L'Obs

“LE CAPITALISM­E NOUS ABÎME”

Dans “l’Outsider”, il joue le boss de Kerviel. Dans la vraie vie, avant de devenir acteur, il a travaillé, à New York, dans le plus grand cabinet d’audit et de conseil financier. Il témoigne

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS FORESTIER WILLIAM BEAUCARDET

D ans le film, il joue Keller, le boss et ange gardien (diabolique) de Kerviel. Roublard et chaleureux, sympathiqu­e et dangereux, le personnage n’est pas un inconnu pour l’acteur : François-Xavier Demaison a brassé beaucoup d’argent. Alors que sa vocation le poussait à être comédien, sous la pression de ses parents et de l’avenir, il est entré comme « auditeur » chez Pricewater­houseCoope­rs, spécialisé dans la fiscalité internatio­nale. En 2001, le voilà propulsé à New York, où il devient manager. La voie royale de Wall Street s’ouvre à lui. Mais la ville explose le 11-Septembre. La vie de Demaison aussi. Il n’est pas fait pour jongler avec le CAC 40 et les chambres de compensati­on. Il quitte tout, et revient à ses passions premières, l’odeur du fond de teint, la poussière des planches, l’habit de Sganarelle. Depuis, le cinéma le réclame sans cesse (« le Petit Nicolas », « Coluche, l’histoire d’un mec », « Comment j’ai rencontré mon père ») et il monte ses propres spectacles. Sa première pièce, en 2005, s’intitulait : « A story pour les gens qui believe in dreams ». C’est exactement ça.

Comment êtes-vous entré dans le monde de la finance ? Je menais en parallèle des études classiques à Sciences-Po et des études de théâtre, au cours Florent. J’allais me marier, je voulais gagner ma vie, ce job me tendait les bras. J’ai eu la trouille d’être saltimbanq­ue. Manque de maturité, lâcheté peut-être… « L’Outsider » vous o re-t-il la chance de revivre votre ancienne vie ? J’ai l’impression de boucler la boucle. J’ai remis une cravate, je me suis rasé, j’ai retrouvé cette ambiance particuliè­re de l’open space, l’ascenseur, les badges. Un univers très fourbe. C’est intéressan­t de voir ça de ce côté-ci de la barrière. Le « dollarista » est en train devenir un genre cinématogr­aphique, comme le polar ou le western… Les gens ont envie de comprendre. Il y a une telle dichotomie entre le monde réel et le monde financier… Il n’y a plus de contrôle. Plus personne ne saisit ce qui se passe. Quand on en arrive aux produits dérivés de dérivés… Moi, j’étais spécialisé dans l’optimisati­on fiscale. Et je ne comprenais pas pourquoi on nommait « revenu » quelque chose qui ne revenait jamais. Tout le monde, dans ce milieu, s’exonérait de tout. Personne n’avait de responsabi­lité autre que celle du gain. Le bonus était tout-puissant. C’est un système terrible. Je ne dis pas qu’il faut faire la révolution, mais un peu de bon sens, ce ne serait pas mal.

Vous avez changé d’avis, brusquemen­t ? Oui. Le 11-Septembre, je sors de chez moi à New York, je prends le métro, je vois des avis : « Evitez Manhattan », « évitez le Lower East Side », j’arrive au Concord Center, la galerie marchande midtown près de mon bureau, et, dans la boutique d’un coi eur, je vois une bande-annonce d’un film de Bruce Willis. Je m’approche, il y a eu un attentat au World Trade Center. Je ne réalise pas complèteme­nt. Puis, peu à peu, la réalité s’impose. Au bureau, on nous dit : « Rentrez chez vous », ce que je fais, à pied. Le métro est bouché. J’ai les chaussures couvertes de cendres… C’est l’événement qui a tout accéléré. Je n’avais rien à foutre là avec une cravate : New York m’est apparu comme une ville de carton-pâte, un décor. Je me suis dit : « On bascule dans la folie, il faut être plus fort qu’elle. » Ces gens qu’on voyait sauter des tours, ils étaient arrivés au bureau à l’heure, avaient commencé leur travail, avaient pris un café… Et ça se terminait comme ça, dans le vide.

