BUSINESS Les petits plats changent de braquet
Deliveroo, Foodora, Frichti, UberEats, Allo Resto… la “food tech” envahit la capitale et gagne la province. Plongée dans les dessous d’un business pas toujours rose
SAMEDI,12H45
C’est l’heure du déjeuner et mon estomac balance entre toutes ces applications colorées qui squattent mon téléphone. Deliveroo, Take Eat Easy, Foodora, UberEats : à qui vais-je demander ce midi de me livrer mon repas, de préférence dans la demi-heure, s’il vous plaît...
Tous ces acteurs de la food – mondialisation oblige, l’anglais est de rigueur dans ce secteur – ont débarqué à Paris avec tambours, trompettes et une grosse dose de marketing depuis moins de 18 mois et déploient maintenant leurs ailes en province. Foodora propose 1000 restaurants dans la capitale et 250 à Lyon. Take Eat Easy est présent dans 11 villes, dont Lyon, Marseille, Bordeaux, Rennes et bientôt Rouen et Montpellier. Leur principe est simple : mettre en relation restaurateurs et clients à travers une plateforme internet et assurer la livraison des repas moyennant une belle commission – environ 30% de la note – payée par l’aubergiste. Leurs livreurs – au statut d’autoentrepreneurs – circulent principalement à vélo, mais aussi à roller (plus rare) ou à scooter (très courant). Ils sont habillés aux couleurs de l’entreprise et se remarquent dans les rues. Plus discrètes, d’autres start-up sont entrées en lice au même moment, mais en appliquant une recette différente. FoodChéri, Nestor ou Frichti s’occupent non seulement de la livraison mais aussi de la fabrication des repas, dans leurs cuisines centrales. Leur modèle est l’américain Munchery, qui apporte « des repas frais directement de nos cuisines à votre table » depuis 2010 et était valorisé l’an dernier à 300 millions de dollars selon le « Wall Street Journal ».
12H55
J’hésite toujours entre deux poids lourds : l’allemand Foodora (une filiale du groupe berlinois Rocket Internet) et le britannique Deliveroo. Leurs applications me géolocalisent bien dans le XIIe arrondissement de Paris, non loin de la porte Dorée. Les plats défilent à la verticale
sur mon écran. Ambiance haut de gamme, photos léchées. Chic et appétissant. A quelques détails près, les deux plateformes cultivent le même univers. Seul le nom du restaurant, l’arrondissement où il est situé, et le délai d’attente, apparaissent au-dessus de la photo d’un plat. Le but est de proposer des établissements non loin de la zone de livraison pour réduire l’attente. Le client est pressé, la concurrence rude, surtout depuis que le géant Uber a investi le secteur en octobre avec son UberEats qui promet une livraison gratuite en moins de 10 minutes. Une prouesse qu’il accomplit en proposant seulement deux plats par jour, un chaud et un froid, et en faisant tourner ses coursiers en maraude dans un quartier donné. Si on veut plus de choix, on attendra… comme chez les concurrents. En moyenne, chacun tente de livrer en moins de 30 minutes, car « passé ce délai, le client stresse », m’apprend Boris Mittermüller, le directeur général de Foodora. Pas de chance, ce jour de pluie, chez Foodora, une attente minimale de 35 minutes est annoncée. Rédhibitoire ! Je me tourne donc vers son concurrent, plus rapide.
