INFANTICIDE
A aire Kabou, mortelles eaux
Au bord du canal Darsena, à Milan, un échalas de 30 ans, enthousiaste et souriant, slalome entre les groupes de jeunes qui profitent de la douceur du soir. Ce vendredi 27 mai, Teddy Pellerin, cofondateur de la start-up française Heetch, lance son application de transport nocturne partagé dans la ville italienne. « C’est une appli pour se faire reconduire chez soi la nuit pour pas cher. Regardez: il suffit de la télécharger sur votre smartphone… Et de commander une voiture entre 20 heures et 6 heures du matin », explique Teddy en italien. Un pitch en VO qui ferait la fierté de sa mère, dont c’est la langue natale. Il distribue à tour de bras des prospectus : pour le lancement, le premier trajet est gratuit. Sous ses airs décontractés, Teddy Pellerin joue gros. Il veut prouver le potentiel de Heetch à l’étranger, avant son procès devant le tribunal correctionnel de Paris, le 22 juin. Sa plateforme numérique, qui réalise 50000 trajets par semaine dans l’Hexagone, s’est aussi depuis le début de l’année implantée à Varsovie, Stockholm et Milan. Mais en France, son modèle est menacé par le ministère de l’Intérieur, poussé à la guérilla juridique par les taxis et les sociétés de transport par chauffeur privé (VTC).
Ce qu’on lui reproche? « Complicité d’exercice illégal de la profession de taxi » et « transport de particuliers à titre onéreux ». Une forme de concurrence déloyale, donc. Sanction maximum encourue: 300000euros d’amende et deux ans de prison! « Il faut qu’on gagne pour pouvoir lever à nouveau de l’argent et ouvrir d’autres villes », explique l’entrepreneur. En cas de verdict défavorable, Heetch fera sûrement appel. « Le développement de l’économie collaborative est inéluctable. Alors, va-t-on laisser ce secteur à des sociétés américaines… ou s’organiser pour développer nos champions européens ? » Au-delà du cas Heetch, c’est en effet le sort de l’« économie du partage » qui est en question (voir encadré).
Le cauchemar de Heetch serait d’être mis dans le même sac qu’UberPop, le service low cost suspendu en juillet2015, pour lequel Uber France vient d’être condamné à 800 000 euros d’amende. Les deux applis mettent en liaison passagers et conducteurs non professionnels. La différence? Alors qu’UberPop ne mettait aucune limite aux gains de ses chauffeurs, Heetch est organisé comme un simple « partage de frais » du véhicule, ce qui est légal. « Si un conducteur perçoit plus de 6 000 euros sur douze mois, on bloque son accès à notre application », explique Teddy. Le revenu moyen des conducteurs est de 1 850 euros par an.
Surtout, Teddy Pellerin propose un service qui ne fait concurrence à personne: essayez donc de trouver un moyen de transport quelconque en banlieue, à 4 ou 5 heures du matin! N’empêche, lui et son associé ont passé une journée entière en garde à vue, le 19 janvier. Depuis deux ans, leurs conducteurs ont régulièrement été harcelés par des chauffeurs de taxis. Et quelque 300 ont déjà été arrêtés par la police…
Les jeunes entrepreneurs se défendent avec humour : un montage vidéo viral emprunte les voix de Hollande, Sarko, Raffarin et consorts, jeunes, pour vanter les mérites de Heetch… Et sa communauté d’environ 300000 usagers multiplie les messages de soutien sur Facebook et Twitter: « Heetch m’a sauvé la vie ce soir, j’aurais passé la nuit à Rungis sinon ! » tweete @SaGuillerand. « Un chameau peut marcher 10h sans boire, je peux boire 10h sans marcher et au final c’est toujours Heetch qui me ramène », écrit @JulesLacomb…
Ce soir, à Milan, Teddy est résolument optimiste et volubile: « Super, tous ces jeunes qui sortent: il y a vraiment un gros potentiel pour Heetch ici! » D’autant que, « à Milan, les taxis sont rares et hors de prix », souligne Mathieu Gandou, qui y prépare depuis mars l’arrivée de Heetch. Cofondateur du magazine italien de pop culture « Darlin », cet ancien chasseur de têtes français est familier du milieu local de la mode, de la pub et du design. Cette nuit, il a organisé un partenariat avec une soirée branchée. En attendant le début des festivités, vers 1 heure du matin, Teddy explique sa tactique:
« Je discute avec les jeunes quand ils font la queue pour entrer dans la boîte… Et je leur montre comment on télécharge l’appli, quand ils sortent vers 3 ou 4 heures du mat! » Notre start-upper connaît son sujet: entre 2013 et 2015, il a consacré ses nuits de week-end à draguer le chaland à la sortie des boîtes françaises. Ou bien à assurer lui-même la hotline pour conducteurs et usagers.
