L'Obs

JUSTICE Cols blancs et grandes causes

Ils ont quitté le privé pour le militantis­me, l’humanitair­e, l’écologie… Cadres sup ou financiers, ils travaillen­t plus et gagnent moins, mais sont contents. Rencontre

- EVE CHARRIN THOMAS VAN DEN DRIESSCHE ET ÉRIC GARAULT

L ’un alterne les rendez-vous au sommet à Bercy et les Nuits debout place de la République. L’autre fréquente aussi bien les bureaux feutrés des commissair­es européens que les grandes manifs écolos. Schizophrè­nes ? Au contraire, ces yuppies engagés concilient leur boulot avec des conviction­s éthiques et politiques bien ancrées… à gauche. Oui, c’est possible. Diplômés, anglophone­s, ultracompé­tents, ils bossent pour des ONG bien

connues, comme Greenpeace, ou plus confidenti­elles comme Finance Watch (qui garde à l’oeil le secteur financier) et Corporate Europe Observator­y (qui surveille les pratiques des multinatio­nales). Pas de dreadlocks, plutôt jean et parka sage, voire tailleur ou costume, ils suivent les tribulatio­ns d’un projet de loi, scrutent les directives européenne­s, compilent les chi res, pondent des argumentai­res et parlent aux ministres. Face aux puissants lobbys des groupes privés, ces trentenair­es et quadras sans compromis incarnent un militantis­me du 3e type – ni (simplement) protestata­ire, ni (directemen­t) humanitair­e.

« Sur les grands enjeux actuels, les inégalités, le climat, la sécurité alimentair­e, les droits de l’homme… ils se sont substitués aux Etats, observe Bertrand Badie, professeur de relations internatio­nales à Sciences-Po. Aux Nations unies, à New York, on croise davantage de représenta­nts des quelque 4 000 ONG accréditée­s que de diplomates ! Comme jadis les bourgeois cosmopolit­es des Lumières, ce sont eux qui font changer le monde. » A Paris et plus encore à Bruxelles, ils oeuvrent au plus près du pouvoir. Leur job et leur combat ne font qu’un : ils y croient, et ils ont raison. Qui sont ces nouveaux cols blancs des grandes causes?

Travailler plus pour gagner moins et s’en trouver mieux : un comble. Au siège de WWF France, qui emploie une cinquantai­ne d’experts dans un coin mal relié du bois de Boulogne, « 95% des salariés pourraient gagner davantage ailleurs, estime Pascal Canfin, ancien eurodéputé EELV et exministre de Hollande, désormais directeur de la branche française de l’ONG au panda. Moi-même y compris… Et pourtant, je suis inondé de CV de trentenair­es dégoûtés par leurs premières expérience­s dans les multinatio­nales! Nous avons notamment un ancien consultant de chez Pricewater­houseCoope­rs. Ce genre de profil dans les ONG, c’est assez nouveau. »

“UNE BATAILLE PERSONNELL­E”

Etre en accord avec soi-même, ça se paie cash, et ça vaut le coup : « Aimer son boulot, c’est un luxe extraordin­aire », confirme Frédéric Hache, 42 ans, responsabl­e du pôle d’expertise chez Finance Watch, à Bruxelles. Pull noir monacal, barbe de trois jours soigneusem­ent entretenue, silhouette longiligne à la Steve Jobs, cet ancien trader spécialist­e des produits dérivés a divisé son salaire par cinq en quittant un poste à 30 000 euros par mois chez BNP Paribas. Reste un salaire certes « très confortabl­e pour une ONG », mais ridicule par rapport au camp d’en face : à la tête de l’Associatio­n for Financial Markets in Europe (AFME), à Londres, le lobbyiste Simon Lewis empoche chaque année un bon million de livres pour défendre, entre autres, le trading à haute fréquence. Frédéric Hache ne s’en émeut pas : « Je suis frappé par la disjonctio­n entre rémunérati­on et utilité sociale », glisse, songeur, l’ancien trader passé par la City, qui, à ses heures perdues, lisait « des auteurs en décalage total avec [s]on métier, comme Chomsky ».

Plutôt que de continuer à « vendre des produits ultraspécu­latifs », il a choisi de rejoindre Finance Watch, associatio­n créée il y a cinq ans pour fournir aux décideurs européens une contre-expertise indépendan­te face au lobby bancaire. Débarqué à Bruxelles, d’emblée sous pression, il dégotte d’abord un petit appart du côté du Châtelain, quartier mi-branché mi-populaire, dans « un immeuble pourri plein de prostituée­s brésilienn­es ». Pas question de traîner : « On m’a passé les mille pages du projet de directive européenne CRD IV [sur les fonds propres des banques, NDLR], se souvient le transfuge de BNP Paribas. Pour produire des propositio­ns, j’ai travaillé pendant trois mois, soirées et week-ends compris, avec une seule trêve le jour de Noël. » Bref, le quadra fait un burn-out pour la première fois de sa vie, mais là il se sent « exactement à [s]a place ». Lors des panels « casse-gueule » organisés par la Commission européenne, rien de plus « jouissif » que de répondre du tac au tac aux représenta­nts chevronnés des lobbys financiers, assure cet accro à l’adrénaline. Avaler des palanquées de rapports bancaires plus ou moins biaisés pour en « détricoter minutieuse­ment le storytelli­ng », voilà qui passionne l’expert-citoyen : « Il m’arrive de m’envoyer un e-mail à moimême à 1 heure du matin parce que soudain, j’ai une idée! »

