On ne peut pas réformer un pays coupé en deux
Pour Pierre Ferracci, qui conseille les comités d’entreprise CGT et CFE-CGC, la fracture syndicale autour de la loi travail n’est pas source de “clarification” entre deux gauches, mais garantie d’échec pour le pouvoir
Comment analysez-vous le bras de fer qui oppose la CGT au gouvernement ? On a tendance à tout mettre sur le dos de la CGT, mais n’oublions pas que quatre syndicats – la CGT, FO, Solidaires, la FSU – sur huit sont aujourd’hui dans la rue et qu’ils sont, pour l’instant, majoritaires. Développer la négociation d’entreprise est nécessaire, mais il n’y a pas besoin d’inverser la hiérarchie des normes. Celleci revient à donner aux accords conclus dans les entreprises la primauté sur les accords signés dans les branches professionnelles, même s’ils sont moins favorables, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent, sauf à de rares exceptions.
Dès le départ avec ce projet de loi travail, il aurait fallu définir le périmètre de la négociation, trouver un rapport de force équilibré entre les syndicats et le patronat. Cette loi, née dans la confusion, est devenue, pour beaucoup, illisible. Le gouvernement a fait
l’erreur d’entretenir des relations privilégiées avec un syndicat, la CFDT, sans chercher à développer une relation symétrique avec la CGT. Cette tendance n’était pas aussi évidente avec JeanMarc Ayrault. Elle s’est accentuée avec Manuel Valls, au point que FO et CGT se retrouvent main dans la main. J’avais pourtant mis en garde François Hollande contre ce risque pendant la primaire socialiste. N’est-ce pas illusoire de penser que l’on peut réformer avec la CGT ? Ce conflit n’est-il pas l’occasion d’une clarification du paysage syndical, comme il y a une clarification entre deux gauches, une gauche de gouvernement et une gauche radicale ? On a tort de faire ce parallèle et de dire qu’il y aurait une CFDT capable d’accompagner le changement et une CGT complètement opposée. C’est une lecture qui consterne même une partie du patronat! On ne peut pas lire le mouvement syndical comme un mouvement politique. Chaque année, 36000 accords d’entreprise sont validés. La CGT en signe 85% là où elle est présente, la CFDT, 94%, et FO, 90%. Sur le terrain, la CGT est donc beaucoup plus ouverte à la négociation qu’on veut bien le dire. Il n’y a pas tant de différences entre un militant CGT et un militant CFDT confrontés à un plan social. Au niveau national, on peut avoir l’impression que JeanClaude Mailly et Philippe Martinez sont opposés au gouvernement et à la CFDT, mais dans l’entreprise, c’est très différent. De toute façon, on ne peut pas réformer un pays coupé en deux, avec quatre syndicats pour et quatre syndicats contre. Ce conflit n’est-il pas l’occasion pour Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, de redonner des couleurs à sa centrale, traversée par une crise profonde depuis la succession ratée de Bernard Thibault, en 2013, puis la démission en cours de mandat de Thierry Lepaon, l’année dernière ? De ce point de vue, le Premier ministre est le meilleur agent électoral de la CGT. Il lui a déroulé le tapis rouge, en créant toutes les conditions pour que l’on en arrive là où l’on en est aujourd’hui. Mais Philippe Martinez est confronté à un grand nombre de défis. Au congrès de la CGT, en avril dernier à Marseille, qu’il a géré habilement après avoir pris le pouls de ses fédérations, il a eu 30% d’opposition et 9% à 10% d’abstention. Un score historique. Une radicalité s’est exprimée. Mais une partie de la CGT reste favorable aux réformes et à la négociation. Il doit donc s’affirmer, gérer une minorité importante et clarifier la ligne de la CGT. Doitelle travailler avec la CFDT, comme le préconisaient Louis Viannet [secrétaire général de la CGT de 1992 à 1999, NDLR] et son successeur Bernard Thibault dans la logique du « syndicalisme rassemblé » ? Il y a un vrai débat au sein de la CGT sur cette question essentielle. Philippe Martinez se retrouve face à une équation stratégique qu’il va devoir clarifier le plus vite possible, mais je pense qu’il sortira renforcé du conflit actuel. Quelles solutions préconisez-vous pour sortir de ce conflit social ? Il faut trouver un compromis équilibré, pas un consensus mou. Il existe deux éléments de sortie de crise. Le premier serait de régénérer le compte personnel d’activité (CPA), inscrit dans la loi travail, destiné à sécuriser le parcours professionnel des personnes, notamment celles qui alternent périodes d’activité et de recherche d’emploi, sans qu’elles perdent leurs droits. La CGT demande depuis longtemps cette « sécurité sociale professionnelle ». Il suffirait de redonner un peu plus de vigueur à ce dispositif qui en manque cruellement, en convainquant le patronat. Là n’est pas le moindre piège. Mais l’Etat peut jouer son rôle de régulateur.