La force des fondateurs de Heetch, c’est d’être comme leurs clients: ils ont imaginé le service qui correspondait le mieux à leurs propres besoins. « A part ça, je n’avais rien pour devenir entrepreneur du numérique », s’amuse Teddy, qui trimballe un smartphone hors d’âge et ignore les noms des grandes figures du patronat français. Issu d’un milieu modeste, élevé à Grasse, l’élève doué en sciences voulait devenir prof. « J’ai été admissible à Normale-Sup, mais j’ai tellement flippé à l’idée de passer ma vie dans l’administration que je n’ai même pas été à l’oral », confesse-t-il.
Ce sera finalement Supélec, puis un master en Suède, où il se passionne pour l’énergie. Après quelques années dans diverses PME d’énergie solaire et deux ans à Casablanca, où il aide une amie à lancer sa start-up, il revient en France au printemps 2013 pour chercher du travail… mais trouve plus excitant de créer Heetch avec son copain d’école Mathieu Jacob et un développeur de l’école Epitech, Aylic Petit. Un premier capital-risqueur leur rit au nez quand il comprend qu’ils veulent marcher sur les plates-bandes d’Uber. C’est Oussama Ammar, le cofondateur de l’accélérateur parisien TheFamily, qui les aidera à concrétiser leur projet.
Le plus difficile a été d’amorcer la pompe: « Pour les premières soirées, il faut bien ajuster le nombre de conducteurs à celui des clients potentiels. Sinon, ça fait des frustrés des deux côtés… » Pour cette nuit, Mathieu Gandou a aligné cinq conducteurs disponibles. Vers minuit trente, Antonio et Marco passent devant la boîte où se tiendra la soirée. Ils ont presque la cinquantaine ; de jour, l’un est boulanger, l’autre, chauffeur-livreur. « Ce sont des anciens d’UberPop, qui a fermé récemment à Milan. Rien à voir avec nos conducteurs français, qui ont en moyenne 25 ans », dit Teddy.
Lors de ce premier week-end milanais, Heetch réalise une quinzaine de trajets. Un premier pas prometteur, avant que ne s’installe le bouche-à-oreille… Et après Milan: Bordeaux? Bruxelles? Madrid? Si les juges ne cassent pas son élan, Teddy Pellerin veut ouvrir une nouvelle ville tous les trois mois. Son rêve ? Mettre Heetch au service de tous les jeunes d’Europe, sur les traces du leader français du covoiturage, BlaBlaCar.
Même lilliputien, Heetch semble déjà dans le collimateur d’Uber, qui ne souffre guère la concurrence. « C’est dingue! Ils ont essayé de pourrir nos lancements à Varsovie et à Stockholm… », raconte Teddy. Avec seulement 30 collaborateurs et 5 millions d’euros de capital, les petits « Frenchies » narguent le titan américain, qu’un récent investissement saoudien valorise à 60 milliards de dollars! Et ça les fait bien rigoler.