NOTRE SÉLECTION DE ROMANS pour l’ Eté
A 74 ans, l’auteur du “Monde selon Garp”, un ex-lutteur, continue de pratiquer le sport et publie son quatorzième roman, tête de liste de nos lectures d’été. Entretien
Aforce de s’entretenir (pas une journée sans qu’il ne consacre deux bonnes heures à faire du sport), John Irving ne vieillit pas. Les traits sans doute, et la chevelure a blanchi. Mais l’écriture n’a jamais varié. Depuis « Liberté pour les ours » (1968), Irving n’a cessé de raconter, souvent dans un même lieu – le nord-est des Etats-Unis –, des histoires de parents absents et d’enfants qui sou rent d’une blessure ou d’une perte. Le vent du postmodernisme a eu beau souffler sur les campus américains et dans les milieux littéraires new-yorkais, Irving est resté droit dans ses bottes : pour l’influence, ça continuerait d’être Dickens ou rien. Aux antipodes du minimalisme d’un Raymond Carver, John Irving serait toujours le lutteur du verbe, héritier des romanciers naturalistes du e, avec ses histoires tou ues, ses légions de personnages secondaires, cette croyance dans le pouvoir absolu de l’imagination et cette foi, dont chaque livre témoigne, en un dieu romancier.
Dans « Avenue des mystères », dont Irving retrace la longue genèse dans l’entretien qui suit, un jeune Mexicain, Juan Diego, survit avec sa soeur Lupe dans une décharge livrée aux chiens et aux orphelins. Comme sa soeur, qui s’exprime dans un sabir que lui seul peut comprendre et possède le don de lire dans les pensées d’autrui, Juan Diego ne ressemble pas aux autres pepenadores – les charognards de la décharge. Avide d’apprendre, il lit tout ce qui lui tombe sous la main. Repéré par deux vieux jésuites surpris de le voir dévorer des ouvrages qui appartenaient autrefois à leur compagnie mais que, faute de place, ils avaient balancés à la décharge, Juan Diego va connaître un destin hors du commun : John Irving raconte, en parallèle, son enfance handicapée et le voyage que, bien des années plus tard, il entreprend
aux Philippines alors qu’il a réussi à devenir écrivain. C’est un voyage exubérant au pays de la misère, et le livre le plus baroque du romancier.
Vous aimez prendre du temps pour écrire vos livres. Pendant combien d’années avez-vous travaillé sur « Avenue des mystères » ?
C’est vrai, j’écris toujours très lentement. Mes personnages et mes histoires doivent patienter pendant des années avant que je me décide finalement à passer au stade de l’écriture. Au début, « Avenue des mystères » était un scénario. Une vingtaine d’années se sont écoulées avant que je choisisse d’en faire un livre. Pendant ce temps, les histoires ont eu le temps de s’enrichir, mille détails sont venus s’ajouter, et se sont déposés, comme des couches de poussière, sur la première strate. Au fond, ma manière d’écrire, c’est le temps qui passe.
Pourquoi est-ce si lent à mûrir ?
Peut-être parce que, avant de m’y mettre, je dois connaître la fin de mon livre. Ça n’arrive pas dans un claquement de doigts. C’est comme si mes personnages devaient vivre leur histoire avant que je l’écrive.
Mais vous avez toujours plusieurs fers au feu ?
Oui. Toujours deux ou trois romans en attente. Et c’est finalement celui sur lequel j’en sais le plus que je commence à écrire en premier. Le problème, avec cette méthode, c’est que j’ai fini par comprendre qu’à mon âge je ne pourrai les mener tous à bien.
Vous dites que votre roman a d’abord été un projet de film…
C’est ce qui a tout ralenti, en plus de ma méthode habituelle. Pendant sept ans, nous avons espéré que le film se fasse en Inde. C’étaient les mêmes personnages, l’enfant handicapé et la petite fille extralucide, sauf qu’ils faisaient partie d’un cirque à Mumbai. C’était en 1988, 1989. Je suis parti en Inde pour rencontrer quelques C’est uns de ces enfants qui travaillaient dans des cirques. Nous nous sommes battus avec le gouvernement indien. La commission de censure nous mettait sans cesse des bâtons dans les roues, et le projet est finalement tombé à l’eau. Nous avons alors décidé, avec le metteur en scène, Martin Bell, de transposer l’action du film au Mexique. C’était en 1997.