Vous avez changé de vie ? Du tout au tout. Je suis rentré à Paris, où m’attendaien­t deux ans de galère, c’est peu, finalement. J’avais 5 000 euros

d’économies que j’ai mis dans mon spectacle. J’étais angoissé, mais heureux. Jouer la comédie, c’était vital.

Expliquez-moi l’a aire Kerviel. Mon personnage, Keller, apprend à Kerviel les ficelles du métier. Il ne le forme pas, il le déforme. Il lui enseigne la façon de jouer contre le marché, par exemple. C’est comme au casino, on mise sans avoir les moyens de rembourser en cas de perte. C’est le spiel. Le carpet, c’est l’art de mettre les gains sous le tapis, pour les passer l’année suivante, et démarrer avec une avance. Kerviel a gagné une fois, deux fois, trois fois, il avait la baraka, et à un moment tout s’est emballé. Pour mieux gagner, il a fallu qu’il s’expose à des hauteurs de 30 milliards, jusqu’à 50. Mais le marché ne s’est pas retourné. Quand la banque s’en est aperçue, il était trop tard. Voilà.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de contrôles ? Il y en a eu. Des volumes de cette importance ne passent pas inaperçus. Mais c’est tellement technique que même les experts s’y perdent. La vérité, c’est que si tu es une grosse gagneuse, personne n’y trouve à redire.

Avez-vous rencontré Kerviel ? Il est venu sur le plateau, oui. Sa condamnati­on avait été annulée, on sentait qu’il respirait. C’était comme une renaissanc­e. Il nous a expliqué des termes techniques, et a pris un peu de recul. Il a essayé de nous faire comprendre comment tout ça lui semblait désincarné. Moi, quand j’ai 1 000 euros de découvert, je stresse. Lui, plusieurs milliards, et pas d’inquiétude…

Votre expérience vous a-t-elle servi, pour le rôle ? Je connais cette façon de s’exprimer, cette ambiance, ces vannes, cette fausse bonhomie… J’ai 42 ans, et j’ai l’impression d’avoir eu plusieurs vies. J’aurais pu faire partie des élites, je suis devenu un saltimbanq­ue, un branleur. J’adore.

Avant de devenir Kerviel, vous vouliez être qui ? J’ai toujours admiré les grandes vedettes populaires, comme Belmondo. J’allais au théâtre pour voir Robert Hirsch ou Jacques Dufilho. Mon père, lui, connaissai­t tous les seconds rôles. Il me montrait Georges Géret, André Gabriello, Jean Carmet, Saturnin Fabre, Julien Carette… On allait à l’Alcazar, la salle près de chez nous. Ma grand-mère avait joué au piano à quatre mains avec Louis de Funès, autrefois… Vous n’êtes pas seulement comédien, mais humoriste aussi. J’ai vu Raymond Devos, dans le temps. Et Coluche. Ça ne s’oublie pas. Des films tels que « l’Outsider » peuvent-ils contribuer à influer sur les choses ? Peut-être. On a du mal à saisir ce qui se passe, avec l’impression que les choses se passent dans les antichambr­es. Je pense qu’on sou re beaucoup du capitalism­e. C’est un système qui nous abîme, humainemen­t. Les indignatio­ns, les colères, je les comprends. J’essaie de faire rire de ce monde-là, dans mes spectacles. Je dis de l’un de mes personnage­s qu’il a désiré être gangster, il a vu vingt fois « le Parrain », dix fois « Scarface », et il est devenu Patrick Balkany. Un autre a été ancien ministre, député, dix fois mis en examen, deux condamnati­ons, seize non-lieux, en un mot : grand serviteur de l’Etat. Vous voyez l’esprit… A travers mes personnage­s, je contribue. Un peu. Si derrière le rire, il y a du vrai, j’ai gagné.

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