JUSTICE Cols blancs et grandes causes
Ils ont quitté le privé pour le militantisme, l’humanitaire, l’écologie… Cadres sup ou financiers, ils travaillent plus et gagnent moins, mais sont contents. Rencontre
L ’un alterne les rendez-vous au sommet à Bercy et les Nuits debout place de la République. L’autre fréquente aussi bien les bureaux feutrés des commissaires européens que les grandes manifs écolos. Schizophrènes ? Au contraire, ces yuppies engagés concilient leur boulot avec des convictions éthiques et politiques bien ancrées… à gauche. Oui, c’est possible. Diplômés, anglophones, ultracompétents, ils bossent pour des ONG bien
connues, comme Greenpeace, ou plus confidentielles comme Finance Watch (qui garde à l’oeil le secteur financier) et Corporate Europe Observatory (qui surveille les pratiques des multinationales). Pas de dreadlocks, plutôt jean et parka sage, voire tailleur ou costume, ils suivent les tribulations d’un projet de loi, scrutent les directives européennes, compilent les chi res, pondent des argumentaires et parlent aux ministres. Face aux puissants lobbys des groupes privés, ces trentenaires et quadras sans compromis incarnent un militantisme du 3e type – ni (simplement) protestataire, ni (directement) humanitaire.
« Sur les grands enjeux actuels, les inégalités, le climat, la sécurité alimentaire, les droits de l’homme… ils se sont substitués aux Etats, observe Bertrand Badie, professeur de relations internationales à Sciences-Po. Aux Nations unies, à New York, on croise davantage de représentants des quelque 4 000 ONG accréditées que de diplomates ! Comme jadis les bourgeois cosmopolites des Lumières, ce sont eux qui font changer le monde. » A Paris et plus encore à Bruxelles, ils oeuvrent au plus près du pouvoir. Leur job et leur combat ne font qu’un : ils y croient, et ils ont raison. Qui sont ces nouveaux cols blancs des grandes causes?
Travailler plus pour gagner moins et s’en trouver mieux : un comble. Au siège de WWF France, qui emploie une cinquantaine d’experts dans un coin mal relié du bois de Boulogne, « 95% des salariés pourraient gagner davantage ailleurs, estime Pascal Canfin, ancien eurodéputé EELV et exministre de Hollande, désormais directeur de la branche française de l’ONG au panda. Moi-même y compris… Et pourtant, je suis inondé de CV de trentenaires dégoûtés par leurs premières expériences dans les multinationales! Nous avons notamment un ancien consultant de chez PricewaterhouseCoopers. Ce genre de profil dans les ONG, c’est assez nouveau. »
“UNE BATAILLE PERSONNELLE”
Etre en accord avec soi-même, ça se paie cash, et ça vaut le coup : « Aimer son boulot, c’est un luxe extraordinaire », confirme Frédéric Hache, 42 ans, responsable du pôle d’expertise chez Finance Watch, à Bruxelles. Pull noir monacal, barbe de trois jours soigneusement entretenue, silhouette longiligne à la Steve Jobs, cet ancien trader spécialiste des produits dérivés a divisé son salaire par cinq en quittant un poste à 30 000 euros par mois chez BNP Paribas. Reste un salaire certes « très confortable pour une ONG », mais ridicule par rapport au camp d’en face : à la tête de l’Association for Financial Markets in Europe (AFME), à Londres, le lobbyiste Simon Lewis empoche chaque année un bon million de livres pour défendre, entre autres, le trading à haute fréquence. Frédéric Hache ne s’en émeut pas : « Je suis frappé par la disjonction entre rémunération et utilité sociale », glisse, songeur, l’ancien trader passé par la City, qui, à ses heures perdues, lisait « des auteurs en décalage total avec [s]on métier, comme Chomsky ».
