REVENU UNIVERSEL “Une utopie réaliste !”
Le cofondateur de l’Ecole d’Economie de Paris redéfinit le rôle de sa discipline, se rallie à l’idée de “revenu universel” et explique pourquoi “l’histoire jugera sévèrement François Hollande”
Les pays industrialisés, et particulièrement l’Europe, vont de déséquilibre en déséquilibre. Ils sont frappés d’une « stagnation séculaire ». Les besoins sociaux et les défis écologiques sont immenses. Mais les économistes ne semblent pas vouloir sortir du triangle croissance-marché-compétition. Où sont les grandes idées nouvelles ? Qu’attendez-vous, un prophète qui vous guide ? La pensée économique refuse aujourd’hui de jouer ce rôle prophétique, et c’est sa grandeur. John Maynard Keynes, qui a révolutionné la pensée économique au
siècle, lui-même une sorte de prophète, rêvait qu’un jour les économistes se comportent comme
des dentistes, qu’ils apportent humblement des solutions concrètes aux problèmes concrets. On y est ! L’ère des Marx, Keynes ou Schumpeter est terminée. Il faut se faire une raison... Il n’est pas rare d’entendre des économistes jouer les prophètes sur les plateaux de télé... Chaque fois que l’un d’entre eux essaie d’endosser ce rôle prophétique, il perd en sérieux. Fort du succès international de son livre [« le Capital au XXIe siècle », NDLR], Thomas Piketty aurait pu aller sur ce terrain, mais il s’en est bien gardé, restant pragmatique et précis dans les solutions qu’il propose. Piketty est surtout sur le terrain du constat, celui des inégalités... Les économistes se doivent d’être minutieux sur le constat et prudents quand ils proposent des politiques. Il faut dire qu’en cinquante ans ils ont connu deux changements complets de paradigme. Pas un : deux. C’est très rare. Dans les années 1970, ils ont connu le passage de la pensée keynésienne à la pensée néomonétariste. La situation économique, marquée alors par la « stagflation » [stagnation et inflation], s’y prêtait, car les recettes keynésiennes ne fonctionnaient plus. Ces néomonétaristes ont repensé entièrement le fonctionnement de l’économie à partir de l’hypothèse que nous aurions tous un comportement rationnel.
Second changement, à partir des années 1990, des penseurs – tels l’économiste Joseph Stiglitz ou le psychologue Daniel Kahneman – ont remis en question cette révolution libérale. Il ne s’agissait pas d’un simple retour à Keynes : ils ont mis en lumière, dans tous les domaines, les imperfections et les irrationalités des acteurs économiques. Ils ont tout repensé, et les Français y ont pris largement leur part : la croissance (avec Philippe Aghion), le développement (avec Esther Duflo et Pascaline Dupas), la finance (avec Emmanuel Farhi et Xavier Gabaix), l’entreprise (avec Jean Tirole), les inégalités (avec Thomas Piketty), la fiscalité (avec Camille Landais et Emmanuel Saez).Tous ont apporté un soin très attentif à la complexité des institutions ou des croyances, et ils vont très au-delà du paradigme marché-rationalité-équilibre général. Et pourtant, leur impact sur la politique économique est décevant. Les économistes peuvent, en conscience, proposer un diagnostic, mais sûrement pas une « vérité ». Quand ils croient faire plus, ils ne sont que les instruments des politiques qui les utilisent... Ils doivent donner des outils de réflexion que l’opinion publique et les politiques puissent s’approprier. Par exemple, des économistes du développement telles Esther Duflo ou Pascaline Dupas ne vont pas dire : « Un plan pour le développement, c’est A,B, C et D. » Mais plutôt : « Nous avons regardé les ressources a ectées aux écoles, voici ce qui a marché et ce qui n’a pas marché. Réfléchissons aux moyens de comprendre pourquoi et d’éviter les erreurs passées. » Que retiendra-t-on, sur le plan économique, du quinquennat de François Hollande ? Ce président sera jugé sévèrement par l’histoire, tant sa politique s’est écartée des thèmes de sa campagne et a finalement perdu en cohérence. Il avait promis de taxer les hauts revenus, pour faire ensuite machine arrière ; il s’était donné pour objectif d’arriver à 0% de déficit, ce qui l’a amené