SEXE Accros au porno, gare à la panne !
De plus en plus de jeunes hommes souffrent de troubles de l’érection. A l’origine du problème, une surdose de vidéos X en ligne
Lorsque Jérôme (1), jeune ingénieur de 29 ans, rencontre Isabelle, une amie d’amis, le coup de foudre est immédiat. Très vite, le couple s’installe en banlieue parisienne, fait des projets. Dès le départ pourtant, le malaise est prégnant dans le huis clos de leur chambre. « Il voulait passer à l’acte directement, sans préliminaires, raconte la jeune femme de 25 ans. Sauf qu’il n’avait pas ou peu d’érection. » Les rapports, toujours plus courts, finissent par s’espacer. « Jamais plus de deux fois par mois, cela durait à peine cinq minutes et il n’avait pas d’orgasme. » Jérôme accepte de consulter un généraliste, qui lui prescrit un antidépresseur. Le jeune homme craque et finit par se confier à sa compagne. Avant elle, sa seule expérience s’est limitée à... se masturber à haute dose des heures durant devant des vidéos porno sur internet. Activité qu’il n’a jamais cessée une fois en couple. « Il m’a avoué qu’il s’enfermait dans les toilettes pour regarder des vidéos sur son téléphone », raconte Isabelle. Jérôme est pornodépendant.
Depuis une dizaine d’années, les consultations d’addictologie et de sexologie voient affluer ces patients accros à un produit 100% virtuel : le sexe sur le web. Ces hommes – car ce sont essentiellement des hommes – endurent les troubles propres à toute addiction : l’usage compulsif ou le phénomène de tolérance, qui conduit à augmenter les doses. Mais ils doivent, en plus, affronter une situation des plus déstabilisantes : ils ne savent plus, ne peuvent plus faire l’amour normalement. La fameuse génération Y (les 20-35 ans), biberonnée aux vidéos en ligne, est particulièrement concernée. Les données sont encore rares, mais une étude parue en 2013 dans le « Journal of Sexual Medicine » (2) a jeté un froid : un homme sur quatre atteint de troubles de l’érection a moins de 40 ans. Contrairement à leurs aînés, ces jeunes n’ont pas connu l’attente fiévreuse du premier samedi du mois quand Canal+ diffusait son porno. Pour eux, la tentation a toujours été à portée de clic, 24 h/24, dès la première poussée d’hormones. Parfois même, ils n’ont eu pour toute éducation sexuelle que cet « open bar » de séquences « hard » aux déclinaisons infinies. « Autrefois, la difficulté d’accès aux images X participait au développement d’un imaginaire exacerbé, commente Magali Croset-Calisto, sexologue clinicienne et psychologue (3). Aujourd’hui, la sexualité s’expose partout : sur le Net, à la télévision, sur les téléphones, dans les cours de récréation… Pour cause, un garçon sur deux et une fille sur trois à l’âge de 11 ans ont déjà été confrontés à des images pornographiques ! » Et selon un rapport financé par le programme européen Safer Internet (« Internet plus sûr ») (4), un quart des 9-16 ans en France dit avoir vu des images sexuelles au cours des douze derniers mois.