Plutôt que de continuer à « vendre des produits ultraspéculatifs », il a choisi de rejoindre Finance Watch, association créée il y a cinq ans pour fournir aux décideurs européens une contre-expertise indépendante face au lobby bancaire. Débarqué à Bruxelles, d’emblée sous pression, il dégotte d’abord un petit appart du côté du Châtelain, quartier mi-branché mi-populaire, dans « un immeuble pourri plein de prostituées brésiliennes ». Pas question de traîner : « On m’a passé les mille pages du projet de directive européenne CRD IV [sur les fonds propres des banques, NDLR], se souvient le transfuge de BNP Paribas. Pour produire des propositions, j’ai travaillé pendant trois mois, soirées et week-ends compris, avec une seule trêve le jour de Noël. » Bref, le quadra fait un burn-out pour la première fois de sa vie, mais là il se sent « exactement à [s]a place ». Lors des panels « casse-gueule » organisés par la Commission européenne, rien de plus « jouissif » que de répondre du tac au tac aux représentants chevronnés des lobbys financiers, assure cet accro à l’adrénaline. Avaler des palanquées de rapports bancaires plus ou moins biaisés pour en « détricoter minutieusement le storytelling », voilà qui passionne l’expert-citoyen : « Il m’arrive de m’envoyer un e-mail à moimême à 1 heure du matin parce que soudain, j’ai une idée! »
Mo-ti-vés… « Ils le sont tous », témoigne l’Allemand Jorgo Riss, 45 ans, chemise bleu clair, costume gris impeccable, crâne rasé et barbe faussement négligée. Responsable du bureau européen de Greenpeace, à deux pas de la Commission européenne, ce manager écolo n’a aucun problème pour booster son équipe de 18 personnes, dont 12 experts et contre-lobbyistes : « Ici, tout le monde veut travailler plus parce que chacun fait de ses dossiers une bataille personnelle », explique-t-il dans un anglais fluide. Un atout décisif face aux multinationales et à leurs bataillons de lobbyistes grassement rémunérés. Sur les quelque 15000 à 30000 lobbyistes que compte Bruxelles, « au doigt mouillé, 70% représentent les intérêts privés, 20% les Etats et collectivités locales, estime Martin Pigeon, militant chercheur à l’ONG Corporate Europe Observatory (l’Observatoire des Multinationales en Europe). Restent 10% au service de la société civile. » Un rapport de force déséquilibré… qui peut, par contrecoup, doper la combativité des plus faibles.
Sensible à l’environnement depuis son enfance berlinoise, Jorgo Riss se souvient d’un moment de solitude lors de sa première réunion à la Commission
européenne, au début des années 2000, au sujet du PVC, « un plastique très polluant » : « Représentants des industriels, les participants prônaient tous la même ligne. Du haut de mes 30 ans, j’étais le seul à promouvoir un point de vue différent ! J’ai pensé aux adhérents de Greenpeace, que je n’avais pas le droit de décevoir. »
Pour défendre ses convictions, impératif catégorique : « Maîtriser à fond les dossiers », assure Alexandre Naulot, chargé de plaidoyer chez Oxfam. Transnationale, l’ONG d’origine britannique emploie une trentaine de personnes à Paris sur des questions aussi variées que le climat, les inégalités et le développement. « Nous pensons qu’il faut bien connaître le domaine que nous voulons changer, et fréquenter ses décideurs », précise Naulot, spécialiste du secteur financier. Dont acte. A 29 ans, « bientôt 30 », l’expert-militant fréquente l’Elysée, le Quai-d’Orsay et surtout Bercy. Michel Sapin, ministre des Finances, l’a déjà reçu personnellement à cinq reprises. Sans oublier les conseillers du cabinet ni les « technos » de la citadelle du Trésor, avec qui le jeune homme échange régulièrement. Depuis son bureau de la rue Oberkampf, il connaît le trajet par coeur : « Pour Bercy, je prends la ligne 2 à Ménilmontant, puis la 6. Ou alors à vélo, on descend à la Bastille, et hop ! on y est. » Parler aux banquiers, ça fait aussi partie du job : l’ex-militant d’Attac serre des mains au siège de BNP Paribas ou de la Société générale.
