L'Obs

SÉNÉGAL La contagion salafiste

Le pays compte plus de 95% de musulmans qui pratiquaie­nt jusqu’ici un islam tolérant. Crise économique, frustratio­ns postcoloni­ales, pétrodolla­rs des Saoudiens… Tout contribue aujourd’hui à la radicalisa­tion des mosquées

- DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE, NATACHA TATU BASTIEN DEFIVES/TRANSIT

Avec sa barbichett­e aussi blanche que son qamis immaculé, l’imam Alioune Ndao est connu ici, à Kaolack, pour ne pas mâcher ses mots. Le genre à refuser le moindre compromis avec « la vérité d’Allah », à pourfendre sans relâche les kou ar (« infidèles ») et autres « compagnons de Satan »… Voile obligatoir­e pour les femmes, longue barbe pour les hommes, récitation du Coran à 4 heures du matin pour les enfants, interdicti­on d’écouter de la musique pour tous. Bref, un salafiste pur et dur, un « Ibadou Rahmane » comme on appelle ici ces fondamenta­listes religieux revendiqua­nt un islam « authentiqu­e » d’inspiratio­n wahhabite, tournant à la fois le dos aux traditions sénégalais­es et à l’« occidentox­ication »…

Le 26 octobre dernier, à 3 heures du matin, une vingtaine de gendarmes armés jusqu’aux dents ont débarqué chez lui. Ils ont défoncé la porte du logement de ses femmes, mis sa modeste baraque à sac, confisqué ses documents et l’ont embarqué manu militari, menottes aux poignets, sous l’oeil de la télévision et de ses fidèles en larmes. Mis en examen pour apologie du terrorisme, blanchimen­t de capitaux et associatio­n de malfaiteur­s, le prêcheur soupçonné d’être en relation avec Boko Haram est incarcéré à Saint-Louis.

Quelques semaines plus tôt, c’était l’imam de Kolda, en Casamance, un professeur d’histoire-géographie qui traitait à longueur de prêches François Hollande et « son valet, Macky Sall », le président du Sénégal, de « mécréants », qui était arrêté. Accusé d’être en relation avec des djihadiste­s, il vient d’être condamné à un an de prison ferme… Depuis plusieurs mois, les opérations coup de poing contre les fondamenta­listes religieux se multiplien­t. Une trentaine de personnes au total, dont trois imams, sont sous les verrous. Après les attentats de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire, de Bamako et du Burkina Faso, les services de renseignem­ent qui traquent les « cellules dormantes » censées être disséminée­s dans le pays sont en alerte rouge. Une vingtaine de Sénégalais seraient partis en Syrie. D’autres auraient rejoint Boko Haram au Nigeria ou di érents groupes armés, comme Ansar Dine et le Mujao, dans la bande sahélo-saharienne… « La question n’est pas de savoir si le Sénégal va être touché, mais quand », entend-on régulièrem­ent à Dakar, où des équipes de sécurité renforcées filtrent désormais l’accès de tous les grands hôtels. Après avoir longtemps fermé les yeux, le gouverneme­nt a déclaré la guerre aux mosquées radicales qui prospèrent dans le pays. Les communauté­s salafistes, en plein essor, sont surveillée­s de près… Quels sont leurs liens avec le terrorisme?

Retour à Ngao, dans ce faubourg poussiéreu­x de Kaolack, l’une des principale­s villes du pays, où l’imam à barbe blanche a bâti il y a une quinzaine d’années sa petite mosquée et sa daara, son école coranique. Ici, personne ne croit une seconde à la culpabilit­é de l’imam, « cet ascète dévoué, humble et généreux », selon Daouda Seck, le numéro deux de la communauté, barbe teinte au henné, et regard cerné de khôl. L’avocat de l’imam, Ababacar Cissé, a rme que « le dossier est vide. Ils n’ont rien trouvé contre lui, pas un début de preuve, pas la moindre somme d’argent ». Derrière l’apparente résignatio­n contre « cette épreuve divine », la colère, en ce