C’est à ce moment que le héros est devenu Juan Diego, votre petit handicapé qui survit dans une décharge près d’Oaxaca, dans le sud du pays ?
Les échecs ont parfois d’heureuses conséquences, et cette transposition de l’histoire au Mexique en est un bon exemple. Le Mexique a rendu le roman meilleur, plus vraisemblable. Il n’y aurait d’ailleurs sans doute pas eu de livre sans ce changement de lieu. Même si, entre l’Inde et le Mexique, il y a des similitudes, comme les cirques. Beaucoup d’enfants qui vivent dans des bidonvilles tentent leur chance en y accomplissant des acrobaties au péril de leur vie. Mais ils n’ont, sinon, aucune chance de s’en sortir. C’est une situation qui a toujours cours aujourd’hui. Les enfants de la décharge que je décris continuent de brûler les détritus, sous l’autorité d’adultes qui eux-mêmes ont joué ce rôle. S’est ajoutée, avec le Mexique, l’omniprésence de la religion catholique, au travers des prêtres que je mets en scène.
Vous aviez déjà raconté le destin d’enfants en difficulté…
Oui, c’est une histoire qui m’est chère. J’ai dû la raconter dans tous mes romans, à une ou deux exceptions près. Comment une enfance difficile influe sur les grands choix qu’on doit effectuer dans la vie, c’est mon obsession. Et je pense sincèrement que, même en l’ayant traité à de nombreuses reprises, je n’ai pas épuisé le sujet. D’où vient cette obsession ? De votre enfance ? ce que je cherche sans doute à éclaircir en approfondissant ce thème de livre en livre… Vous aimez vous plonger dans un nouvel univers.
Vous aviez, dans vos précédents livres, décrit le milieu des bûcherons, des tatoueurs. Sans parler des lieux géographiques où vous vous immergez…
J’adore faire ça. Redevenir étudiant. Avoir le sentiment d’apprendre quelque chose. Retourner à l’école, en fait. J’ai adoré me remettre à l’espagnol, que je n’avais pas retravaillé depuis le collège. Je me suis documenté sur les orphelinats dans le sud du Mexique, laïques ou catholiques. Combien de bars travestis et homosexuels dans cette région, que ce soit il y a quarante ans ou de nos jours… J’aime découvrir des situations qui me sortent de ma vie ordinaire. Je crois que c’est ce que je préfère dans ce métier.
Vous effectuez une véritable enquête ?
Disons que, contrairement aux enfants des cirques, je ne m’embarque pas sans filet. Au début du livre, mon héros part en voyage aux Philippines, et c’est un voyage que j’ai moi-même accompli. J’ai de très bons amis là-bas. Je leur ai parlé de mon personnage. Je leur ai dit : montrez-moi tout ce qui, aux Philippines, pourra rappeler le Mexique à mon héros. Je veux que ce voyage lui rappelle son enfance, je veux qu’il meure à la fin du voyage dans un hôpital catholique. Ils ont établi un itinéraire que j’ai suivi. Au départ, je ne connaissais pas les Philippines. Je connaissais davantage le Mexique car j’avais des amis qui s’étaient réfugiés là-bas au moment de la guerre du Vietnam – ils ne pouvaient pas rentrer aux Etats-Unis. J’y suis allé assez souvent, au début des années 1970. En tout cas, découvrir des mondes inconnus me passionne.
Quel est le point commun de tous vos livres ?
Ce sont des histoires de désastre. Je démarre souvent par une expérience catastrophique. Je me pose cette simple question : qu’est-ce qui pourrait arriver de pire à quelqu’un qu’on aime ?
Mais d’où tirez-vous cet enthousiasme dans le style même de vos livres ?
“J’adore Shakespeare pour l’exagération. Hemingway, je l’ai toujours détesté.”