13 HEURES
et je suis maintenant prête à avaler n’importe quoi. Italienne, indienne, thaïlandaise, dans mon quartier, la gastronomie sur internet est résolument exotique. Je clique au hasard sur un établissement vietnamien. Soit 18 euros pour des raviolis aux crevettes et du poulet au gingembre, plus 2,50 euros pour la livraison. J’ai la possibilité d’ajouter en ligne un pourboire. Je pense aux jeunes gens pédalant sous la pluie et me remémore la réflexion d’un collègue sur « ces nouveaux livreurs payés au lance-pierre, avec un statut précaire d’autoentrepreneur » qui se retrouveront fort démunis à l’heure de la retraite. Je fais défiler les pourboires et clique. Je valide le tout. Il est 13h04. Je ne quitte pas le téléphone des yeux car je peux suivre mon repas en temps réel. Sur la carte, un point s’affiche vers Nation : « Votre commande est en cours. » Une minute plus tard je reçois un message : « Le chef prépare actuellement vos plats. »
13H22
Mon livreur est paraît-il arrivé au resto. Je sors déjà mes couverts et je suis son parcours dans Paris. « On est géolocalisé en permanence, explique Manon*, une étudiante en poste chez Take Eat Easy depuis un mois. On est chronométré selon la distance la plus courte déterminée par Google Maps et on nous signale si on a cinq minutes de retard. C’est déroutant mais c’est la base de leur système », détaille-telle, tout en reconnaissant que ce job étudiant paie très bien : « Certains bons cyclistes se font un petit smic en une semaine ! » Dans mon salon, l’appli m’annonce : « Votre coursier est devant chez vous. Il sera à votre porte dans quelques instants. »
13H30
J’attends le dring. En vain. Une erreur de code ? Je descends sur le trottoir et découvre un jeune homme coiffé d’un casque de moto pendu au téléphone. Il est charmant mais bien embarrassé car ma commande, mal emballée, a coulé dans son sachet. Ahmed* est désolé. Il vient d’appeler son « desk » et me propose un échange gratuit. En fait, ce genre de maladresse est plutôt courant. La patronne de la crêperie Paris Breizh, avenue Daumesnil, à Paris, m’expliquera qu’elle veille comme le lait sur le feu à l’emballage de ses galettes. Elle se réjouit de sa collaboration avec Deliveroo : « Quand ma salle est pleine, j’appuie sur off et mon resto n’est plus disponible sur le site. Le reste du temps, je récupère grâce à cela environ 1000 à 2000 euros par mois. C’est loin d’être négligeable », dit-elle, sans se plaindre de la commission de 30% que garde le site. « Aujourd’hui, la restauration, même rapide, souffre, avec un ticket moyen qui stagne ou régresse. Pour s’en sortir, le restaurateur est obligé de faire du trafic. Et il a tout intérêt à adhérer à cette logique de livraison. Ce chiffre d’affaires n’aurait pas existé sans ces nouveaux services ! » souligne Nicolas Nouchi, directeur de CHD Expert, spécialiste de la consommation hors domicile.
13H40
Ahmed repart sur son scooter. Il est coursier le matin et livreur à l’heure du déjeuner, ce qui lui permet, dit-il, « de
vivre correctement ». La plupart des indépendants que je vais croiser se démènent s’il y a un problème et, sans pour autant sauter de joie, ne se sont pas plaints de leur sort. Le fait d’être noté par le client doit beaucoup au sourire qu’ils affichent. Mais par ailleurs, pour le moment, les start-up ont tout intérêt à les payer correctement pour éviter qu’ils ne filent chez le voisin. Certaines, comme Frichti, ont même décidé de salarier leurs coursiers, mais c’est rare. Les autres font un effort pour ne pas décourager cette maind’oeuvre : « On ne peut pas livrer aujourd’hui en une demi-heure pour 2,50 euros », admet le patron de l’appli au logo rose. Ses coursiers perçoivent un fixe de 7,50 euros l’heure auquel s’ajoutent 2 à 4 euros par commande selon l’ancienneté, et des primes « pluie » par exemple. Take Eat Easy paie la course entre 6 et 7,50 euros (selon la ville).