Le second serait de corriger l’article 2 de la loi travail, qui porte sur l’inversion de la hiérarchie des normes, sans désavouer la CFDT. Le texte consacre l’accord d’entreprise. Mais dans le modèle allemand, souvent cité en exemple, c’est l’accord de branche qui est structurant. Le vrai problème, c’est qu’il y a en France 700 branches professionnelles, contre une cinquantaine en Allemagne. Le projet est d’en réduire le nombre à 200 sur trois ans. C’est possible : on a bien réduit drastiquement le nombre des organismes de financement de la formation professionnelle (OPCA), sujet hautement sensible. Alors nettoyons les branches, et vite, tout en développant le dialogue social dans l’entreprise, en privilégiant l’accord majoritaire plutôt que la pratique du référendum. La désyndicalisation des salariés n’est-elle pas un obstacle ? Selon une récente étude de la Dares (1), 11% des salariés adhèrent à une organisation syndicale, 8% dans le secteur privé. Mais ils ne sont que 16% à 17% en Allemagne, souvent citée en exemple, très loin derrière les Belges, les Scandinaves et les Italiens où le taux de syndicalisation atteint 35%. Le gouvernement doit réfléchir à la conduite du changement : soit il fait confiance aux syndicats – et les élections sont le juge de paix –, soit il ne leur fait pas confiance et il facilite le recours au référendum dans l’entreprise. Il faut aller au bout de la logique de l’accord majoritaire, même si certains y voient une source de blocage.
Permettre à un syndicat minoritaire à hauteur de 30% de recourir au référendum est perçu comme un objet de contournement des syndicats majoritaires. Philippe Martinez, comme JeanClaude Mailly, considère que, parfois, le rapport de force est tellement déséquilibré dans l’entreprise que les salariés peuvent se faire retourner par leur direction. La droite veut aller encore plus loin en autorisant, dès le premier tour des élections dans l’entreprise, d’autres candidats que ceux issus des syndicats représentatifs, dont la légitimité a été pourtant renforcée par la loi de 2008, sous Nicolas Sarkozy. La surenchère verbale entre Manuel Valls et Philippe Martinez vous inquiète-t-elle ? Le seul point commun qui demeure entre eux, c’est qu’ils sont, l’un et l’autre, supporters du Barça, le FC Barcelone! Il est donc urgent de renouer le dialogue car l’Euro approche… Quels conseils donneriez-vous à François Hollande ? Un gouvernement qui se veut socialdémocrate a tout intérêt à disposer d’un mouvement syndical rassemblé. Il faut que le président de la République reprenne la main. Dans les institutions de la Ve République, il est la clé de tout. Il se doit de prendre la parole, de s’adresser à tous, en essayant de rassembler. Ne pas courroucer la CFDT et ramener FO et la CGT à la table des négociations ne sera pas facile. Mais François Hollande peut se grandir s’il trouve une façon de répondre à la rue sans désavouer la CFDT. (1) « La Syndicalisation en France », analyses de mai 2016, Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares), dépendant du ministère du Travail.