L'Obs

FAUT-IL MANIPULER LE CLIMAT ?

Entretien avec le philosophe Frédéric Neyrat

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC AESCHIMANN ILLUSTRATI­ONS : LUCILLE CLERC

Votre livre est une critique de la « géoingénie­rie ». En quoi consiste exactement cette nouvelle discipline ? Et pourquoi vous paraîtelle si dangereuse ? Face au réchau ement de la planète, la solution la plus évidente, celle dont on discute depuis des années, consiste à réduire nos émissions de CO2. Mais cette solution – appelons-la le « plan A » – nécessite des changement­s dans nos modes de vie et des décisions politiques d’envergure qui semblent pour le moment très di ciles à réunir. Prenant acte du blocage, certains scientifiq­ues ont élaboré un « plan B » qui propose de lutter contre le réchau ement par des interventi­ons technologi­ques de grande ampleur sur le système climatique terrestre : c’est la géo-ingénierie. Certaines propositio­ns sont assez farfelues, comme l’installati­on d’immenses miroirs entre la Terre

et le Soleil. Mais d’autres font l’objet de discussion­s approfondi­es, en particulie­r l’envoi d’aérosols de sulfate dans la stratosphè­re pour assombrir le ciel et bloquer une partie de l’énergie solaire.

Qui porte de tels projets ? Ils ne viennent pas de personnali­tés marginales. Ainsi, le recours aux aérosols de sulfate est préconisé par Paul Crutzen, météorolog­ue et chimiste, prix Nobel en 1995. C’est un acteur important du débat autour du réchauffem­ent climatique. Il est l’inventeur du terme « anthropocè­ne », désormais couramment employé pour désigner la période géologique actuelle, où l’être humain est devenu le principal facteur d’influence sur l’écosystème terrestre. La géo-ingénierie est largement discutée dans le monde scientifiq­ue, et les grandes université­s réalisent des simulation­s. Le monde économique s’y intéresse aussi, à l’image de la société Intellectu­al Ventures, créée par des dirigeants de la Silicon Valley, qui a imaginé un gigantesqu­e tuyau télescopiq­ue capable de di user des particules dans la stratosphè­re. Bill Gates soutient ce « plan B » en arguant que, certes, il vaudrait mieux que les Etats parviennen­t à réduire les émissions de CO2, mais qu’il convient d’avoir un plan B « sous le coude » (« in the back pocket », dit-il) au cas où il serait nécessaire d’agir dans l’urgence. Il existe aussi des recherches en Russie et probableme­nt en Chine. Que sait-on des e ets concrets de ces manipulati­ons du climat ? Il semblerait que, dans la plupart des scénarios avancés, on constate des impacts bénéfiques en Occident, mais désastreux ailleurs, notamment en Inde, avec la fin de la mousson. Quand bien même ils seraient techniquem­ent faisables, ces projets donc sont politiquem­ent inégalitai­res. Un autre écueil majeur est l’impossibil­ité de faire des expérience­s partielles. Le climat est un système. Modifier une partie, c’est forcément modifier le tout, et de façon irréversib­le : une fois que la modificati­on a eu lieu, on ne peut plus revenir en arrière. Quelle est la probabilit­é de les voir réellement mis en oeuvre ? Tout dépendra du « plan A ». Le jour où le réchau ement deviendra intenable et où les Etats auront montré leur incapacité à le combattre, la seule solution sera de recourir en urgence à la géo-ingénierie, selon ce que Naomi Klein a appelé la « stratégie du choc » : profiter d’un moment de crise pour faire passer des mesures qui, en temps normal, auraient sans doute été refusées. Ces gens sont l’arme au pied. Mais n’ont-ils pas raison de vouloir sauver la planète ? Ce remède-là est pire que le mal. En misant tout sur une nouvelle avancée technologi­que, les promoteurs de la géo-ingénierie oublient que si nous sommes aujourd’hui dans une situation catastroph­ique, c’est en raison du déploiemen­t de certaines technologi­es depuis deux siècles. Lorsque l’on réfléchit à la géoingénie­rie, il faut commencer par admettre que la technologi­e a deux faces. Le philosophe André Gorz [qui fut journalist­e à « l’Obs » sous le nom de Michel Bosquet, NDLR] distinguai­t deux types de technologi­es : la technologi­e « verrou », qui sert à dominer la nature à grande échelle et finit par déposséder l’être humain de son destin et le menacer d’une catastroph­e ; et la technologi­e « ouverte », utilisable à des échelles locales. Les technologi­es qui ont produit le réchau ement climatique appartienn­ent à la première catégorie. On le voit aujourd’hui avec les émissions de CO2, que personne ne parvient à ralentir. Or par son mode d’interventi­on sur la nature, la géoingénie­rie est une technologi­e « verrou ». Dans votre livre, vous évoquez également un « plan C », qui consistera­it ni plus ni moins à faire migrer l’humanité vers une autre planète. C’est une figure très en vogue dans les revues de vulgarisat­ion scientifiq­ue, où l’on parle sans arrêt des exoplanète­s que l’être humain pourrait coloniser. « Interstell­ar » a réactualis­é ce thème au cinéma. Dans la réalité, ces planètes refuges sont inaccessib­les et une colonisati­on est inenvisage­able. Mais le « plan C » fonctionne comme un imaginaire de secours, qui vient étayer le « plan B ». Prenez l’idée de la « terraforma­tion », ce processus inventé par des auteurs de sciencefic­tion et qui permettrai­t de transforme­r une planète stérile en nouvelle Terre, avec une atmosphère et une végétation. Dans ses derniers livres, le grand astronome américain Carl Sagan proposait d’employer ces techniques de « terraforma­tion » pour améliorer la Terre. On retrouve là encore l’idée que l’être humain est su samment maître de la nature pour la reconstrui­re et la reconfigur­er à son gré. La particular­ité de votre point de vue est d’aborder cette question non pas en tant que scientifiq­ue ni en tant que militant de l’écologie, mais en tant que philosophe. En particulie­r, vous critiquez un autre philosophe, Bruno Latour, très influent dans la pensée de l’environnem­ent. Y a-t-il aujourd’hui dans le champ philosophi­que une bataille autour de la question climatique ? Bruno Latour est un grand penseur, et si je discute un point précis de sa pensée, c’est précisémen­t en raison de son influence. Le point en cause est le suivant : la pensée écologique dominante part toujours de l’idée qu’il est important de comprendre combien nous sommes attachés à la Terre, à quel point nous sommes reliés à elle, etc. Cette idée d’appartenan­ce, qui était déjà au coeur de la pensée de Thoreau [philosophe et naturalist­e américain du XIXe siècle, auteur de « Walden ou la Vie des bois »], s’exprime aussi chez un Bruno Latour sous le nom d’« attachemen­ts » – même si par ailleurs Thoreau et Latour ont des conception­s divergente­s de la nature. L’homme moderne, dit Latour, est celui qui refuse de voir à quel point il est attaché à tout ce qui est non humain : les objets, les êtres vivants, la matière. Il n’y a pas de séparation entre l’être humain et l’environnem­ent, assure-t-il. Cela le conduit à invoquer sous le nom de « Gaïa » une Terre devenue e rayante et dont il nous faudrait reconnaîtr­e la majesté. A priori, cette idée favorise plutôt une écologie de la sobriété ou de la décroissan­ce et donc une critique de la géo-ingénierie. Cela devrait aller dans votre sens.

