LES NOUVELLES CIBLES DE DAECH
LA COMMUNAUTÉ GAY SOUS LE CHOC MENACES SUR LA POLICE L’ANALYSE DE GILLES KEPEL EXCLUSIF LES DERNIERS SECRETS D’ABDESLAM
La communauté gay ciblée à Orlando, où 49 personnes ont été abattues dans une boîte de nuit, des policiers assassinés en région parisienne : le terrorisme islamiste, en moins de 48 heures, a une nouvelle fois frappé les Etats-Unis et la France. Reportage à Orlando (lire ci-contre), analyse de l’impact sur la campagne américaine (p. 36), interview de Gilles Kepel sur la stratégie de Daech (p. 38), récit du traumatisme chez les forces de l’ordre françaises (p. 41), décryptage d’une nouvelle étape franchie dans la terreur. Et retour sur le parcours mystérieux de Salah Abdeslam, seul auteur encore vivant des tueries du 13 novembre à Paris (p. 44)
La migraine lui a sauvé la vie. Samedi dernier, lorsqu’un de ses amis lui propose de le rejoindre au Pulse, l’une de leurs boîtes gay préférées à Orlando, Galen Hentzell préfère décliner. Le chauffeur a trop mal de tête. Tant pis pour la soirée latino. Et tant pis pour Kenya Michaels, la célèbre drag-queen, ex-star de l’émission « RuPaul’s Drag Race », qui est annoncée ce soir en tête d’affiche, et que tout le monde attend avec excitation.
Sans le savoir, le grand gaillard chauve de 44 ans vient d’éviter un carnage. Quelques heures plus tard, dans le club bondé, Omar Mateen, citoyen américain de 29 ans d’origine afghane, fait irruption avec un fusil d’assaut et un pistolet. Il tire sur la foule, prend des clients en otage dans les toilettes. Aux policiers, il affirme avoir fait allégeance à l’Etat islamique. Trois heures plus tard, il est abattu par les unités spéciales. Dans la boîte, cinquante blessés et 49 cadavres. Parmi eux, quatre des amis que Galen devait retrouver. « Ils avaient 20, 30 ans…, dit-il d’une voix étranglée. D’habitude, je suis celui qui réconforte. Mais là, j’ai arrêté de regarder la liste des morts. J’ai peur d’en découvrir de nouveaux. » Dimanche matin, les grands networks ont assommé les Américains à leur réveil: jamais un mass shooting n’avait fait autant de victimes aux Etats-Unis. Jamais un crime de haine aussi terrible n’y avait été commis contre des homosexuels.
Depuis, Orlando n’est plus vraiment la même, plus tout à fait cette cité agréable truffée de lacs et d’arbres centenaires, connue pour ses immenses parcs d’attraction Disney et Universal qui séduisent chaque année des millions de touristes. La communauté LGBT (lesbienne, gay, bi, trans), qui y a fait son nid depuis des années, est abasourdie. « C’était un endroit où les homosexuels pouvaient vivre comme ils l’entendaient», raconte une jeune activiste originaire de la région dans son tee-shirt arborant le slogan « Black lives matter » (mouvement antiraciste américain), les cheveux rasés d’un côté, longs de l’autre. Orlando était perçu comme un refuge dans la conservatrice Floride, réputée pour ses animés Gay Days et classée parmi les villes américaines les plus gay friendly par le magazine homo « Advocate ».
Accoudées au comptoir du café Hammered Lamb, Dixie et ses copines lesbiennes racontent comment Orlando leur a permis de vivre. Il y a une dizaine d’années, poussées par le rejet de leur Eglise pentecôtiste et celui de leurs parents, elles ont quitté la petite ville où elles avaient grandi, un bastion conservateur à une cinquantaine de kilomètres. « Là-bas, nous ne pouvions pas faire notre coming out, raconte Dixie, une militaire de 34 ans. Ici, nous sommes libres. »
LES BÉNÉVOLES MOBILISÉS
Le night-club Pulse, ouvert en 2004, était le symbole de cette liberté. Le « bar le plus chaud d’Orlando », à quelques encablures du centre, n’était peut-être pas le plus grand mais il était l’un des plus populaires, jeunes et conviviaux, avec son patio et ses célèbres tini Martini à 2 dollars. « Le Pulse, c’était surtout une boîte où tout le monde était le bienvenu, raconte une habituée. Les vieux, les jeunes, les gays, les hétéros, les Blancs, les latinos… les couleurs de l’arc-enciel. » Difficile à imaginer aujourd’hui, alors que le quartier est entièrement bouclé par d’imposantes forces de l’ordre et filmé de loin par les caméras du monde entier.
