L'Obs

“LE TERRORISME, À TERME, AFFAIBLIRA DAECH”

Policiers à Magnanvill­e, homosexuel­s à Orlando : les terroriste­s ont frappé les population­s ciblées dans leurs vidéos de propagande, explique ce spécialist­e de l’islam*

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE BOLTANSKI ET SARA DANIEL

Qui est Larossi Abballa ? Y a-t-il des points communs entre le meurtre des deux policiers de Magnanvill­e et la fusillade d’Orlando ? La revendicat­ion de l’assassinat des deux policiers de Magnanvill­e et celle de l’attentat d’Orlando sont issues de la même agence de presse de l’Etat islamique : A’maq alIkhbaria, qui veut dire en arabe « au plus profond de l’informatio­n ». Elle fait référence au web noir, qui échappe à Google. Mais Larossi Abballa, le meurtrier des deux policiers, était, contrairem­ent à Omar Mateen, en contact avec les mouvements djihadiste­s. Il avait été emprisonné pour associatio­n de malfaiteur­s et avait le projet de partir au Pakistan et en Syrie. Il est bien le produit de ce terrorisme réticulair­e (en réseau), théorisé par Abou Moussab alSouri qui, en 2005, dans « Appel à la résistance islamique mondiale », incite les djihadiste­s à tuer dans un espace de proximité. Une consigne qui sera reprise par le porteparol­e de l’EI, Abou Mohammed al-Adnani. L’assassinat du couple de policiers est une mise en oeuvre exacte de ces consignes.

Mais avec cet attentat, la France a franchi un stade supplément­aire dans la menace. Après des cibles indiscrimi­nées (Bataclan), on est revenu à des cibles particuliè­res, comme en janvier : policiers, intellectu­els, journalist­es. Le but est toujours le même pour Daech : cliver encore davantage la société française.

