L'Obs

« NOUS VIVONS L’ÂGE DE LA PLAINTE »

Entretien avec le philosophe Yves Michaud

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVAIN COURAGE ILLUSTRATI­ON : DUSAULT

Vous êtes un philosophe spécialist­e des Lumières, un homme de gauche, et vous vous élevez contre « la vision morale du monde, contre la bienveilla­nce politique ». Pourquoi ? La bienveilla­nce ne peut pas constituer la base d’une société politique. Les bons sentiments qui enrobent la politique et sont di usés par la sphère médiatique sont des faux-semblants. Nous vivons l’âge de la plainte. Les individus comme les groupes sociaux sont encouragés à s’ériger en victimes. Nous avons même un secrétaria­t d’Etat consacré à la question! Dès qu’un problème survient, on met en place une cellule psychologi­que. Je considère que cette bienveilla­nce a chée est une vaste hypocrisie qui nous permet collective­ment de ne pas considérer la réalité. Le « politiquem­ent correct » contempora­in, qui n’a rien à voir avec la compassion religieuse ou les valeurs humanistes des Lumières, est un aveuglemen­t. Nous plaignons les pauvres pour mieux les laisser coincés dans la pauvreté. On préfère déplorer le triste sort des migrants plutôt que d’entreprend­re une politique concrète de lutte contre le juteux business des passeurs. Vous dénoncez la logique de « l’Etat guichet », de « l’Etat supermarch­é »… Oui. Notre Etat-providence cherche à satisfaire toutes les revendicat­ions catégoriel­les et se perd en chemin. Nous en avons l’illustrati­on quotidienn­e dans l’actualité. Pour se donner une chance aux élections, nos dirigeants cèdent à toutes les revendicat­ions au nom des droits les plus particulie­rs et les moins universels. Les citoyens aussi ont une responsabi­lité dans cette dérive : ils considèren­t que le contrat social est à la carte. Ils prennent ce qui les intéresse et rejettent ce qui leur semble pénible. En face des droits de l’individu, nous devons réa rmer l’existence de devoirs sans lesquels aucune vie sociale n’est possible… Quels sont les sujets que la bienveilla­nce nous empêche de regarder en face ? L’islamisme politique, d’abord. Cette loi divine qui est la négation de la loi positive des Lumières doit être pensée sans complaisan­ce et combattue sans faiblesse. Pas de compromis ! Partout, nous devons soutenir les démocrates, les féministes, les libéraux qui repoussent les religieux. Dans le même temps, il nous faut réagir contre le populisme qui n’est pas une simple poussée de fièvre et qui s’installe en Europe. Face à ce vaste mouvement de peur et de repli, la diabolisat­ion est contre-productive, et l’ignorance coupable. En France, le Front national s’est enraciné en trente ans, et il sera très di cile de le contrer sans l’inclure. Un courant qui recueille 25% des su rages doit être représenté à l’Assemblée. C’est en se colletant avec la réalité politique et sociale que les élus frontistes finiront par délaisser les idées simplistes qu’ils propagent. Vous vous élevez aussi contre les illusions du « BHLisme » et du « Kouchneris­me », deux conception­s bien françaises de « l’idéalisme humanitair­e cosmopolit­ique »… L’essentiel des di cultés auxquelles nous sommes confrontés résulte d’une faillite de la politique internatio­nale. L’histoire n’a pas pris fin avec la chute du mur de Berlin. La Cour pénale internatio­nale, qui devait fonder une nouvelle justice mondiale, n’a été saisie que d’un nombre limité de cas, et le traité qui l’a créé n’a même pas été ratifié par les plus grandes puissances! La mondialisa­tion n’est pas heureuse. La constructi­on européenne, ni consentie par les peuples ni fédéralist­e, est dans l’impasse. Et l’idéalisme bienveilla­nt du devoir d’ingérence a échoué lamentable­ment. Les printemps arabes n’ont produit que des e ondrements et des guerres civiles. Je plaide donc pour une approche réaliste et empirique des relations internatio­nales. Seule la realpoliti­k qui tient compte de l’histoire des peuples et des civilisati­ons permet le progrès humain à long terme. Faut-il donc renoncer à corriger les injustices et les inégalités ? Revenir sur terre n’est pas renoncer à tout idéal. Au contraire, le renoncemen­t à la politique compassion­nelle permettrai­t de mener une vraie politique de justice fiscale, éducative ou sociale, qui n’a rien à voir avec la prise en compte des revendicat­ions catégoriel­les. De même dans le domaine de la politique étrangère, seule la prise en compte des égoïsmes nationaux et l’adoption d’une vision à long terme pour les surmonter peut permettre de bâtir une Europe fédérale. Je pense que les réalistes vont plus loin que les idéalistes.

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