Au Centre, le QG associatif de la communauté LGBT, la porte d’entrée est désormais gardée par un vigile qui fouille les sacs. Après avoir passé le week-end
“J’ai arrêté de regarder la liste des morts. J’ai peur d’en découvrir de nouveaux” Galen Hentzell, un habitué du Pulse
suspendus au téléphone pour tenter de contacter des proches restés injoignables, les bénévoles s’activent jusqu’à l’épuisement, comme pour ne pas penser. « Je ne sais plus trop quel jour on est », raconte entre deux coups de fil Roxy Santiago, militante d’origine portoricaine, « lesbienne et fière de l’être », connue de tous. « Je passe en cinq secondes des larmes de tristesse aux larmes de joie, face à toute la solidarité dont nous bénéficions. » Derrière elle, les sandwichs et les bouteilles d’eau arrivent par dizaines – ils sont distribués aux volontaires et aux milliers d’habitants d’Orlando qui font la queue sous le cagnard pour donner leur sang. Dans la salle du fond, des thérapeutes bénévoles écoutent les proches de victimes. Une cagnotte a été mise en place pour aider les familles endeuillées – en deux jours, elle a dépassé les deux millions de dollars.
“UN CLIMAT DE PEUR S’EST INSTALLÉ”
Dans la salle de réunion envahie par les dons, Terry DeCarlo, le directeur exécutif, look de rocker et aigle tatoué sur le bras, énumère les appels de soutien reçus de Paris, de Londres, de Berlin, d’Australie. Après ce « cauchemar dont [il] aimerai[t] se réveiller », l’afflux de solidarité fait du bien. Mais les blessures mettront du temps à guérir. Le temps de l’insouciance est terété. miné. « Nous savons désormais que cela peut arriver n’importe où, n’importe quand », dit-il. Juste après le massacre, un homme a été arrêté en possession d’un arsenal alors qu’il se rendait à la Gay Pride de Los Angeles. Comme la confirmation d’une menace qui plane… Dans une petite maison en face du Centre, une cellule d’écoutes a été ouverte par la Zebra Coalition, une association de soutien aux jeunes gays. Depuis plusieurs jours, 350 personnes s’y relaient pour calmer les angoisses. Le téléphone n’arrête pas de sonner. « Un climat de peur s’est installé parmi les jeunes, explique la coordinatrice Heather Wilkie. Certains nous disent : nous sommes une cible. »
La jeune femme n’aime pas trop parler de politique: ses fonctions de communicante l’en empêchent. Elle évoque tout de même la « polarisation totale » du débat public, qui attise les haines. Les progrès pour l’égalité entraînent des déferlements homophobes. L’an dernier, sous les hourras de la communauté LGBT, la Cour suprême a autorisé le mariage entre couples de même sexe sur tout le territoire. Mais les Etats conservateurs du Sud ont déclenché une nouvelle guerre, cette fois pour empêcher les personnes trans d’utiliser les toilettes de leur choix. Bénévole au Centre, Thalia Ainsley, cheveux peroxydés jaunes, a entamé il y a un an une transition pour devenir la femme qu’elle a toujours La vétéran du Vietnam de 67 ans dénonce « la course à la haine et au fanatisme », dit qu’elle n’arrive pas à pleurer depuis le massacre. Alors elle vient aider.
Dans le centre-ville, en face de la mairie, des fleurs, des inscriptions en hommage aux victimes forment un petit mémorial improvisé. Une dizaine de personnes profitent de leur pause déjeuner pour déposer un bouquet. Maria Carillo, une habituée du Pulse, ignore encore si deux de ses amis ont survécu. Ses immenses lunettes noires ne sont pas assez grandes pour dissimuler ses larmes. Dévastée. « Jusqu’à mes 25 ans, j’ai dû cacher le fait que j’étais lesbienne. Combien de temps faudra-t-il avant qu’on soit libres et égaux ? » murmure-t-elle.