Evidemment, il ne s’agit pas de diaboliser le porno. Simplement, comme l’explique Laurent Karila, psychiatre à l’hôpital PaulBrousse à Paris (5), « plus on s’y expose tôt sans avoir eu de rapport, plus la conception de la sexualité risque d’être biaisée par la suite. Dans les films, rien ne correspond à la réalité. Dans la vraie vie, un rapport satisfaisant dure environ treize minutes. Dans le porno, c’est souvent trois quarts d’heure! » Quand, en plus, ces images sont consommées à outrance, on arrive à « une saturation, un épuisement fantasmatique, détaille Magali Croset-Calisto. Les images pornographiques sapent l’imaginaire. La réalité, ou même le porno soft, paraissent ensuite bien fades pour ces consommateurs excessifs confrontés à une surstimulation régulière. Le support visuel, avec ses contenus transgressifs, peut vite devenir le moteur principal nécessaire à l’érection. L’excitation sexuelle dans un cadre réel s’avère de moins en moins spontanée. C’est le principe de la surenchère que
l’industrie pornographique a bien compris pour fidéliser ses publics. » Magali Croset-Calisto dénonce notamment « les critères hors norme, “no limit” (culte du corps, taille du pénis, course à la performance, pratiques extrêmes), imposés par l’industrie du porno, qui provoquent une excitation notoire, mais parfois aussi un malaise et des doutes quant à ses propres facultés physiques. »
De ce visionnage forcené, les jeunes addicts ressortent désorientés. « Le porno m’a fait perdre confiance en moi, je ne me sentais pas à la hauteur, je me suis mis la pression avec Isabelle », se souvient Jérôme. Et c’est là que peuvent apparaître des pépins « mécaniques ». Alors qu’aucun problème d’ordre physiologique n’a été diagnostiqué, le corps de ces jeunes hommes, comme anesthésié, ne répond plus. « En cas de masturbation intensive, ils finissent par être incapables d’éjaculer ou mettent très longtemps avant d’arriver à l’orgasme », dit Magali Croset-Calisto. Bien souvent, c’est le conjoint, victime par ricochet, qui donne l’alarme. « Le comportement de Jérôme a perturbé ma santé mentale. Je me comparais aux actrices de X, j’enviais leurs gros seins, leurs fesses parfaites », explique Isabelle. « Je reçois chaque année environ 200 hommes de 20 à 50 ans qui viennent pour des problèmes de dépendance à la pornographie. Dans 80% des cas, c’est à l’initiative de leur compagne », observe le Dr Laurent Karila, qui propose depuis 2008 un programme spécifique de thérapie comportementale et cognitive. Afreg, 35 ans, cadre dans la fonction publique, a fondé sous ce pseudo le site d’entraide Pornodependance.com, après avoir lui-même consommé du porno de manière frénétique dès l’adolescence. « Lors de mes premiers rapports sexuels, à 19 ans, j’étais déjà blasé. Ma partenaire ne correspondait pas à mes fantasmes, à l’esthétique des corps parfaits que je voyais en vidéo, au renouvellement permanent de ces corps. Ce n’est qu’après plusieurs mois d’arrêt de visionnage que j’ai pu avoir des relations satisfaisantes. Je me suis investi dans la création de ce site il y a six ans, et j’ai été surpris de voir tant de jeunes hommes désemparés chercher des conseils sur le forum. »
Florent Badou (un nom d’emprunt), pornodépendant jusqu’à ses 29 ans, auteur d’« Avant j’étais accro au porno » (2015) a créé son site, Stopporn.fr. Dans un tutoriel, il explique ainsi comment filtrer les contenus sexuels de son ordinateur. « L’une des demandes les plus fréquentes que je reçois est : “Comment arriver à se masturber sans porno ?” », dit-il. Les deux « coachs » en sont convaincus : comme pour n’importe quelle drogue, il suffit de peu pour replonger. Les deux s’interdisent de regarder des séquences X. Florent Badou, lui, a carrément banni certaines positions avec sa compagne : « Ça me rappelle trop les films. » (1) Les prénoms ont été modifiés. (2) « One patient out of four with newly diagnosed erectile dysfunction is a young man-worrisome picture from the everyday clinical practice », « The Journal of Sexual Medicine », juillet 2013. (3) Membre du comité scientifique de l’association SOS Addictions, auteur de « SeXo. Petit guide de sexologie et des pratiques sexuelles d’aujourd’hui » (Maxima, 2014), et de « l’Addiction sexuelle et ses représentations psycho-socio-culturelles » (Ovadia, 2013). (4) « Risques et sécurité des enfants sur internet : rapport pour la France », enquête d’EU Kids Online menée auprès des 9-16 ans et de leurs parents. (5) Porte-parole de SOS Addictions, coauteur avec Christine Mateus de « Votre plaisir vous appartient » (Flammarion, 2016).