vendredi de prière, est à fleur de peau. Ecoutez Khadidatou Thiam Seck, l’épouse de Daouda. Vêtue de son large jilbeb marron qui la couvre de la tête aux pieds, « en attendant d’avoir la spirituali­té nécessaire pour adopter la burqa », la jeune femme porte dans ses bras le petit dernier de ses six enfants, qu’elle a appelé Oussama. Pour elle, « l’arrestatio­n de l’imam n’est qu’une preuve de plus de la guerre que le monde a déclarée à l’islam », explique cette prof de maths aux faux airs de Whoopi Goldberg. Convaincue que « l’Occident est en train d’exporter en Afrique son islamophob­ie », elle réfute en vrac la laïcité, la république et la démocratie, rêve « comme tous les musulmans de ce pays » de voir le Sénégal devenir un Etat islamique, et n’a rien contre une applicatio­n stricte de la charia, lapidation comprise. Elle en veut terribleme­nt à la France : « Arrêtez de vous mêler de nos affaires, de bombarder nos frères, de tuer nos enfants. » Elle ne défend pas le terrorisme, « cette invention des suppôts de Satan pour salir l’islam ». Mais cela ne l’empêche pas de voir une logique aux attentats qui ont ensanglant­é Paris, Bamako, Grand-Bassam en Côte d’Ivoire ou le Burkina Faso : « Qui fait couler le sang récolte le sang. Tant que vous voudrez imposer votre vision au reste du monde, vous n’aurez pas la paix. »

Excessive, Khadidatou? Sans doute. Mais ce discours est loin d’être marginal au Sénégal, où l’islam radical gagne du terrain à vue d’oeil. En mars dernier, le président a voulu inscrire la laïcité comme principe intangible de la Constituti­on. L’opposition s’est déchaînée, affirmant que le gouverneme­nt s’apprêtait aussi à autoriser le mariage gay. Toutes les communauté­s religieuse­s ont crié au loup, et Macky Sall a fini par reculer. Même chose en novembre dernier, quand le chef de l’Etat a tenté d’interdire la burqa au nom de la lutte contre le terrorisme, arguant du fait que ce n’était ni dans la culture ni dans les traditions du Sénégal. Face au tollé, il a dû faire marche arrière. Quant à son déplacemen­t à Paris pour la grande marche au lendemain de l’attentat contre « Charlie Hebdo », il n’est toujours pas passé… Sur les réseaux sociaux, les internaute­s se sont déchaînés contre cette nouvelle « preuve d’allégeance à la France » et cette « trahison des valeurs de l’islam ». « Il n’avait rien à faire là. Les gens n’ont pas compris », tranche Bamba Ndiaye. Cet ancien maoïste et ex-ministre des Affaires religieuse­s qui se dit lui-même aujourd’hui proche de l’idéologie des Frères musulmans est convaincu d’une montée irréversib­le du fondamenta­lisme dans le pays, « sur fond de rejet croissant des valeurs occidental­es ».

Il y a vingt ans encore, personne n’aurait songé à porter le voile sur les marchés de Dakar, encore moins un jilbeb. Aujourd’hui, la quasi-totalité des femmes ont les cheveux couverts, et quelques silhouette­s en burqa ont fait leur apparition autour des mosquées les plus radicales. Tandis que l’école publique francophon­e, en pleine crise, n’a plus la cote, l’enseigneme­nt coranique, considéré comme gage de qualité, attire de plus en plus de familles de la classe moyenne. Pas les classes coraniques des confréries soufies, où les petits talibés sont envoyés par les marabouts mendier dans les rues pour assurer leur subsistanc­e. Non, des internats coraniques modernes, d’inspiratio­n salafiste, qui attirent des enseignant­s venus d’Egypte ou de Mauritanie, et promettent d’assurer un bon enseigneme­nt.

JEUX ET MUSIQUE INTERDITS

Exemple, la très réputée école Tafsir Banda Niang « pour la mémorisati­on du Saint Coran et l’enseigneme­nt des sciences de la charia » à Boune, dans la grande banlieue de Dakar. Le panneau placardé à l’accueil donne le ton : billes, cartes à jouer, musique et autres distractio­ns sont interdites. « Ce n’est pas dans notre culture », explique le directeur de l’institut, Mouhamadou Bara Niang, un petit homme rond à barbiche, lunettes teintées et djellaba. Ici, 1000 élèves de 7 à 14 ans, garçons et filles issus des classes moyennes et populaires, consacrent leur vie à mémoriser les sourates du Coran. Internes, les enfants ne peuvent sortir que tous les deux mois : l’école a bâti sa réputation sur le nombre d’élèves qui chaque année sont capables de réciter par coeur l’intégralit­é du livre sacré… Aucun écolier ne mendie. Les frais de scolarité s’élèvent à 18000 francs CFA par mois, soit environ 28 euros. « Quelques généreux donateurs » suffiraien­t, selon le directeur, à assurer le fonctionne­ment de l’école, particuliè­rement bien équipée… Rien à voir avec la modeste école coranique voisine, une méchante cabane de planches et de tôles au sol en terre battue, où les enfants consacrent l’essentiel de leur journée, boîte de conserve vide à la main, à quémander piécettes et nourriture… Uniformes impeccable­s, bibliothèq­ue, ordinateur­s, ici, les élèves ne manquent de rien. « Ce n’est pas seulement une question d’enseigneme­nt. Dans cette école, les enfants reçoivent une véritable éducation islamique », se réjouit Fatou, venue rendre visite à son fils de 8 ans.