à organiser une purge d’austérité absurde. Puis, après avoir cassé la demande il mène une politique de l’o re, ce qui n’a pas de sens à soi tout seul. Abaisser les cotisations sociales sur les bas revenus n’est pas idiot, mais si pour financer cette mesure vous augmentez les impôts et que vous étou ez la demande, cela ne sert à rien. La bonne politique aurait été de baisser les charges, de laisser filer transitoirement les déficits publics, et de combler ceux-ci par la suite grâce à la croissance de l’emploi que vous auriez engendrée. L’Union européenne interdisait le dérapage des déficits… On est pourtant toujours au-dessus de 3%… C’est donc qu’on a mal négocié au début avec nos partenaires européens. L’industrie française n’avait-elle pas un problème de compétitivité qu’il fallait traiter ? Le diagnostic posé par le rapport Gallois était juste : il y a un problème de compétitivité dans l’industrie, une absence préoccupante de montée en gamme des produits. Mais il fallait alors réfléchir à la recherche et développement (R&D) et à l’investissement. Les mesures prises initialement n’ont pas abordé la question. Par ailleurs, pour renforcer la compétitivité de l’économie, il y avait une politique en profondeur à mener sur l’immobilier. Les prix, très élevés en France, sont l’une des vraies causes de la perte de compétitivité des entreprises, à deux titres : elles doivent payer des loyers élevés pour leurs bureaux, et verser des rémunérations qui permettent à leurs salariés de se loger. Avec 40 milliards d’euros d’aides au logement en France, il y avait moyen d’investir pour faire baisser les prix. Cela n’a pas été fait.
Sur la formation professionnelle, et notamment la formation des chômeurs, sujet qui devrait être prioritaire, rien n’a été véritablement engagé. On vient certes d’annoncer un plan de formation de 500 000 chômeurs, à un an des élections, mais qui peut croire que Pôle Emploi puisse mener à bien une politique d’une telle ampleur en si peu de temps ?
La réforme du territoire : il fallait simplifier, on a complexifié. On a tellement agrandi la taille des régions qu’on ne peut même plus supprimer les départements, mais on a quand même les métropoles : tout le monde est désormais assis l’un sur l’autre.
La fiscalité, ensuite. Il y avait un grand chantier à mener. François Hollande, qui s’est confronté aux lobbys familiaux sur le mariage pour tous, aurait dû aller au bout de cet a rontement, en créant une vraie fiscalité individualisée (et non fondée sur les familles comme aujourd’hui), ce qui aurait permis de passer beaucoup plus simplement au prélèvement à la source et de suivre plus finement les évolutions des personnes. L’université est l’autre grande absente des politiques menées. Il a fallu que les prix Nobel sortent de leur réserve pour empêcher une coupe bud-
“LE REVENU UNIVERSEL EST UNE UTOPIE RÉALISTE”
gétaire de 130 millions d’euros ! Enfin, il y a la question de la démocratie sociale. A ce sujet, vous avez estimé dans une tribune que la loi El Khomri ne ferait pas baisser le chômage. Mais ne peutelle pas relancer le dialogue social dans l’entreprise ? On a mis la charrue avant les boeufs. Il aurait fallu réfléchir en profondeur aux raisons pour lesquelles la démocratie sociale ne fonctionne pas en France. Thomas Breda, chercheur à l’Ecole d’Economie de Paris, a finement étudié les carrières des syndicalistes français. Elles sont systématiquement freinées, ce qui explique peut-être pourquoi la démocratie sociale n’est pas bonne. Autre exemple, un syndicat est représentatif dans une entreprise s’il obtient 10% des voix. C’est un progrès important face à l’ancienne présomption irréfragable de représentativité, mais il peut y avoir quand même jusqu’à dix syndicats représentatifs ! Pour éviter la dispersion syndicale, source selon Thomas Breda du mal français, pourquoi ne pas faire émerger des majorités ? On pourrait passer à un scrutin à deux tours, sur le modèle des régionales, avec une prime à la liste arrivée en tête, ce qui obligerait à créer pour le second tour des listes conjointes, et faciliterait les accords majoritaires.