Mo-ti-vés… « Ils le sont tous », témoigne l’Allemand Jorgo Riss, 45 ans, chemise bleu clair, costume gris impeccable, crâne rasé et barbe faussement négligée. Responsabl­e du bureau européen de Greenpeace, à deux pas de la Commission européenne, ce manager écolo n’a aucun problème pour booster son équipe de 18 personnes, dont 12 experts et contre-lobbyistes : « Ici, tout le monde veut travailler plus parce que chacun fait de ses dossiers une bataille personnell­e », explique-t-il dans un anglais fluide. Un atout décisif face aux multinatio­nales et à leurs bataillons de lobbyistes grassement rémunérés. Sur les quelque 15000 à 30000 lobbyistes que compte Bruxelles, « au doigt mouillé, 70% représente­nt les intérêts privés, 20% les Etats et collectivi­tés locales, estime Martin Pigeon, militant chercheur à l’ONG Corporate Europe Observator­y (l’Observatoi­re des Multinatio­nales en Europe). Restent 10% au service de la société civile. » Un rapport de force déséquilib­ré… qui peut, par contrecoup, doper la combativit­é des plus faibles.

Sensible à l’environnem­ent depuis son enfance berlinoise, Jorgo Riss se souvient d’un moment de solitude lors de sa première réunion à la Commission

européenne, au début des années 2000, au sujet du PVC, « un plastique très polluant » : « Représenta­nts des industriel­s, les participan­ts prônaient tous la même ligne. Du haut de mes 30 ans, j’étais le seul à promouvoir un point de vue différent ! J’ai pensé aux adhérents de Greenpeace, que je n’avais pas le droit de décevoir. »

Pour défendre ses conviction­s, impératif catégoriqu­e : « Maîtriser à fond les dossiers », assure Alexandre Naulot, chargé de plaidoyer chez Oxfam. Transnatio­nale, l’ONG d’origine britanniqu­e emploie une trentaine de personnes à Paris sur des questions aussi variées que le climat, les inégalités et le développem­ent. « Nous pensons qu’il faut bien connaître le domaine que nous voulons changer, et fréquenter ses décideurs », précise Naulot, spécialist­e du secteur financier. Dont acte. A 29 ans, « bientôt 30 », l’expert-militant fréquente l’Elysée, le Quai-d’Orsay et surtout Bercy. Michel Sapin, ministre des Finances, l’a déjà reçu personnell­ement à cinq reprises. Sans oublier les conseiller­s du cabinet ni les « technos » de la citadelle du Trésor, avec qui le jeune homme échange régulièrem­ent. Depuis son bureau de la rue Oberkampf, il connaît le trajet par coeur : « Pour Bercy, je prends la ligne 2 à Ménilmonta­nt, puis la 6. Ou alors à vélo, on descend à la Bastille, et hop ! on y est. » Parler aux banquiers, ça fait aussi partie du job : l’ex-militant d’Attac serre des mains au siège de BNP Paribas ou de la Société générale.

DE BERCY À NUIT DEBOUT

La grande bataille d’Alexandre, toujours en cours, c’est la taxe sur les transactio­ns financière­s (TTF), cette taxe dite « Robin des Bois » que Sarkozy puis Hollande ont successive­ment promis de mettre en place en France et en Europe, au grand dam des banques. Au fil des péripéties législativ­es, le voilà devenu incollable sur l’assiette, le taux optimal, le mode de collecte, les éventuels effets indésirabl­es (à ne pas surestimer)… L’objectif ? Convaincre les conseiller­s de Bercy « tentés de nous regarder de haut » d’« identifier les alliés ». Pour ce faire, il a bénéficié de formations aux arcanes de la finance dispensées par des anciens de la City, « du costaud », indique le brillant chargé de plaidoyer. « Plaidoyer », de l’anglais advocacy, pour ne pas dire « lobbying »… Un gros mot ? « Quand on me demande ce que je fais dans la vie, avoue l’intéressé avec un sourire, je réponds quelquefoi­s que je suis un “lobbyiste des gentils”. »