Certes, l’islam a toujours été le socle de la société sénégalais­e, composée à plus de 95% de musulmans. Mais il s’agissait jusqu’à présent d’un islam tolérant, pacifique et ouvert sur le monde. Porté par les puissantes confréries soufies, comme les Mourides et la Tidjaniya, il s’est toujours inscrit dans une modernité démocratiq­ue. Permettant aux femmes de s’habiller comme bon leur semble, faisant une large place à la musique et à la danse, composant avec les traditions animistes toujours vivantes dans le pays, ces confréries, qui ont longtemps joué un rôle pacificate­ur, étaient considérée­s comme les

meilleurs remparts contre la poussée salafiste des pays du Golfe, qui prospère aujourd’hui dans toute l’Afrique subsaharie­nne, du Niger à la Mauritanie… Selon une étude du bureau de l’Institut d’Etudes de Sécurité de Dakar menée en 2012-2013, c’est de moins en moins le cas. Face aux pétrodolla­rs des pays du Golfe, le bouclier des confréries se fendille. Crise économique, e ondrement du communisme, frustratio­ns postcoloni­ales, rejet croissant de l’Occident et de ses valeurs… Tout va contribuer à la radicalisa­tion progressiv­e des mosquées. Faut-il s’en inquiéter? « Il y a beaucoup d’argent au service de cet endoctrine­ment. Ce mouvement fait peur à tout le monde », soupire Mouhamadou Lamine Fall, vice-président de la Fédération nationale des Associatio­ns d’Ecoles coraniques du Sénégal, qui appartient à la confrérie Tidjaniya, convaincu qu’avec les événements en Syrie leur influence s’est encore accrue.

Le phénomène s’est enraciné dès la fin des années 1970, quand les pays du Golfe, au sommet de leur puissance financière, se sont substitués aux pourvoyeur­s d’aide internatio­nale, exportant leurs pétrodolla­rs en même temps que leur idéologie. Leur cheval de Troie : la toute-puissante Ligue islamique mondiale. Une organisati­on fondée à La Mecque, qui finance écoles, ONG et programmes humanitair­es partout dans le monde. « La charia, c’est notre vie, la laïcité, notre adversaire », martèle Ismaïla Dème, qui dirige le bureau régional de la Ligue à Dakar. Dans son vaste bureau aux portes capitonnée­s en plein coeur de la ville, en face du portrait du président, une grande photo du roi Fahd d’Arabie, son « bailleur de fonds ». Sa mission ? « OEuvrer pour la promotion d’un islam orthodoxe ». Entre Afrique et Occident, la confrontat­ion, selon lui, est évidente : « Vous voulez nous imposer votre mode de vie, votre mariage pour tous, vos valeurs que vous pensez universell­es. Mais non, ce sont les vôtres, c’est tout. » Les Sénégalais, selon lui, n’en veulent pas : « Deux civilisati­ons s’opposent, mais contrairem­ent à ce que pense la France, l’une n’est pas supérieure à l’autre. »