L’opération d’Orlando, elle, n’a pas été commandité­e depuis Raqqa, à ce qu’on sait. L’idéologie du « djihad de troisième génération » a imprégné un individu américain d’ascendance afghane et dont le père semblait soutenir les Talibans. Ce qui est remarquabl­e, c’est cette fusion entre la culture du serial killer américain et la focalisati­on contre les homosexuel­s, déjà présente dans la culture de la Bible Belt américaine, mais dont la traduction en termes « daechiens » a conduit au passage à l’acte. Car l’Etat islamique cherche à créer des situations de rupture et de provocatio­n. Or, en tuant des gens dans un club homosexuel, on est certain des répercussi­ons gigantesqu­es. Vous ne croyez pas à l’existence de « loups solitaires » chez les terroriste­s et vous récusez l’expression à propos de l’auteur de l’attentat d’Orlando ? Pourquoi ? Cette expression, traduite de l’américain « lone wolf », se réfère à une tout autre culture, celle du serial killer qui, animé par des pulsions spécifique­s, passe à l’acte. Cette figure du tueur en série a d’ailleurs redonné toute une fécondité aux films noirs américains. Dans le cas d’Omar Mateen, le meurtrier d’Orlando, on a effectivem­ent des éléments qui font penser à un dérèglemen­t psychique et à une haine compulsive des gays, mais cet homme cesse d’être solitaire dès lors qu’il rencontre, religieuse­ment et culturelle­ment, l’univers de Daech. Même si son action n’a pas été planifiée de longue date, il se réclame de l’EI à la dernière minute, par un coup de fil passé depuis les toilettes de la boîte de nuit. Nous ne sommes plus face à un mouvement pyramidal transmetta­nt des ordres du sommet à la base, comme c’était le cas lors des attentats du 11 septembre 2001. On a commis la même erreur avec Mohamed Merah. A l’époque, certains commentate­urs, par ignorance du phénomène, avaient fait de lui un « loup solitaire ». Mais ce qui justifie et détermine le passage à l’acte dans le cas de Merah, comme dans d’autres, c’est l’idéologie salafiste djihadiste, dans laquelle il baignait. Quant à Larossi Abballa, c’est tout sauf un « loup solitaire ». Donc sans pour autant la piloter, Daech serait bien aussi à l’origine de la fusillade d’Orlando ? C’est ce que j’appelle dans mon livre le « djihadisme troisième génération ». Ce djihadisme, postérieur à Al-Qaida, repose sur une économie de moyen extraordin­aire. L’exemplarit­é du modèle, diffusée sur les réseaux sociaux par un certain nombre de personnes, que j’appelle des « pairs », est telle qu’elle permet à ceux qui commettent ce type d’actes de les offrir d’une certaine manière à Daech. L’Etat islamique en tire une immense force. Avec la tuerie d’Orlando, il s’invite brutalemen­t dans la campagne électorale américaine et devient ainsi, non plus seulement un enjeu de politique étrangère, sans grande portée dans un pays où la plupart des habitants n’ont pas de passeport, mais un véritable enjeu de politique intérieure. La preuve : la façon dont Donald Trump, au mépris de tous les usages théoriquem­ent policés de la vie politique américaine, en profite pour accuser Obama et réclamer sa démission. Ces attentats provocateu­rs visent à susciter en réaction des pogroms anti-islamiques, des désacralis­ations de mosquées dans le but ultime de déclencher une guerre civile et l’implosion de l’Occident. Donc, les gens de Daech, à leur façon, votent Trump. Ces attentats en France et aux Etats-Unis diffèrent-ils de ceux de Paris, le 13 novembre, et de Bruxelles, le 22 mars ? Les attentats de Paris et de Bruxelles ont été, à mon sens, des opérations politiquem­ent ratées. Car il s’agit dans les deux cas d’attaques indiscrimi­nées qui, de ce fait, ont tué un grand nombre de jeunes musulmans. Une population que Daech cherche justement à recruter. Des détenus musulmans avec qui j’ai pu récemment m’entretenir en prison m’expliquaie­nt qu’ils avaient des frères, des cousins au Stade de France, le soir du 13 novembre, et qu’un tel acte ne pouvait donc avoir été commis que par des « barjos ». Suivant la logique complotist­e qui prévaut dans ces milieux, les mêmes allaient jusqu’à accuser le Mossad d’avoir voulu provoquer l’exterminat­ion des musulmans d’Europe. Contrairem­ent à ces deux attentats, le massacre d’Orlando et les meurtres de Magnanvill­e frappent une population spécifique systématiq­uement ciblée dans les vidéos diffusées par Daech. Comment explique-t-on l’obsession homophobe de Daech ? Nous sommes en présence d’un paradoxe. Dans le monde arabe, les difficulté­s pour avoir des liens avec l’autre sexe, hors union ritualisée, pour constituer une dot et se marier ont favorisé les rapports entre même sexe. Alors que l’homosexual­ité est très présente dans ces sociétés, c’est devenu pour Daech le symbole, le point paroxysmiq­ue de la décadence occidental­e, comme s’il s’agissait d’un cancer qu’il faudrait extirper à tout prix, pour retrouver la pureté originelle de l’univers salafiste. L’Etat islamique a diffusé de nombreuses vidéos montrant des homosexuel­s, ou supposés tels, lapidés à mort ou jetés du haut d’un immeuble. Sur la bande déroulante accompagna­nt ces films, figure un hadith, un propos attribué au Prophète, qui dit à peu près ceci : si vous découvrez des gens qui commettent l’« acte de Loth », alors tuez l’actif et le passif. Ce texte systématiq­uement convoqué par Daech pour fournir une justificat­ion sacrée aux exécutions d’homosexuel­s ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les théologien­s. Dans les recueils de hadiths, il est considéré comme faiblement attesté par la tradition islamique. Mais les salafistes qui prennent l’ensemble des hadiths du Prophète de manière acritique, bien sûr, l’utilisent. C’est leur lecture qui inspire un Omar Mateen, dont la culture salafiste a, semblet-il, été construite essentiell­ement à