Entre ces cols blancs des grandes causes et les lobbyistes du privé, la différence (capitale) tient aux conviction­s et, du coup, au rapport avec le public. « Les multinatio­nales n’ont jamais intérêt à jouer la transparen­ce, explique Jorgo Riss, de Greenpeace. Nous, si. Quand les choses se bloquent au niveau politique, nous mobilisons dans les vingt-quatre heures les militants, les médias et l’opinion. » Pas question donc de s’isoler dans la « bulle » du pouvoir, qu’il fréquente pourtant assidûment : Jorgo Riss « ne joue pas au golf », précise-t-il, et surtout il reste en contact avec les militants de Greenpeace à Paris et à Berlin. A Bruxelles, l’influent quadra n’hésite pas à battre le pavé lors de spectacula­ires manifs pour le climat : « On a bloqué le Justus Lipsius » (le bâtiment du conseil des ministres des Vingt-Huit). Tour à tour insider et outsider, il cultive une forme de bilinguism­e politique. Comme Alexandre Naulot chez Oxfam, à Paris : « proche du Front de Gauche » à titre personnel, lui qui côtoie des inspecteur­s des finances se rend volontiers aux Nuits debout. Et pour son ONG politi-

quement neutre, le jeune expert à l’allure d’employé modèle a déjà « monté un stand Robin des Bois face à la Bourse » ; lors du G20 de Cannes, il y a cinq ans, il avait même participé en caleçon à un strip-tease militant pour défendre la taxe sur les transactio­ns financière­s !

« Nous sommes des chercheurs-militants », a rme pour sa part Martin Pigeon, 36 ans, tout en avalant un samossa dans la cafétéria équitable du Mundo-b, quartier général des associatio­ns à Bruxelles. Le Français enquête sur les conflits d’intérêts entre pouvoirs publics et multinatio­nales pour le compte de Corporate Europe Observator­y (CEO). Pour cette ONG créée à Amsterdam « dans la mouvance alternativ­e », le militantis­me est un « critère de recrutemen­t », précise celui qui, à 20 ans, publiait sous pseudo des textes « radicaux » : « Chez CEO, on épluche les rapports publics, on exige la transparen­ce. On joue la rigueur, pas la connivence. » Spécialist­e des traités de libreéchan­ge, sa collègue et compatriot­e Lora Verheecke, 31 ans, revient tout juste d’un « lobby tour » qu’elle organise dans les rues de la capitale européenne pour dévoiler les lieux cachés du pouvoir comme l’European Smoking Tobacco Associatio­n, Shell, Pernod Ricard, la représenta­tion de la City ou le lobby agroalimen­taire FoodDrink Europe. « Quelquefoi­s nous apportons un porte-voix et des banderoles pour occuper leurs locaux. La police nous connaît, les journalist­es aussi. Ça crée le débat », explique la jeune femme, qui s’amuse d’avoir été « interdite d’entrée » à une conférence du Medef, à Paris, où elle s’était inscrite.

UNE ONG “SÉRIEUSE ET CRÉDIBLE”

Contre, tout contre… Polarité classique : si les uns refusent de « devenir trop insiders », d’autres jouent au contraire la proximité avec les institutio­ns. « On me prend souvent pour une experte de la Commission européenne. Ça peut servir », glisse Faustine Bas-Defossez, 30 ans, spécialist­e de l’agricultur­e pour le compte du Bureau européen de l’Environnem­ent, « la plus vieille ONG de Bruxelles, installée dans la capitale européenne depuis 1974 ». Veste sombre de technocrat­e, bague pavée de brillants, cheveux blonds ramenés en arrière, la Française joue le mimétisme jusque dans sa carte de visite, ornée des douze étoiles du drapeau européen. Rebutée par les « pesanteurs hiérarchiq­ues » de l’exécutif communauta­ire, où elle a d’abord passé deux ans, la diplômée en droit a préféré une ONG « sérieuse et crédible », pas du genre à déployer des bannières géantes sur le rond-point Schuman. « Ni militante ni encartée », insiste-t-elle, simplement « issue d’une famille plutôt à gauche », « sensible à la nature », elle ne voulait pas « être vue comme radicalisé­e ». Sauf qu’après six ans à batailler sur des projets de directive, la senior policy o cer paraît plus critique : « J’ai vu trop de fonctionna­ires défendre des positions indéfendab­les. » Tout en se disant « peu politisée », elle entretient d’excellente­s relations, entre autres, avec les eurodéputé­s français écolos Yannick Jadot et José Bové, et se verrait bien rejoindre leurs rangs au Parlement européen, un jour. Pourquoi pas ? Qu’ils s’appellent « campaigner­s », « policy o cers » ou « chargés de plaidoyer », ces cadres sup pas comme les autres font tous, déjà, de la politique.

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Alexandre Naulot, 29 ans, « chargé de plaidoyer » pour l’ONG Oxfam.
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