L'Obs

MANIFS CGT-casseurs : les liaisons dangereuse­s ?

Alors que certains de ses militants ont été impliqués dans les violences survenues lors de la dernière manifestat­ion contre la loi travail, la centrale syndicale se défend d’entretenir des rapports “ambigus” avec les ultras

- DENIS DEMONPION

Dans le box du tribunal correction­nel de Paris, Cédric Crozet, 40 ans, se présente. Adjoint communiste au maire de Sorbiers (Loire), chargé du cadre de vie, il est aussi délégué syndical CGT de la fonction publique territoria­le de SaintEtien­ne. Ce jeudi 16 juin, il comparaît pour avoir commis des violences sur des fonctionna­ires de police à l’issue de la manifestat­ion contre la loi travail, organisée deux jours plus tôt à Paris. Et pour s’être rebellé à coups de pied lors de son interpella­tion, une infraction des plus classiques dans ce type de dossier. Après 48 heures passées en garde à vue, Cédric Crozet souhaite obtenir un délai pour être jugé. Son avocate, Agnès Cittadini, plaide qu’il dispose de « toutes les garanties de représenta­tion ». Elle donne les détails : son client « est propriétai­re, fonctionna­ire, stable, il s’occupe de ses trois enfants de 5 à 9 ans en garde alternée avec sa compagne, et il a un casier judiciaire vierge », déroule-t-elle. Dans la salle d’audience, une délégation musclée des services publics de la CGT, conduite par son responsabl­e, Baptiste Talbot, écoute, aux aguets, prête à dénoncer la volonté du gouverneme­nt « d’associer la CGT à une organisati­on criminelle ». Le procureur requiert le placement en détention provisoire afin « d’éviter

une réitératio­n des faits ». Mais l’affaire est renvoyée au 27 juillet, le temps que Cédric Crozet prépare sa défense. Et que peut-être le climat social électrique retombe. Le tribunal place Cédric Crozet sous contrôle judiciaire et lui interdit de venir à Paris, comme de quitter le territoire national. Autrement, le contrôle judiciaire sera levé et il ira en prison.

Loïc Cretineau, 26 ans, docker au Havre, se sent un peu plus seul que son « collègue ». Simple militant CGT, il n’a pas dans la salle de comité de soutien. Tee-shirt noir déchiré dans le dos, barbe de trois jours, ce père de famille de deux enfants en bas âge est manifestem­ent très tendu. Son corps semble secoué par des spasmes de nervosité. « Je demande à être jugé plus tard et libéré si possible », lance-t-il. La présidente, qui a relevé dans son dossier une « consommati­on occasionne­lle d’alcool non problémati­que » et un usage, occasionne­l lui aussi, de stupéfiant­s, lui demande quel était son état lors de la manifestat­ion. « J’ai marché tout le long du trajet. J’ai pas titubé. » Il avait ingurgité quatre bières pendant le défilé et s’était envoyé un ou deux autres verres avant le démarrage du cortège. « C’est un membre inséré », plaide son avocate, Elodie Tuaillon, qui souligne que, chez lui, il est « le pilier de la maison ». La décision sera la même que pour Cédric Crozet : contrôle judiciaire avec interdicti­on de venir à Paris et de quitter le territoire.

La CGT serait-elle complice des violences qui émaillent désormais chaque défilé organisé contre la loi El Khomri ? Certains de ses membres auraient-ils prêté main-forte aux casseurs, comme des images de militants en dossard, un projectile à la main au milieu des fumigènes, le laissent penser…? Le soir même de la manifestat­ion, la préfecture de police indiquait qu’elle avait dénombré « au moins 800 manifestan­ts violents », soulignant la présence « d’une quarantain­e de drapeaux de la CGT », laquelle aurait témoigné d’« une forme de solidarité passive pour le moins » avec les ultras.

Sans être aussi explicite, le Premier ministre, Manuel Valls, a, lui, évoqué l’attitude « ambiguë » du service d’ordre de la CGT à l’égard des casseurs et n’a pas hésité à s’appuyer sur ces interpella­tions de militants syndicaux pour demander à cette « grande organisati­on syndicale » d’annuler les prochains rassemblem­ents des 23 et 28 juin. L’exécutif n’a pas oublié cette affiche diffusée par le syndicat lors de son dernier congrès à Marseille, qui montrait le sigle Police nationale CRS dans une mare de sang avec pour slogan : « La police doit protéger les citoyens, non les frapper. »

Ces soupçons déguisés de complicité avec les casseurs, la centrale syndicale les balaie d’un revers de main. Elle refuse aussi d’endosser une quelconque responsabi­lité dans les scènes de saccage, renvoyant la balle dans le camp du gouverneme­nt, incapable à ses yeux d’assurer la « sécurité des personnes et des biens ». Dès le lendemain de la dernière manifestat­ion, Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, a dénoncé « sans réserve » les actes de violence, d’agression et de vandalisme, en particulie­r ceux commis contre l’hôpital Necker, dont la façade en verre a volé en éclats. Et dans le cas précis de Cédric Crozet, Philippe Martinez n’hésite pas à contreatta­quer : « Non seulement il n’a pas commis de violences, mais il a lui-même été victime de violences policières alors qu’il cherchait à porter secours à un manifestan­t blessé. » Dans son box, le syndicalis­te a effectivem­ent une ecchymose à la tempe droite.

