L'Obs

DAECH EST IL L’ENFANT DE L’ARABIE SAOUDITE ?

Quelle responsabi­lité porte la monarchie wahhabite dans la fabricatio­n du djihadisme ? “L’Obs” a réuni les deux experts Stéphane Lacroix et Nabil Mouline lors des Rendez-vous de l’Histoire du Monde arabe à l’IMA

- PROPOS RECUEILLIS PAR SARA DANIEL ET MARIE LEMONNIER ILLUSTRATI­ONS : CHLOÉ POIZAT

« Salafisme », « wahhabisme », « djihadisme », on emploie souvent ces termes de manière très approximat­ive. Quelles définition­s en donnezvous ? Stéphane Lacroix Le salafisme et le wahhabisme ont en commun d’être des projets de purificati­on de l’islam sunnite par un retour à l’orthodoxie définie selon les termes de la théologie hanbalite, c’est-à-dire l’école

la plus rigoriste de l’islam. Cela se traduit par une stigmatisa­tion de l’islam populaire, encore très majoritair­e dans le monde arabe voici seulement cinquante ans, ainsi que par une franche hostilité à l’égard des chiites et des soufis. Les salafistes et les wahhabites leur reprochent de remettre en cause le principe d’unicité divine, le Tawhid, par l’adoration d’autres entités que Dieu, comme les saints.

La di érence entre les deux, c’est que le wahhabisme est lié à l’histoire particuliè­re de l’Arabie saoudite et se trouve conditionn­é par le pacte entre les tenants de la doctrine religieuse, les ulémas, et le pouvoir politique saoudien. Ce système bicéphale, où chaque sphère, religieuse et politique, possède son autonomie, impose un certain nombre de concession­s. Les salafistes, eux, sont en quelque sorte des wahhabites détachés de cette alliance. Nabil Mouline Je ne souscris pas totalement à ce qui vient d’être dit, car à partir de 1929, wahhabisme et salafisme, c’est la même chose. Le roi Abdelaziz al-Saoud, à l’occasion du pèlerinage à La Mecque, déclare cette année-là qu’il faut désormais appeler les Saoudiens des « salafistes », en tant qu’ils sont les dépositair­es de la « seule vraie religion » et qu’ils appliquent l’orthodoxie et l’orthopraxi­e prônées par les pieux ancêtres des trois premières génération­s de musulmans, les salafs. Il fait ainsi une OPA sur la dénominati­on « salafisme », qui avait une connotatio­n très positive à l’époque, notamment grâce aux orientalis­tes, contrairem­ent au wahhabisme, qui était vu comme un extrémisme dès le

siècle. Le roi Abdelaziz fait donc du branding pour remodeler l’image du wahhabisme, qui devient la religion o cielle du nouvel Etat saoudien après la conquête des deux lieux saints de l’islam en 1925-1926. Il embauche des communican­ts indiens, irakiens, syriens, égyptiens, pour en faire la publicité. S. Lacroix Nous sommes fondamenta­lement d’accord. Les wahhabites ont essayé de capter symbolique­ment la puissance du salafisme. Mais, à partir des années 1960 et 1970, le salafisme échappe très largement à l’Arabie saoudite en s’émancipant. Il devient un phénomène en soi, qui va se décliner au pluriel – il y a en gros les salafismes piétiste, politisé et djihadiste –, mais qui ne souscrit pas nécessaire­ment au postulat wahhabite de la loyauté à la monarchie saoudienne.

Le djihadisme, lui, appartient à une histoire distincte. C’est celle d’un projet politique révolution­naire qui est une prolongati­on du projet des Frères musulmans, apparu en 1928 dans l’Egypte coloniale, et dont le but est de recréer le califat. La démarche de la confrérie est avant tout politique et réformiste. Les salafistes reprochent d’ailleurs aux Frères d’être beaucoup trop indi érents aux questions de pureté théo- logique. Dans les années 1950 apparaît ensuite au sein du mouvement frériste une branche révolution­naire, dont le principal théoricien est Sayyid Qutb, et qui prône le renverseme­nt d’Etats considérés comme mécréants pour les remplacer par des Etats islamiques. C’est l’origine du djihadisme. Quand ces doctrines vont-elles se croiser ? Autrement dit, quand la salafisati­on du djihadisme se produit-elle ? N. Mouline D’un point de vue textuel, elle démarre dès le début des années 1960, quand des idéologues djihadiste­s cherchent à inscrire leur action et leur pratique dans une tradition séculaire et commencent à s’intéresser aux ulémas hanbalites des et