DE BERCY À NUIT DEBOUT
La grande bataille d’Alexandre, toujours en cours, c’est la taxe sur les transactions financières (TTF), cette taxe dite « Robin des Bois » que Sarkozy puis Hollande ont successivement promis de mettre en place en France et en Europe, au grand dam des banques. Au fil des péripéties législatives, le voilà devenu incollable sur l’assiette, le taux optimal, le mode de collecte, les éventuels effets indésirables (à ne pas surestimer)… L’objectif ? Convaincre les conseillers de Bercy « tentés de nous regarder de haut » d’« identifier les alliés ». Pour ce faire, il a bénéficié de formations aux arcanes de la finance dispensées par des anciens de la City, « du costaud », indique le brillant chargé de plaidoyer. « Plaidoyer », de l’anglais advocacy, pour ne pas dire « lobbying »… Un gros mot ? « Quand on me demande ce que je fais dans la vie, avoue l’intéressé avec un sourire, je réponds quelquefois que je suis un “lobbyiste des gentils”. »
Entre ces cols blancs des grandes causes et les lobbyistes du privé, la différence (capitale) tient aux convictions et, du coup, au rapport avec le public. « Les multinationales n’ont jamais intérêt à jouer la transparence, explique Jorgo Riss, de Greenpeace. Nous, si. Quand les choses se bloquent au niveau politique, nous mobilisons dans les vingt-quatre heures les militants, les médias et l’opinion. » Pas question donc de s’isoler dans la « bulle » du pouvoir, qu’il fréquente pourtant assidûment : Jorgo Riss « ne joue pas au golf », précise-t-il, et surtout il reste en contact avec les militants de Greenpeace à Paris et à Berlin. A Bruxelles, l’influent quadra n’hésite pas à battre le pavé lors de spectaculaires manifs pour le climat : « On a bloqué le Justus Lipsius » (le bâtiment du conseil des ministres des Vingt-Huit). Tour à tour insider et outsider, il cultive une forme de bilinguisme politique. Comme Alexandre Naulot chez Oxfam, à Paris : « proche du Front de Gauche » à titre personnel, lui qui côtoie des inspecteurs des finances se rend volontiers aux Nuits debout. Et pour son ONG politi-
quement neutre, le jeune expert à l’allure d’employé modèle a déjà « monté un stand Robin des Bois face à la Bourse » ; lors du G20 de Cannes, il y a cinq ans, il avait même participé en caleçon à un strip-tease militant pour défendre la taxe sur les transactions financières !
« Nous sommes des chercheurs-militants », a rme pour sa part Martin Pigeon, 36 ans, tout en avalant un samossa dans la cafétéria équitable du Mundo-b, quartier général des associations à Bruxelles. Le Français enquête sur les conflits d’intérêts entre pouvoirs publics et multinationales pour le compte de Corporate Europe Observatory (CEO). Pour cette ONG créée à Amsterdam « dans la mouvance alternative », le militantisme est un « critère de recrutement », précise celui qui, à 20 ans, publiait sous pseudo des textes « radicaux » : « Chez CEO, on épluche les rapports publics, on exige la transparence. On joue la rigueur, pas la connivence. » Spécialiste des traités de libreéchange, sa collègue et compatriote Lora Verheecke, 31 ans, revient tout juste d’un « lobby tour » qu’elle organise dans les rues de la capitale européenne pour dévoiler les lieux cachés du pouvoir comme l’European Smoking Tobacco Association, Shell, Pernod Ricard, la représentation de la City ou le lobby agroalimentaire FoodDrink Europe. « Quelquefois nous apportons un porte-voix et des banderoles pour occuper leurs locaux. La police nous connaît, les journalistes aussi. Ça crée le débat », explique la jeune femme, qui s’amuse d’avoir été « interdite d’entrée » à une conférence du Medef, à Paris, où elle s’était inscrite.
UNE ONG “SÉRIEUSE ET CRÉDIBLE”
Contre, tout contre… Polarité classique : si les uns refusent de « devenir trop insiders », d’autres jouent au contraire la proximité avec les institutions. « On me prend souvent pour une experte de la Commission européenne. Ça peut servir », glisse Faustine Bas-Defossez, 30 ans, spécialiste de l’agriculture pour le compte du Bureau européen de l’Environnement, « la plus vieille ONG de Bruxelles, installée dans la capitale européenne depuis 1974 ». Veste sombre de technocrate, bague pavée de brillants, cheveux blonds ramenés en arrière, la Française joue le mimétisme jusque dans sa carte de visite, ornée des douze étoiles du drapeau européen. Rebutée par les « pesanteurs hiérarchiques » de l’exécutif communautaire, où elle a d’abord passé deux ans, la diplômée en droit a préféré une ONG « sérieuse et crédible », pas du genre à déployer des bannières géantes sur le rond-point Schuman. « Ni militante ni encartée », insiste-t-elle, simplement « issue d’une famille plutôt à gauche », « sensible à la nature », elle ne voulait pas « être vue comme radicalisée ». Sauf qu’après six ans à batailler sur des projets de directive, la senior policy o cer paraît plus critique : « J’ai vu trop de fonctionnaires défendre des positions indéfendables. » Tout en se disant « peu politisée », elle entretient d’excellentes relations, entre autres, avec les eurodéputés français écolos Yannick Jadot et José Bové, et se verrait bien rejoindre leurs rangs au Parlement européen, un jour. Pourquoi pas ? Qu’ils s’appellent « campaigners », « policy o cers » ou « chargés de plaidoyer », ces cadres sup pas comme les autres font tous, déjà, de la politique.