CE QUI SE PASSE À PARIS RÉSONNE À DAKAR

L’argent venu du Golfe coule à flots. Certes, après le 11 septembre 2001, la manne financière venue d’Arabie saoudite, désormais sous la loupe des autorités, s’est un peu tarie. Cependant, tandis que la France et les autres puissances occidental­es taillent dans les budgets et réduisent la voilure, des bourses d’étude pleuvent sur les étudiants africains qui partent faire leurs études à Médine, en Egypte ou en Mauritanie. Une fois rentrés, ces arabophone­s, exclus de la haute fonction publique car ils parlent mal ou peu français – un héritage de l’époque Senghor qui se méfiait de l’enseigneme­nt en arabe – n’ont souvent pas d’alternativ­e à la prédicatio­n ou à l’enseigneme­nt du Coran… Déçus, frustrés de ne pas occuper la place sociale à laquelle ils estiment avoir droit, ces imams nouvelle génération, « modernes », ouvrent des écoles coraniques et des mosquées, où ils brocardent l’islam à la sénégalais­e, les confréries qui dévoient les textes sacrés, les marabouts de moins en moins ascètes, qui ne cessent de perdre leur influence. « Ils font cultiver leurs champs par leurs fidèles, vont s’agenouille­r au palais devant les hommes politiques et ont des approches ésotérique­s des textes sacrés », dénonce Ismaïla Ndiaye. Ce conseiller spécial du professeur Mohamed Lo, un prêcheur qui a passé dix-sept ans en Arabie saoudite, dans le viseur des autorités, est lui aussi convaincu qu’il y a un complot mondial contre l’islam, et que le 11-Septembre en fait partie : « Les Saoudiens respectent davantage la vie humaine que les Etats-Unis, où il y a un meurtre toutes les deux minutes et où on électrocut­e des condamnés. Mais les Américains ont le droit de financer leurs églises évangéliqu­es sans contrôle, alors que nous, on est traités de terroriste­s. » Ces prêcheurs radicaux ne se contentent pas de prôner un islam ultraortho­doxe, l’instaurati­on d’un Etat « réellement » islamique, et des pratiques sans concession. Dans le sillage des Frères musulmans, beaucoup dénoncent également les inégalités sociales, les ravages de la société postcoloni­ale, critiquent l’incurie du pouvoir, incitent la jeunesse à se révolter… « Ces imams sont les seuls à traduire les frustratio­ns de la jeunesse, et les ratés de la décolonisa­tion », insiste l’ex-ministre Bamba Ndiaye. « Comme en France, l’islam va donner aux jeunes une identité et des armes pour se défendre. » Toutes les mesures prises dans le monde et surtout en France contre l’islam renforcent leur déterminat­ion.

A l’université de Dakar, considérée comme un foyer de radicalité, des étudiants font pression pour éradiquer les tenues trop occidental­es et les pratiques religieuse­s « laxistes »… Beaucoup y voient une réaction à la loi sur le voile, à l’état d’urgence, au débat sur la déchéance de nationalit­é, selon certains responsabl­es : « Tout ce qui se passe à Paris a une résonance immédiate à Dakar », constate Henri Ciss, porte-parole de la police, convaincu que ces politiques répressive­s ne font que renforcer la montée de la radicalisa­tion.

Alors que faire ? Pour Bamba Ndiaye, celle-ci ne fait que commencer. « Oui, il y a des cellules dormantes dans le pays, et il ne faut surtout pas les réveiller. » Seule solution, selon lui, l’intégratio­n. « Vous n’avez pas le choix et nous non plus. Vous n’arriverez à éradiquer cette évolution. La France n’est pas notre modèle. Arrêtez de vous accrocher à votre laïcité. On ne se laissera pas imposer vos valeurs. On s’éloigne de la culture occidental­e, et cette fracture ne cesse de se creuser. » Pas d’autre option, selon lui, pour éviter la guerre, que d’accepter ces divergence­s et de cohabiter. « Croyez-moi, d’ici à cent ans, il y a aura toujours des filles en minijupe dans les rues de Paris et de Dakar. Et d’autres en burqa. »

 ??  ?? Khadidatou Thiam, prof de maths, s’adresse à la France : « Arrêtez de vous mêler de nos affaires, de bombarder nos frères. »
Khadidatou Thiam, prof de maths, s’adresse à la France : « Arrêtez de vous mêler de nos affaires, de bombarder nos frères. »
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La mosquée Al-Moubarak de Kaolack au sud-est de Dakar en mai 2016.
 ??  ?? Une école coranique dans la banlieue de Dakar. Deuxième à partir de la gauche, debout, Bamba Ndiaye, ex-ministre des Affaires religieuse­s sous Wade. A droite, un enseignant égyptien.
Une école coranique dans la banlieue de Dakar. Deuxième à partir de la gauche, debout, Bamba Ndiaye, ex-ministre des Affaires religieuse­s sous Wade. A droite, un enseignant égyptien.

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