Quand j’étais adolescent, les auteurs qui m’ont influencé s’appelaient Dickens, Hardy, Melville, Hawthorne. C’est en lisant « Moby Dick » ou « la Lettre écarlate » que j’ai senti qu’une vie d’écrivain était possible. C’étaient des auteurs très visuels qui racontaient des épisodes traumatiques, sur un ton exagéré, mélodramatique. Ça m’a tout de suite parlé. A l’inverse, le style moderniste, contenu, réservé, minimaliste qui était à la mode quand j’ai commencé à m’intéresser à la littérature m’a toujours laissé froid. C’est la démesure qui me parlait. J’adore Shakespeare pour l’exagération, les tragiques grecs, parce qu’on est dans la folie. Ma sensibilité n’est pas moderne, c’est clair. Au fond, mes modèles, depuis que je suis étudiant, ce sont les romans du xixe. Et c’est quand j’ai découvert Günter Grass que j’ai compris qu’on pouvait écrire des livres à l’ancienne sur des sujets contemporains. Puis j’ai lu García Márquez et je me suis dit : voici un écrivain du xixe siècle qui a importé cet art du roman en Amérique du Sud. Puis Graham Greene et James Baldwin m’ont fait une impression très forte, parce qu’ils racontaient l’opposition entre le corps et la foi, entre la chair et la morale.
Vous ne citez aucun des grands romanciers américains du xxe siècle… Ils vous laissent de marbre ?
Pire. Hemingway, par exemple, je l’ai toujours détesté. Je n’ai jamais aimé Faulkner. Pour moi, Faulkner, c’est Joyce en moins bien.
Vous dites qu’il y a toujours un événement traumatique à la source de vos livres. Vous avez vécu un tel événement dans votre vie ?
En tout cas, j’ai été incontestablement marqué par le fait d’avoir été père très jeune. J’avais 22 ans, et j’étais encore étudiant. Cette nouvelle responsabilité a changé toutes mes perspectives sur la vie. J’ai commencé à être hanté par l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à mon enfant. Et c’est devenu le thème principal de mon oeuvre. Pourtant, rien ne m’est jamais arrivé. Je peux même dire que toute ma vie n’a été qu’une suite d’événements insignifiants et ennuyeux. Mais la peur est devenue un élément central de mon existence et de mes livres. C’est mon moteur. J’ai donc passé ma vie à inventer des personnages innocents et à imaginer qu’il leur arrivait quelque chose, peut-être pour exorciser cette possibilité dans la réalité. Je pense que cette peur est à l’origine des plus grands textes littéraires, de Shakespeare à Melville ou à Dickens. Melville a dit : mieux vaut terrifier, horrifier, choquer que donner du plaisir.
Dans le livre, la religion occupe une place particulière. Etes-vous croyant ?
J’ai grandi dans une communauté où il y avait plus de catholiques que de protestants mais je n’étais ni l’un ni l’autre. Je dois être agnostique, ou quelque chose comme ça. Le problème de l’Eglise, c’est qu’elle ne changera jamais. Le pape actuel est plus amical que Jean-Paul II. Mais je ne pense pas vivre assez longtemps pour assister à la reconnaissance par l’Eglise du droit à l’avortement, pour ne citer que celui-là. Alors oui, le pape est proche des pauvres mais c’est le moins qu’il puisse faire. Pour ces populations qui n’ont rien, croire qu’il existe autre chose est assurément la seule manière qu’elles ont de se sortir de la misère. Quant à l’institution catholique, je ne suis pas sûr qu’elle souhaite vraiment que cette misère cesse. Les Eglises, quelle qu’en soit la croyance, me font penser à des gouvernements. Elles prennent des décisions qui sont motivées par leur intérêt financier. Elles font du business. Voilà tout.
C’est un roman macabre, où la mort est très présente…
C’est vrai, il y a quelque chose de « Mort à Venise » dans ce livre. J’aurais pu l’appeler « Mort à Manille ». On sait, d’entrée de jeu, que le héros va mourir à la fin. Il a des problèmes de santé, il prend ou ne prend pas ses bêtabloquants. Juan Diego, c’est Gustav von Aschenbach. La mort, j’aime la représenter à la manière de Shakespeare. Dans « Macbeth », les sorcières n’arrêtent pas de se bidonner. N’est-ce pas la meilleure manière de mourir que d’aller jusqu’au bout aussi gaiement que possible ? « Avenue des mystères », par John Irving, traduit de l’anglais par Josée Kamoun et Olivier Grenot, Seuil, 528 p., 22 euros.