On aurait aussi dû clarifier le partage des rôles entre branches et entreprises. En Allemagne, on fixe ainsi la rémunération du travail au niveau de la branche, ce qui évite le dumping salarial ; mais l’organisation du temps de travail (l’annualisation...) est fixée au niveau des entreprises. Alors, oui, dans ces conditions, les accords d’entreprise pourraient trouver toute leur place ! Une façon de rééquilibrer les choses ne consisterait-elle pas à obliger les entreprises à rembourser les cotisations à un syndicat ? Je suis très favorable au chèque syndical. Actuellement, un syndicaliste est vécu comme un coût par les entreprises. Si la plupart des gens étaient syndiqués, ce ne serait plus le cas. Cela aurait aussi pour e et connexe de permettre la remise à plat de la formation professionnelle, car celle-ci a longtemps servi à financer les syndicats dans l’opacité. Des groupes de citoyens font campagne pour le revenu universel : une allocation fixe, qui serait versée à tous chaque mois, de la naissance à
la mort. Elle va être expérimentée en Finlande l’an prochain. Il s’agit de lutter contre la précarité, mais aussi de changer en profondeur notre logique économique. Qu’en pensez-vous ? J’ai évolué sur cette question. Je vois que le revenu d’existence est une idée qui progresse. Elle a ses défenseurs à gauche et à droite... Je pense que cela vaut vraiment le coup de l’explorer. J’étais auparavant réservé, car je me disais qu’on ne pouvait pas réenchanter la société en proposant un aussi modeste revenu. Je préférais prôner le modèle danois, dans lequel la société aide la personne qui perd son emploi à retrouver sa place dans la société, en la rémunérant correctement et en la formant pendant son chômage.
Les deux modèles ne sont pas incompatibles… Non, bien sûr, et le revenu universel ne doit surtout pas être considéré comme une alternative au soutien actif aux chômeurs et aux mesures prises en entreprise pour renforcer la démocratie sociale. C’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre la gauche et la droite. Pour la droite, on crée ce revenu pour solde de tout compte. La version de gauche est très différente : le revenu d’existence doit être le socle, qui sera complété par d’autres prestations.
Il existe aujourd’hui une vraie demande sociale sur le sujet : le revenu de base est une utopie réaliste. On n’a pas le droit de la dédaigner... Pour les jeunes, pour les personnes en difficulté, savoir qu’il existe un socle solide de 700 euros, disons, serait un progrès important.
Certes, le diable étant dans les détails, il faudra réfléchir au bon niveau de ce revenu, il faudra prévoir l’articulation avec les autres droits – l’allocation chômage, le minimum vieillesse, les aides au logement. Le revenu de base ne les remplacera qu’en partie : il sera le socle fondamental commun. Tout cela demande à être analysé. Sera-t-il distribué par famille ou par personne ? Si c’est par personne, ce qui serait logique, il faudra de fait revoir entièrement la fiscalité pour qu’elle soit individualisée aussi. Tout deviendrait alors plus simple. Mais pour cela, je demande le droit, pour nous chercheurs, de disposer des données qui permettent d’apprécier et d’évaluer de quoi il s’agit. Il faut pour cela que la Cnaf [Caisse nationale d’Allocations familiales, qui centralise les données sur le RSA] puisse mettre ces données à la disposition des chercheurs. Est-ce qu’un tel revenu bouleverserait notre rapport au travail ? Un tel dispositif changerait le regard sur le travail car il redonnerait un pouvoir de négociation aux gens les plus vulnérables. Quand vous n’avez pas besoin de travailler pour survivre, mais seulement pour vivre, vous n’avez plus à accepter n’importe quelles conditions de travail.
