ÉCONOMIE DU PARTAGE
Ne tirez pas sur Heetch !
Pour Fabienne Kabou, le problème, c’est les autres. Elle se pense saine d’esprit. Désormais isolée et recluse derrière les barreaux de sa cellule, cette femme de 39 ans encourt laperpétuité.Çanel’effraie pas : pour qui la vie est une impasse, la prison peut bien ressembler à une issue. Prise au piège de son ambivalence, entre intelligence supérieure et délire, Fabienne Kabou devra lutter pour échapper au sens commun. Celui qui ferait d’elle une mère assassine ou une femme perdue dans la folie. « Elle souhaite qu’on lui laisse la parole, qu’on l’écoute, qu’on la comprenne », indique
son avocate Fabienne Roy-Nansion. A partir du 20 juin, la cour d’assises de Saint-Omer jugera Fabienne Kabou pour l’assassinat de sa fille de 15 mois, Adélaïde. Elle n’aura plus que les mots pour rempart face aux autres. Elle racontera sa soirée du 19 novembre 2013, comme elle l’a fait auprès des psychiatres Michel Zagury, Roland Coutanceau et Maroussia Wilquin. Avec cette foule de détails qui, au service de son récit plus qu’à celui de la vérité, lui donne le sentiment de contrôler son histoire.
Elle ne se cache de rien : elle avait pris soin en amont d’étudier les horaires des marées à Berck-sur-Mer. Et après « une soirée calme » avec sa petite « Ada » dans un hôtel près de la plage, après une douche, un dîner, une tétée, et même un petit somme, Fabienne Kabou était prête. Elle a emmitouflé son enfant dans sa combinaison avec capuche en fourrure pour la conduire à la mort. Elle dit qu’elle a marché dans le sable, jusqu’à la mer. Ada aurait voulu le sein, Fabienne Kabou le lui aurait donné, et la petite se serait assoupie : « C’est à ce moment-là que je m’accroupis, je la pose sur le sable, l’eau s’est rapprochée, elle ne réagit pas, elle dort, je lui demande pardon, je me mets à pleurer, je reste encore près d’elle, je sens que l’eau monte, là, je m’éloigne, je reste à 2 mètres, à portée d’un pleur, et je me dis : si je l’entends pleurer, je vais la chercher. Et je n’entends rien. Et l’eau monte su samment sur mes bottes jusqu’à ce que je me dise, voilà c’est fait. Je me dis que soit elle dort, soit elle s’apprête à être noyée. » Fabienne Kabou dit avoir couru ensuite : « Il y a trop d’eau, j’ai pas pensé à revenir la chercher. » Cette nuitlà, le coe cient de marée était de 83. La température de l’eau, de 13 °C. Le corps sans vie d’Adélaïde a été retrouvé sur le sable par un pêcheur le lendemain matin.
Fabienne Kabou peut aisément porter un jugement sur son « mode opératoire », qu’elle trouve « violent, horrible », au point d’en être « désolée ». Devant les psychiatres qui ont conclu à une « altération de son discernement » du fait d’une « psychose délirante chronique » à thématique persécutive, elle précise : « En tout cas, moi, j’ai pas passé un moment agréable. » Mais voilà, c’était nécessaire, voire vital pour elle : « J’ai tué ma fille pour la protéger des choses pires qui pouvaient lui arriver, comme s’il y avait pire que la mort. » A savoir la vie. Fabienne Kabou considérait qu’Ada « connaîtrait des choses horribles et qu’il valait mieux […] que ça s’arrête comme ça… ». Ainsi en est-il de Fabienne Kabou qui oscille entre la réalité, avec son sens, ses lois, et ses délires où vie, mort, bien, mal, se confondent et se dissolvent. Il faudra la suivre dans ces acrobaties qui la sauvent autant qu’elles l’enfoncent, comme cette certitude qu’elle est bien responsable du meurtre de son enfant, mais pas si coupable : « J’ai l’impression d’être doublement habitée. Je sais que c’est moi qui l’ai fait, mais c’est sûr que c’est pas moi, c’est un intrus. » Ou bien : « Je sais que quand je la tue, je ne le veux pas, mais j’ai l’impression que mes mains sont liées et qu’à mes mains se substituent d’autres. » Fabienne Kabou n’en est pas arrivée là d’un coup. La maladie s’est doucement installée dans sa vie, jusqu’à l’acculer dans ses mensonges. Née à Dakar en 1977, Fabienne est la fille unique d’Angèle Boissy, secrétaire, et d’Etienne Kabou, prof d’anglais puis traducteur pour les Nations unies. Quand elle a 3 ans, son père part selon elle « en vacances, et il est revenu marié ». Fabienne grandit dans un milieu aisé, où la sorcellerie fait partie du quotidien. Elle s’isole : « J’ai jamais eu des activités de groupe, j’ai jamais fait partie d’une bande. C’est trop compliqué, trop épuisant. » On l’inscrit dans les meilleures écoles, on lui fait découvrir le dessin, la peinture, la musique, elle fait du tennis, de la natation. Elle est bonne mais s’écroule en compétition. Trop de pression. En première, elle veut devenir architecte, pour « laisser une trace ». Bachelière en 1995, elle rejoint Paris, entre au Conservatoire des Arts et Métiers. Mais n’en tire aucun diplôme. « Je voulais m’a ranchir de cette vie d’enfant gâtée, ça me débectait. » Elle s’inscrit en philo à Paris-VIII, rêve d’aller jusqu’à l’agrégation. Mais ne va pas au-delà du Deug. Devant les examens, « je perdais mes moyens, j’avais une peur bleue d’échouer ; ça a été comme ça tout le temps jusqu'à ce que je ne fasse plus rien et que je m’instruise seule. J’allais aux cours en auditeur libre, mais sans rien valider ».