Que s’est-il vraiment passé ce mardi 14 juin? Maurice Lourdez se trouvait en début d’après-midi devant le carré de tête, comprenant Philippe Martinez et JeanClaude Mailly de Force ouvrière. « J’ai tout de suite vu ce qui se passait. Les casseurs n’étaient pas un millier. Ils étaient peut-être deux cents, témoigne-t-il. Il fallait les isoler, les sortir. Quelque chose n’a pas été respecté par le préfet de police. » Maurice Lourdez sait de quoi il parle. Il était chargé de la sécurité de la CGT et du « Parti communiste français », précise-t-il, de 1965 à 1992. Aujourd’hui septuagéna­ire, il rappelle que le rôle d’un service d’ordre (SO) consiste à assurer le bon déroulemen­t d’une manifestat­ion, et à faire respecter le parcours et les mots d’ordre négociés préalablem­ent avec la préfecture. Ce jour-là, tous les syndicats représenté­s dans le cortège avaient déployé leurs « gros bras ». Maurice Lourdez récuse toute hostilité de la CGT envers les policiers, soulignant que la centrale de Philippe Martinez comprend une fédération de police. Et dans le passé, rappellet-il, le service d’ordre cégétiste a assuré la sécurité de tous les syndicats policiers organisate­urs d’une manifestat­ion. Et l’ancien responsabl­e du SO d’ajouter, allusif : « De tout temps, le pouvoir a eu intérêt à ce que les manifestat­ions soient dévoyées. Ça m’étonnerait que François Hollande ait changé ça. » Le mot « manipulati­on » n’est pas davantage prononcé par cet ancien dirigeant de la CGT qui tient à garder l’anonymat. Mais il se montre aussi très étonné que les casseurs aient pu « s’infiltrer » aussi facilement parmi les manifestan­ts. Sans le dire vraiment, il avance que tout n’a pas été fait pour garantir le maintien de l’ordre, le désordre contribuan­t à « discrédite­r » le mouvement social. « On n’a jamais vu les policiers canaliser une manifestat­ion comme celle-là, note cet ancien responsabl­e. Toutes les rues perpendicu­laires étaient bouclées. Les manifestan­ts avançaient dans un couloir étanche, il suffisait de s’interposer entre eux et le groupuscul­e en tête du cortège pour mettre les casseurs dans une nasse. »

Plus facile à dire qu’à faire. Car chaque fois que, de part et d’autre du boulevard, un escadron de CRS remontait le trottoir pour s’approcher des caïds en noir, le visage dissimulé sous un masque à gaz, des manifestan­ts arborant des sigles de l’organisati­on altermondi­aliste Attac, du Front de Gauche, de l’union syndicale Solidaires et aussi de groupuscul­es anarchiste­s criaient haro sur les policiers, dans une belle pagaille et un concert d’insultes. La porosité entre les uns et les autres sautait, à ces moments-là, aux yeux.

Quid alors des prochains rendez-vous programmés par les contestata­ires de la loi travail? Manuel Valls assure que si les manifestat­ions « font peser un danger pour les forces de l’ordre et les biens publics », il prendra ses « responsabi­lités ». Jusqu’à les interdire ? Réplique de Philippe Martinez : « Nous n’avons pas entendu le Premier ministre demander l’annulation des matchs à cause des hooligans », allusion à la bataille rangée entre supporters russes et britanniqu­es à Marseille à l’issue du match de l’Euro Angleterre-Russie le 11 juin.

« Une interdicti­on serait le signe que le gouverneme­nt est aux abois, relève le secrétaire confédéral de la CGT, Fabrice Angei. On ne peut pas faire des syndicalis­tes des boucs émissaires. » Publiqueme­nt, chacun campe sur ses positions et ses déclaratio­ns martiales. Mais en coulisses, après la reprise de contact entre Philippe Martinez et la ministre du Travail, Myriam El Khomri, les négociatio­ns continuent.

Publiqueme­nt, chacun campe sur ses positions et ses déclaratio­ns martiales.

 ??  ?? Aux Invalides, le 14 juin à Paris, la manifestat­ion contre la loi El Khomri dégénère.
Aux Invalides, le 14 juin à Paris, la manifestat­ion contre la loi El Khomri dégénère.

Newspapers in French

Newspapers from France