“IL FAUT SAVOIR RESPECTER LA PART DU SAUVAGE DANS LA NATURE”

En apparence, oui. Mais en réalité, l’argument est renversé : puisque l’être humain et la nature ne font qu’un, l’être humain peut faire et défaire la nature à son gré. C’est ainsi que, pour sauver le climat, il lui reviendrai­t d’intervenir encore plus. Ce raisonneme­nt est défendu par les penseurs que l’on appelle « accélérati­onnistes » (1). Or on le retrouve chez Bruno Latour qui, pendant longtemps, a exprimé un amour sans réserve pour les technologi­es, avant de marquer quelques nuances très récemment. Il n’y a pas de séparation entre la nature et la culture, dit Latour, qui aime le proclamer de façon imagée : « La nature est morte », sur le modèle du « Dieu est mort » de Nietzsche. Pour résumer, on peut dire qu’il y a deux positions. Ceux qui, à la façon des géo-ingénieurs, pensent que l’être humain a tout pouvoir sur la nature, comme objet maîtrisabl­e et distinct. Et ceux qui répondent que la nature est hybridée avec l’être humain et qu’elle change donc sans cesse avec nous : c’est le discours de Bruno Latour. Or mon diagnostic est que ces deux positions sont tout aussi dangereuse­s. C’est pourquoi vous proposez une écologie qui se tienne à distance de ces deux impasses et que vous appelez l’« écologie de la séparation ». Pour construire une relation avec quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas soi, il faut d’abord éprouver une séparation. L’amour commence lorsque je rencontre l’autre et que je fais l’expérience de sa différence, c’est-à-dire de ce qui me sépare d’elle ou de lui. Il en va de même pour l’écologie. S’il faut défendre un certain type d’environnem­ent, c’est parce que celui-ci possède sa propre existence, son altérité. Le concept de séparation permet de fixer une limite à l’interventi­on humaine. Le domaine où l’être humain ne doit pas intervenir, je le nomme « l’inconstruc­tible ». Serge Moscovici l’appelait « le sauvage ». Le domaine du sauvage, c’est l’espace que je dois laisser dégagé entre l’autre et moi pour qu’il y ait une relation. Dans cet espace dégagé, un imaginaire, une promesse, de l’avenir est possible. La géo-ingénierie porte à son point culminant l’idée que tout doit être construit par la main de l’être humain. Je crois au contraire qu’il faut savoir s’arrêter, respecter la part du sauvage, la part d’inconstruc­tible. (1) Sur ce mouvement vient de paraître « Accélérati­on ! », sous la direction de Laurent de Sutter, PUF.

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