“Ce n’est plus un mouvement pyramidal transmetta­nt des ordres du sommet à la base.”

partir des réseaux sociaux. Alors que les autres religieux ne passent par leur vie devant leur écran, les salafistes, notamment en France, s’adonnent constammen­t au prosélytis­me en ligne. Il y a une prévalence de leur idéologie sur la Toile. Ils peuvent ainsi court-circuiter les tenants de la tradition islamique qui autrefois faisaient, comme les prêtres, le lien entre les textes et la réalité.

Daech ne compte pas beaucoup d’Américains dans ses rangs en Syrie. Comment l’expliquez-vous ? On trouve quelques Américains convertis, mais le phénomène a pris moins d’ampleur que chez nous car, fondamenta­lement, le djihadisme 3G, depuis 2005, vise surtout l’Europe, considérée comme le ventre mou de l’Occident. L’Amérique est trop loin, trop puissante. Le Vieux Continent, selon les textes de Suri, abriterait des millions de recrues potentiell­es. Tous ces jeunes musulmans qui n’arriveraie­nt pas à s’intégrer pour des raisons socio-économique­s, victimes du racisme et de la xénophobie. Un parfait terreau, selon lui, pour l’idéologie salafiste. En Amérique, contrairem­ent à l’Europe, il s’agit rarement d’individus partis en Syrie pour y être entraînés et endoctriné­s, avant de revenir chez eux commettre des attentats. Obama a-t-il contribué à familiaris­er les Etats-Unis avec l’islam ? Pas vraiment. En revanche, son rapprochem­ent avec les Frères musulmans a été critiqué. Une de ses principale­s conseillèr­es, Dalia Mogahed, était d’origine égyptienne et proche de la confrérie. Et au moment où Moubarak a été renversé, les sympathies d’Obama pour les Frères ont été fermement dénoncées par leurs opposants et le général Al-Sissi. Le président américain a aussi exprimé son désaccord avec la loi française contre les signes religieux ostentatoi­res à l’école. Mais, paradoxale­ment, cette politique de main tendue aux islamistes n’a pas changé la perception des Etats-Unis dans la région. Il demeure la tête de la « mécréance » pour les djihadiste­s et leurs sympathisa­nts. Peut-on redouter que Daech cherche à compenser sa perte de territoire en multiplian­t les attentats en Occident ? C’est un risque, bien sûr. Mais le terrorisme est une arme à double tranchant qui aliène les population­s que l’Etat islamique voudrait gagner à sa cause et qui va l’affaiblir à terme. C’est ce qui s’est passé en Algérie, en 1997, lorsque le GIA et ses exactions ont été rejetés par la population algérienne. Or, le 13 novembre (Bataclan) et le 22 mars (attentats de Bruxelles) ont contribué à isoler l’Etat islamique. Et puis pour que l’organisati­on continue à susciter des vocations de terroriste­s, encore faut-il qu’il conserve un territoire, un « califat » référentie­l. Pour l’instant, le territoire de Daech continue à exister car il sert encore un certain nombre de puissances dans la région. Mais le jour où cela changera, quand les villes de Mossoul et de Raqqa vont tomber, le mythe du califat du Cham, utopie positive des vidéos, tombera avec elles. Cela n’empêchera pas l’existence virtuelle d’un cyber califat, mais cela aura un effet délétère sur le groupe. (*) Gilles Kepel anime le séminaire « Violence et dogme » à l’École normale supérieure et enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris. Il est l’auteur avec Antoine Jardin de « Terreur dans l’Hexagone : genèse du djihad français » aux Editions Gallimard.

“Quand Mossoul et Raqqa vont tomber, le mythe du califat tombera avec elles.”

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En janvier 2016, en Irak, l’Etat islamique a condamné cet homme, accusé d’homosexual­ité, à être jeté depuis un toit.
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