siècles, puis aux écrits exclusivis­tes wahhabites. Je veux à cet égard souligner que le wahhabisme, qu’on présente souvent comme une nouveauté, n’est en réalité qu’une réédition simplifiée du hanbalisme médiéval. Son fondateur, Mohammed Ben Abdelwahha­b (1703-1792), se définit comme hanbalite, en droit et en théologie. La seule rupture se situe sur ce rejet définitif du soufisme et du sunnisme tel qu’il était pratiqué dans le reste du monde musulman. Mais l’hybridatio­n concrète entre la pensée radicale de l’Egyptien Sayyid Qutb et le wahhabisme se produit petit à petit dans les années 1980 et 1990. Cela donne naissance au djihadisme moderne, Al-Qaida puis Daech. Cette fusion complète est visible dans la profession de foi publiée en 2007 par Abou Omar al-Baghdadi, le premier crypto-calife de Daech, alors commandeur des croyants de l’organisati­on Etat islamique d’Irak. Vous avez vous-même évoqué une « politique califale non dite » menée par l’Arabie saoudite. Qu’entendez-vous par là ? N. Mouline Dès le départ, le wahhabisme est conçu comme la seule religion à propager par l’entité politique saoudienne. Mais ce n’est qu’à partir des années 1960 que les Saoudiens y parviennen­t en adoptant une « politique de solidarité islamique », ce que j’appelle une politique califale qui ne dit pas son nom. Dans le contexte de leur guerre froide avec l’Egypte, et pour faire face aux régimes panarabist­es, les Saoudiens vont reprendre et instrument­aliser le projet imaginé par les réformiste­s du siècle de créer une super-nation musulmane capable de s’opposer aux appétits occidentau­x. C’est le « panislamis­me ». L’Arabie saoudite crée ainsi l’université islamique de Médine (1961), la Ligue islamique mondiale (1962), l’Organisati­on de la Conférence islamique (1969) et un certain nombre d’associatio­ns o cielles ou informelle­s. Les Saoudiens multiplien­t les ouvrages, les cassettes, les vidéos, les programmes sur les chaînes satellitai­res et aujourd’hui sur les réseaux sociaux pour imposer le wahhabisme comme la nouvelle orthodoxie de l’islam.

Néanmoins, alors que l’Arabie saoudite mène cette politique « califale », elle n’a pas pour objectif principal de rétablir le califat. Les Saoudiens sont pragmatiqu­es. La propagatio­n du wahhabisme, outre sa dimension purement religieuse, sert des fins politiques. C’est pour eux un soft power, un levier pour acquérir de l’influence. Tandis que pour les Frères musulmans en

“L’existence de l’Etat islamique structure de plus en plus la politique saoudienne.”

général, et les djihadiste­s en particulie­r, le rétablisse­ment du califat est une finalité téléologiq­ue. Beaucoup d’observateu­rs font aujourd’hui de l’Arabie saoudite l’un des principaux bailleurs de fonds et le parrain de nombreux groupes fondamenta­listes et radicaux à travers le monde. Quelle est la part de réalité ou celle de fantasme ? S. Lacroix Cela a été vrai, ça l’est moins. Dans les années 1960 et 1970, l’Arabie saoudite cherche à coopter tout ce que le monde sunnite compte de mouvements islamistes au sein d’une grande internatio­nale organisée autour d’elle. Beaucoup des représenta­nts de ces mouvements vont séjourner longuement en Arabie saoudite. Des Frères musulmans venus d’Egypte et de Syrie s’y rendent par milliers, que l’Arabie tente d’utiliser contre les régimes nationalis­tes arabes. Dans les années 1980, en Afghanista­n, l’Arabie saoudite apporte également son soutien financier à tous les groupes qui se réclament de l’islamisme sunnite. L’ennemi commun, qu’ils partagent avec les Américains, ce sont les Soviétique­s. Mais, dans les années 1990, le pays opère un relatif changement lié aux e ets inattendus de cette internatio­nale islamique. En e et, le mélange, sur son territoire, des Frères musulmans, plus politiques, et des salafistes va donner naissance à une opposition islamiste au pouvoir monarchiqu­e extrêmemen­t véhémente. En particulie­r après 1990, avec l’invasion du Koweït et l’appel lancé par le roi Fahd aux troupes américaine­s pour venir protéger le pays. Cela semble inacceptab­le à une jeune génération de clercs salafistes inspirée par les idées de la branche révolution­naire des Frères musulmans. Ben Laden en est évidemment l’une des manifestat­ions. L’Arabie saoudite va donc graduellem­ent revoir ses stratégies d’alliance, sans s’interdire d’utiliser tel ou tel groupe islamiste lorsque cela est dans son intérêt. Mais elle sort de cette logique de fusion de l’internatio­nale islamique et rompt avec les Frères musulmans, qu’elle va d’ailleurs essayer de renverser partout où elle le peut après le « printemps arabe » de 2013. Que sait-on plus spécifique­ment du financemen­t apporté par les Saoudiens aux groupes présents en Syrie ? S. Lacroix Il y a beaucoup de confusion sur ce sujet. En Syrie, jusqu’en 2014, parce qu’ils ont peur de la concurrenc­e des islamistes, les Saoudiens soutiennen­t essentiell­ement des groupes dits « laïques », qui ne se battent pas sur une base religieuse. Même si demeurent certains financemen­ts privés venant de salafistes politisés, en faveur de Jabhat al-Nosra ou d’autres groupes. Mais l’Etat, lui, est plutôt en phase avec l’Armée syrienne libre. Depuis 2015 cependant, avec l’arrivée de Salmane au pouvoir et le rapprochem­ent avec la Turquie et le Qatar, l’Arabie a adopté une nouvelle ligne du « tous unis contre l’Iran » et soutient un peu plus ouvertemen­t certains groupes islamistes. Son rôle matériel est

