012. Il y a eu des demandes de rançon, puis plus rien, sans explication. Viridiana Morales Rodriguez, elle, a disparu en août 2012 après être partie faire du camping avec son mari. Seul le corps de ce dernier a été retrouvé dans une rivière. De Viridiana, 21 ans, aucune trace, aucune piste à remonter. Toutes les victimes ne sont pas mexicaines : Olivier Tschumi, un Suisse expatrié, a été enlevé à Cuernavaca, la capitale de l’Etat de Morelos, en 2010. Plus de nouvelles depuis le paiement de la rançon. Silence radio également pour la Française Ludivine Barbier Cazares, dont le mari franco-mexicain, Rodolfo Cazares, a été enlevé en 2011 à Matamoros, dans le nord-est du pays. Seul indice, les ravisseurs seraient du Cartel du Golfe, des narcotrafiquants.
Pour ces familles, la découverte de fosses comme celle de Tetelcingo est souvent le dernier espoir de retrouver leurs proches. Et de marteler inlassablement les mêmes questions, que résume l’avocat de Maria Concepcion, David Marroquín : « Les fonctionnaires sont-ils ineptes, corrompus, membres du crime organisé ? Couvrent-ils des crimes, ou ont-ils juste la flemme d’enquêter ? Est-ce simplement parce que les morgues sont saturées ? » Cette fois, deux ans après la découverte de la fosse de Tetelcingo, des experts légistes sont venus avec leurs combinaisons blanches, leurs masques et leurs outils. Les activistes sont là aussi, et les politiques. Rien ne manque. Sauf peut-être l’essentiel, lâche la tante d’Oliver : « L’engagement réel de l’Etat à réparer son erreur. »
La première journée d’exhumation est kafkaïenne, à l’image du cauchemar que vivent ces familles. Après la messe du petit matin, rien ne se passe comme prévu. Les policiers restreignent de plus en plus le périmètre et recouvrent la fosse d’une bâche. L’opération devait être transparente, c’est raté. La pelle mécanique est trop grosse, elle risquerait d’endommager les preuves, il en faut une plus petite. Et pendant ce temps-là, les experts ne travaillent pas. « Ils ne cherchent pas les coupables pour ne pas se trouver eux-mêmes », s’exaspère Maria Herrera, 66 ans, venue du Michoacán dans l’espoir de retrouver l’un de ses quatre enfants disparus, et pour soutenir les autres mères en tant que fondatrice de l’association Familles en Recherche. Après six heures d’inaction sous un soleil de plomb, les mères exaspérées menacent d’exhumer les corps elles-mêmes à mains nues. Plusieurs d’entre elles se sont formées aux techniques médico-légales et ont l’habitude. Elles parcourent le pays comme des âmes en peine et creusent chaque piste, littéralement.
Remous parmi les forces de l’ordre. Les policiers s’emparent de leurs boucliers antiémeute ; le bourdonnement des drones qui filment en surplomb accentue la tension. Puis, juste avant que les nerfs ne lâchent, le
“Les fonctionnaires couvrent-ils des crimes ou ont-ils juste la flemme d’enquêter ?”
procureur Javier Perez Duron débarque : « Veuillez nous excuser de ces ratés, nous reconnaissons nos erreurs », lance-t-il à l’assistance, chauffée à blanc. Un progrès. « Le discours officiel de l’Etat mexicain consiste à dire : “Nous sommes dans une lutte acharnée contre les narcos”, mais la réalité c’est que l’Etat participe aux crimes », accusait quelques jours plus tôt Jimena Reyes, responsable du bureau des Amériques de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH). Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que certains parlent de « narco-Etat », désignant une même entité revêtant deux habits différents, le costume ministériel et le treillis pour régler les affaires sales.
Ce 23 mai, après les excuses du procureur, l’exhumation commence enfin. Mais à la fin de la journée, alors que l’orage a éclaté et que le jour décline, les experts annoncent qu’ils ont creusé au mauvais endroit ! La fosse se trouve en réalité sur la zone où se tenaient les familles et les journalistes durant la cérémonie religieuse. Ce n’est que le lendemain qu’un corps sera enfin exhumé, premier d’un processus qui doit durer au moins une semaine. Au milieu de la confusion, quelques lueurs d’espoir se sont allumées. Rufina Vazquez, 68 ans, son petit-fils dans les bras, parvient à sourire : « Je veux trouver Omar. Il avait 30 ans, il était peintre et vivait avec moi. Un jour, en 2012, il est sorti et n’est jamais revenu. » Rufina a vu la nouvelle de l’exhumation aux infos de 7 heures, ce matin, elle a décidé spontanément de se rendre au village. Pour la première fois, un docteur prélève une goutte de sang sur le bout de son doigt avec du papier FTA pour procéder à un test ADN, expliquant à Rufina qu’il sera comparé à celui des corps exhumés.
Ce programme ADN, tout comme les ambulances, les outils des légistes ou les tentes sont fournis par l’université de Morelos. « Comme l’Etat est juge et partie, nous sommes présents pour contrôler l’exhumation et fournir l’assistance que nous pouvons, explique le recteur Vera. Ce n’est pas notre rôle, mais comme l’Etat de Morelos ne joue pas le sien, les victimes ne savent plus vers qui se tourner. » Au passage, il rappelle des chiffres de criminalité qui donnent froid dans le dos : « Dans cet Etat, on dénombre officiellement 76 homicides, 8 enlèvements et 35 viols par mois en moyenne… »
Le soleil se couche sur la fosse, seules resteront les banderoles accrochées par les mères. Sur la première, on lit : « Nos enfants ont disparu, tu vas attendre que cela t’arrive ? » Malgré une journée éprouvante, les femmes ont obtenu que l’Etat déterre les corps qu’il avait enfouis. Un tour de force, elles l’espèrent, qui se répétera dans tout le pays. « Je ne cherche pas mes fils de sang, je cherche tous les enfants qui manquent dans nos maisons », lâche Maria Herrera, la mère venue de Michoacán. Sur la deuxième banderole, un poème d’Octavio Paz semble lui faire écho : « Pour que je puisse être il me faut être autre, sortir de moi-même, me chercher parmi les autres, les autres qui ne sont pas si moi je n’existe pas. »