Chacun fait sa petite cuisine pour optimiser le travail au sein de créneaux horaires très étroits : les fluctuations sont prévues à l’aide d’un algorithme. Le tout en restant dans les clous du droit du travail. Matthieu Birach, le « country manager » de Take Eat Easy, insiste sur la « totale flexibilité » de ses cyclistes « qui n’ont pas d’obligation minimale horaire ». Et ajoute : « On a travaillé avec des avocats pour que notre process soit légal. » La possibilité de requalification du statut de ces autoentrepreneurs en salariés est dans la tête de tous ces patrons : « On a pointé du doigt les chauffeurs Uber. Ce sont des boucs émissaires faciles pour éviter de se pencher sur les vrais problèmes. Mais dans un an, on parlera aussi de Deliveroo et Foodora pour évoquer la précarité de ce “néosalariat” », affirme Arthur de Grave, coauteur de « Société collaborative, la fin des hiérarchies » (Editions Rue de l’Echiquier) et rédacteur en chef du magazine « Ouishare ». « Tous mes livreurs sont salariés. Je paie des charges sur leurs salaires, je suis obligé de les assurer jusqu’au pas de votre porte, je leur fournis le matériel, je leur paie des formations. Mais je ne peux pas leur donner 18 euros de l’heure », s’énerve Siben N’Ser, le patron de Planet Sushi, qui dénonce « une concurrence déloyale » et s’interroge sur ce que dirait Bercy si demain il demandait à ses 3 500 collaborateurs de passer autoentrepreneurs. Entre l’incident du sachet, la petite discussion sur les conditions de travail et les mauvais emballages, le temps a filé. J’attrape mon repas et monte en courant mes trois étages. Je déballe les deux barquettes en alu, les mêmes que celles de mon habituel chinois du bas de la rue… Puis j’avale, debout et affamée, les raviolis aux crevettes avant de me résoudre à sortir une assiette pour déguster le plat. Je ne suis pas gastronome mais je suis loin d’être bluffée : ce n’est pas la magie attendue. Du moins pour cette fois. « Un repas, c’est une assiette, un cadre, des senteurs… Tout compte », tacle Didier Chenet, président du Syndicat national des Hôteliers, Restaurateurs, Cafetiers et Traiteurs (Synhorcat), dubitatif quant à l’avenir du modèle. Faut-il pour autant jeter les raviolis avec le vélo du coursier ? Selon une étude de CHD Expert, un Français sur deux s’est fait livrer au moins un repas en mars 2016 et 40% d’entre eux ont fait appel à des sociétés de livraison (et non directement au restaurateur) pour l’occasion. « On est sur un marché où plus vous avez d’offres, plus vous avez de demandes », remarque Gilles Raison, le DG d’Allo Resto. Ce site historique – créé en 1998 par un étudiant français puis racheté en 2012 par le leader britannique Just Eat – se contente de mettre en relation les internautes et des restaurateurs qui assurent eux-mêmes la livraison. Il dit ne pas souffrir de cette nouvelle concurrence, bien au contraire : « Le leader profite toujours de l’emballement du marché. Et nous sommes très présents dans la tête des Français. C’est un gros avantage », vante cet ancien d’Amazon.
En fait, l’argent dépensé en marketing par Deliveroo et Foodora pour prendre position dans l’Hexagone profite aussi aux petits derniers qui n’ont pas les moyens de se payer de la pub : « Deliveroo et Foodora ont évangélisé le marché à notre place », reconnaît Sixte de Vauplane, cofondateur de Nestor. Le boucheà-oreille a fait le reste. Sa jeune entreprise livre le midi un menu unique pour 15 euros, emploie 30 personnes, et vend 1 000 repas par jour. « On a zéro dépense de marketing ! » assure de son côté Julia Bijaoui, cofondatrice de Frichti. Créée en avril 2015, son entreprise fournit 10 000 repas par semaine et emploie aujourd’hui 150 personnes : « C’est une société en hypercroissance. Et leur modèle “tout intégré” » est le seul capable de dégager suffisamment de marge. On sait qu’en leur donnant du carburant, ils vont cartonner », se félicite en se frottant les mains Jérémy Uzan, associé chez Alven Capital, un fonds d’investissement qui a participé fin mars à une levée de 12 millions d’euros pour pousser la pépite.
Le marché de la livraison à domicile est potentiellement vaste. Sera-t-il rentable ? Dans ce petit milieu ultraconcurrentiel, on dévoile rarement son chiffre d’affaires, encore moins ses résultats. Chacun cherche la martingale qui assurera sa pérennité et croise les doigts pour être celui qui avalera les autres concurrents. Avec une inconnue de taille : combien de temps ces jeunes livreurs-autoentrepreneurs coachés par des algorithmes tiendront-ils la cadence avant de se rebeller ? (*) Les prénoms ont été changés.
Deliveroo et Foodora ont évangélisé le marché à notre place Sixte de Vauplane, cofondateur de Nestor