L’autre idée portée par des collectifs de citoyens, c’est de mettre la création monétaire de la Banque centrale européenne au service des peuples. Soit en distribuant directement de l’argent aux ménages – Milton Friedman a le premier utilisé l’image de billets jetés d’un hélicoptère –, soit en le dirigeant vers des investissements publics. Ainsi, cette monnaie ne disparaîtrait plus dans les comptes des banques… Je suis très favorable à la « monnaie hélicoptère », de même que beaucoup des économistes qui s’intéressent aux questions de politique monétaire. Pourquoi ? Parce que prêter aux banques, à un taux de 0%, dans l’espoir qu’elles accorderont des crédits à des acteurs qui, de toute façon, ne veulent pas s’endetter, ne marche pas, faute d’investissements privés suffisants ! Actuellement, cette monnaie créée par la Banque centrale finit sur les marchés, et elle alimente des bulles financières.
Donner directement du cash aux gens est parfaitement possible. Mais cela ne peut pas être durable : si l’inflation revient, il faut pouvoir arrêter du jour au lendemain. C’est la raison pour laquelle la création monétaire ne peut pas financer un projet dans la durée, comme le revenu universel ou la transition énergétique. Il faut plutôt imaginer un treizième mois : par exemple un chèque de 500 euros distribué à tous par M. Draghi, le temps que l’inflation revienne à 2%.
La Grande-Bretagne vote dans quelques jours pour ou contre la sortie de l’Union européenne. Est-ce un enjeu énorme selon vous ? Ça l’est pour l’Angleterre, car l’Ecosse sera tentée de rompre avec elle, après une union de plus de quatre siècles. Par ailleurs, la City risque d’être a aiblie, car la place de Francfort (ou de Paris...) pourrait prendre d’importantes parts de marché.
Pour l’Europe, ça n’est pas un enjeu énorme du point de vue économique, mais c’est un défi politique considérable. La pression, si le Brexit l’emporte, sera forte pour organiser des référendums dans d’autres pays. Y compris en France où Marine Le Pen ne manquera pas d’en exiger un sur l’euro. A mon avis, il faudra prendre les devants et préparer l’organisation d’un référendum dans l’ensemble de la zone euro pour avaliser le saut fédéraliste dont elle a besoin.
Combien de temps encore va-t-on rester assis entre deux chaises ? C’est une illusion de croire qu’on peut continuer ainsi pendant dix ou quinze ans. Nous vivrons, si le Brexit a lieu, un moment de vérité.
Quel serait l’enjeu du référendum ? Ce serait la mise en place d’un Parlement de la zone euro avec en face de lui un exécutif qui pourrait utiliser les ressources fournies par une fiscalité commune : idéalement, une mutualisation de l’impôt sur les sociétés, mais on peut faire plus simple, par exemple en réservant à la zone euro un point de TVA. Et pour relever les plafonds, si c’est nécessaire, on ferait voter les Parlements nationaux ou leurs représentants, dans une espèce de Versailles européen.
Cette fiscalité permettrait de faire enfin ces investissements publics que tout le monde juge nécessaires, de reprendre possession de la politique financière engagée depuis quatre ans avec le Mécanisme européen de Stabilité. Actuellement, la Commission doit recourir à des montages financiers sophistiqués, avec des e ets de levier importants, destinés à faire croire qu’avec 3 euros on dispose de 300 milliards…
Dans le référendum que j’imagine, seuls les pays qui répondront « oui » pourront participer à cette zone euro renforcée. Il faudra quand même s’assurer que l’Allemagne et la France soient dedans. N’est-ce pas irréaliste ? Les électeurs, dans ces deux pays, ne semblent pas du tout partants pour une plus grande intégration... C’est la seule manière d’éviter que la zone euro ne s’enlise, de lui donner les moyens de faire face aux crises bancaires, d’avoir une vraie police des frontières, une vraie politique d’investissement, de créer des Harvard européens… Il faudra l’expliquer. Un tel référendum, ça se prépare ; on peut se donner deux ou trois ans pour le faire. De toute façon, ce débat démocratique doit avoir lieu.