cependant tout à fait minime. L’Etat islamique n’en a lui-même pas besoin, puisqu’il est autofinanc­é depuis la fin des années 2000, grâce au système de taxation – ou d’extorsion – qu’il a mis en place, sa grande force consistant à avoir inventé qu’il était un Etat. N. Mouline On ne dispose malheureus­ement pas des factures ! Mais, pour ce qui est de l’organisati­on Etat islamique, je crois surtout que l’Arabie saoudite la perçoit comme un véritable danger pour sa propre existence puisque, pour une fois, un mouvement radical essaie de créer une sorte d’Etat saoudien bis. Les Saoudiens, qui s’estiment être les dépositair­es de la marque « wahhabisme » et « orthodoxie sunnite », se sentent véritablem­ent menacés.

Il y a une compétitio­n entre les deux. N. Mouline Il y a non seulement une compétitio­n, mais une surenchère traditiona­liste à celui qui donnera le plus à voir son respect de l’orthodoxie. On le constate à partir de 2011 et surtout à partir de 2013, quand l’Arabie saoudite resserre les vis de l’alliance avec les ulémas et applique encore plus sévèrement la charia dans l’espace public, ségrégatio­n et châtiments corporels compris. C’est l’une des raisons pour lesquelles on a notamment vu augmenter de manière spectacula­ire le nombre d’exécutions capitales ces trois dernières années. S. Lacroix A cet égard, l’exécution de 47 personnes, dont le cheikh chiite Al-Nimr, en janvier, était un double message. Les Saoudiens ont tué une quarantain­e de djihadiste­s sunnites qui appartenai­ent à AlQaida dans la Péninsule Arabique et qui se trouvaient justement être ceux qui avaient prêté allégeance à l’Etat islamique en prison. C’était un avertissem­ent très clair envoyé à Daech. Ils ont le même jour exécuté trois chiites, de manière à se prémunir contre l’accusation faite par l’Etat islamique d’être vendus aux chiites, qui composent 10% à 15% de la population saoudienne. La réaction iranienne de protestati­on était calculée depuis Riyad. Elle permettait de mettre en scène la rivalité saoudo-iranienne. De même que la guerre au Yémen est une opération symbolique contre Daech, pour montrer que l’Arabie saoudite porte elle aussi secours aux sunnites. L’existence de l’Etat islamique structure ainsi de plus en plus la politique saoudienne, car l’un ne peut pas vivre avec l’autre, tant l’un se prétend être le substitut de l’autre. L’intellectu­el Kamel Daoud a pu déclarer que Daech avait une mère, l’invasion irakienne, et un père, l’Arabie saoudite. Daech est-il en fin de compte l’enfant monstrueux du royaume wahhabite ? N. Mouline A court terme, Daech peut apparaître comme le fils monstrueux de l’Arabie saoudite, et l’Arabie saoudite, comme un Daech qui a réussi et s’est « routinisé ». Mais, si l’on s’inscrit dans la longue histoire arabo-musulmane, on pourrait également y voir la banalité de l’exceptionn­el. Aussi aberrant qu’il nous semble aujourd’hui, Daech est un mouvement messianiqu­e qui s’inspire des méthodes de conquête du pouvoir et des stratégies de légitimati­on d’une bonne partie des mouvements politico-religieux qui ont émergé en terre d’Islam depuis le Moyen Age. Des Daech, le monde musulman en a déjà connu beaucoup.

Objectivem­ent, l’Arabie saoudite n’est pas la créatrice du djihadisme, qui est un phénomène multidimen­sionnel. Mais le wahhabisme prépare le terrain pour un conservati­sme politico-religieux qui est en pleine expansion dans le monde musulman. Et, à cause de sa politique de solidarité islamique et de propagatio­n du wahhabisme, le royaume saoudien a nourri de manière continue le djihadisme. C’est dans le wahhabisme que les djihadiste­s de Daech trouvent la légitimati­on religieuse de leurs actions et de leurs prétention­s. Ces derniers sont en train de s’approprier l’ensemble du corpus wahhabite, qui va de 1740 jusqu’à la mort du mufti Mohammed Ibn Ibrahim en 1969. Après cette période, ils considèren­t que le wahhabisme se compromet avec l’Etat et l’Occident. Ils se positionne­nt par conséquent comme les nouveaux héritiers de cette orthodoxie, de ce « véritable islam », dans l’optique de rétablir le califat et l’unité originelle de l’umma. Sauf que, pour eux, il ne s’agit pas de mettre politique et religieux sur un pied d’égalité, mais de faire en sorte que le religieux prenne définitive­ment le pas sur le politique.

“C’est dans le wahhabisme que les djihadiste­s de Daech trouvent la légitimati­on religieuse de leurs actions.”

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