“LES GENS COMPTENT SUR NOUS”
Ici, la communauté LGBT vote majoritairement démocrate. La tuerie fera-t-elle évoluer son vote ? Après l’attaque, la candidate démocrate à la présidentielle, Hillary Clinton, a promis aux LGBT de « continuer à se battre pour [leur] droit à vivre libres, en plein jour, et sans peur ». Comme beaucoup de ses amis, le responsable du Centre, Terry DeCarlo, applaudit la promesse de la candidate de limiter la vente des armes les plus dangereuses: « Personne ne devrait pouvoir se procurer des armes comme celles utilisés par le
tueur. » Une mesure de Barack Obama annoncée après chaque mass shooting, mais toujours torpillée par son opposition républicaine. Les tentatives de récupération du drame par Donald Trump, qui s’est posé en « vrai ami » de la communauté LGBT, tout en liant immigration et homophobie, énerve manifestement Tim Evanicki. « Ceux qui utilisent la peur n’en profiteront pas. » Ce jeune homme joufflu est un des responsables du Parliament House, une institution d’Orlando. Un lieu unique, à la fois théâtre, hôtel et boîte de nuit, installé dans un ancien motel décati, un peu à l’écart du centre. Le soir du drame, certains de ses amis, performeurs ou drag-queens, ont été tués. Mais l’immense panneau fifties devant l’établissement proclame sa fierté d’appartenir à la communauté LGBT: « Unbreakable ». Littéralement : « Incassable ». Une ode à la résilience. « Dimanche, juste après la tuerie, nous avons tenu à maintenir les shows prévus, raconte-t-il. Près de 1400personnes sont venues! Nous allons continuer encore plus fort. Les gens comptent sur nous. »
Pendant deux jours, la police, débordée, a interdit les rassemblements. Lundi soir, les habitants pouvaient enfin se recueillir sur la grande place du théâtre et célébrer leurs morts, une chandelle à la main. Plusieurs milliers de personnes, devant les caméras. Les yeux sont rouges. Des gens s’étreignent. Certains ont écrit en grand le nom des victimes sur des pancartes. Sur l’estrade, un activiste LGBT énumère les personnes décédées au micro, une à une. La plupart sont latino-américaines, leur nom résonne dans toute la place. Il n’y a pas un bruit. « C’était un crime de haine contre les latinos, contre la communauté LGBT, contre toute l’humanité », lance-t-il en colère. « Nous ne laisserons pas la haine nous diviser ! » ajoute au micro une jeune femme porte-parole d’une association de musulmans américains.
“LÀ POUR RESTER”
Un peu à l’écart, une petite troupe attire les photographes: il s’agit du « couvent » local des Soeurs de la Perpétuelle Indulgence. Célèbre pour ses tenues de nonnes extravagantes, ce groupe international d’activistes gays est en tête de tous les combats depuis les années noires du sida. Sister Holly Cost, l’une des plus âgées, porte de magnifiques faux cils bleus. Un grand voile noir parsemé de strass couvre son épaule. « Par le passé, nous luttions contre un gouvernement qui nous oppressait. Désormais, ce sont certains de nos propres concitoyens, nos voisins parfois, qui nient nos droits et notre existence », dit-elle d’une voix douce. Elle dit qu’elle n’est « pas vraiment étonnée que certains passent à l’acte. On entend tant de discours de haine dans ce pays… Les mots ont un sens et nous payons le prix de l’avoir oublié ».
Lundi soir, les habitants d’Orlando pouvaient enfin se recueillir, une chandelle à la main. Plusieurs milliers de personnes, devant les caméras.
L’équipe du Pulse monte sur scène. Tous les employés, une vingtaine. A la foule recueillie, ils annoncent que le club va réouvrir. « On sera plus grand et meilleurs que jamais! On ne se laissera pas vaincre ! Nous sommes là pour rester ! » « We are here to stay », répète la foule en choeur.