Elle devient hôtesse d’accueil. Et à 24 ans, Fabienne rencontre Michel Lafon chez une de ses tantes. Il est artiste-peintre et sculpteur, et a 31 ans de plus qu’elle. Lui trouve cette jeune femme de 1,68 mètre pour 60 kilos « très belle, flamboyante, bien éduquée, cultivée ». Pour elle, c’est le premier homme. « Je recherchais quelqu’un avec qui je n’avais aucun risque d’engagement, avec qui il ne me viendrait pas à l’idée de fonder une famille. » Fabienne Kabou se coupe de ses proches, ses tantes, « médisantes et fourbes », avec « leur pouvoir de nuisance ». Elle avorte discrètement une première fois en 2003, par aspiration. A partir de 2007, sans ressources, elle s’installe dans l’atelier de Michel Lafon, à Saint-Mandé. Et s’enfonce, entend « des bruits dans la
maison ». Elle dit que « tout se gâte », elle a des « visions », des « idées récurrentes », « dégoûtantes » : « Par exemple, j’ai appris que Michel a eu une relation incestueuse avec une de ses nièces, ça vient de ma tête. » En 2009, deuxième IVG, par voie médicamenteuse cette fois. Elle dira aux psychiatres : « J’ai presque envie de dire qu’Ada n’est pas mon premier meurtre, j’ai vraiment eu l’impression de tuer quelqu’un, j’ai eu des contractions longues, douloureuses, et on accouche d’une morte ! » A partir de 2010, c’est fini. Fabienne décroche, ne sort plus. Son compagnon la croit alors absorbée par sa thèse de philosophie, qu’elle n’a en réalité jamais commencée. Parfois, elle explose : « Le thème de la persécution est récurrent chez elle. […] Elle expliquait avoir été trahie par beaucoup de gens. » Elle sait que ça ne va pas, elle n’est pas seule dans sa tête, elle se sent « parasitée » : « Ce que je vis est terrible, toutes les études de philo que j’ai faites n’ont rien à voir avec la mystique, et je retombe toujours là-dedans. » Elle ne veut pas d’enfant. Pourtant, elle arrête la pilule, et prend le risque de rapports sans protection. Fin octobre 2011, elle est enceinte. « Je me dis que c’est pas possible, que je suis assez menacée. Et pourtant, je l’ai gardée… En fait, je perds pied bien avant le crime. […] Je crois que pendant la grossesse j’ai déjà ce sentiment qu’elle est en danger. » Michel Lafon remarque son ventre, ses seins gonflés. Elle nie. Jusqu’à la fin du délai légal d’avortement. Alors, « choqué », il doute de sa paternité. « Donc, cet enfant n’avait plus qu’un parent, et ça m’arrangeait, je ne voulais pas qu’il soit le père », confie-t-elle. Fabienne Kabou vit neuf mois recluse dans l’atelier, « je suis dans la survie », avec cette impression d’être « prise en tenailles ». Elle donne le change. Raphaël Tachon, avocat d’Angèle Boissy, s’étonne : « Fabienne parle alors trois fois par semaine à sa mère qui vit en Espagne, sans jamais évoquer le bébé à venir. » Quand Michel Lafon s’occupe de son frère malade, loin de Saint-Mandé, Fabienne Kabou accouche. Elle n’a jamais eu l’intention d’aller à l’hôpital, « je ne peux pas mettre au monde un enfant dans un lieu de mort ». Seule, elle stérilise des ciseaux, prépare serviettes, plaid et couches, pose « une espèce de piscine en plastique pour recueillir le sang, le placenta ». La petite arrive avec « un cri éraillé, comme un enfant qu’on a dérangé ». Elle décide de lui donner le prénom de sa grandmère maternelle, Adélaïde. Pendant quatre jours, elle ne dit rien. A personne. Et ne déclare pas l’enfant à l’état civil : « Consciente de l’infraction que ça représentait », Fabienne Kabou ne voulait pas « la mettre en danger ». Ada n’existe pas, mais elle est là. Quand Michel rentre, Fabienne lui dit qu’Adélaïde est à elle, qu’elle a accouché à la clinique des Bluets à Paris. Il propose de la reconnaître, de l’inscrire en crèche, mais ce n’est jamais la peine. Ada ne restera pas, sa mère va bientôt venir la chercher, elle l’élèvera au Sénégal, lui fait croire Fabienne. Pendant six mois, l’enfant vit cachée dans l’atelier de Saint-Mandé. Sa mère pense toujours que tout « un écheveau de gens malveillants et intrigants » ont visé son couple et son enfant. Depuis août 2013, elle passe son temps à appeler des numéros surtaxés spécialisés en voyance. Michel Lafon, très attaché à la petite, ne voit rien, sort tous les jours au parc. Ada marche depuis ses dix mois, elle commence à parler. Fabienne est prise au piège, sa fille grandit. Le 17 novembre, elle écrit dans son carnet : « Fais le plus rapidement possible ce que tu as en tête, mais tu continues à hésiter. » Elle annonce à Michel que sa mère est à Paris chez une amie, qu’elle y emmène Ada pour son départ vers le Sénégal. Il les accompagne au bus 86 le mardi 19 novembre, en larmes. Il croit que sa fille s’envole pour l’Afrique, pendant que sa mère s’en va la noyer dans la mer. Débarrassée de ce bout d’elle-même, elle rentre le lendemain. S’arrête au Monoprix pour faire quelques courses, parce qu’il n’y a « plus rien dans le frigo ».