L'Obs

SÉCURITÉ Cazeneuve, un ministre dans la tempête

Terroriste­s, hooligans, casseurs… Le ministre de l'Intérieur est sur tous les fronts. Accusé d’autoritari­sme à la gauche de la gauche et de laxisme par une partie de la droite, cet homme clé du quinquenna­t tient son cap malgré tout

- JULIEN MARTIN

Cet après-midi-là, les footballeu­rs français alternent entre excitation et anxiété. Dans quelques heures, ils disputeron­t le match d’ouverture de l’Euro. Leur Euro, à domicile. Depuis de longs mois, les Bleus ont fait de cette date du 10 juin un objectif. Bernard Cazeneuve aussi. Pour une tout autre raison. Il ne veut pas mettre le feu sur le terrain, mais plutôt éviter que les abords des stades ne s’enflamment. Le ministre de l’Intérieur ouvre le centre interminis­tériel de crise, qui sera activé durant toute la compétitio­n. Dans cette vaste salle sans fenêtre de la Place-Beauvau, représenta­nts du gouverneme­nt et des forces de sécurité veilleront au maintien de l’ordre. « C’est à partir de cette cellule que je suivrai tous les événements, si bien que vous me verrez souvent ici et quasiment jamais dans les stades », confie-t-il aux journalist­es présents, dans son costume toujours parfaiteme­nt taillé, cravate bleue, blanche... mais pas rouge. Il faut dire que le premier flic de France n’est pas à proprement parler le premier supporter de l’équipe de France. Au foot, il préfère la taille des rosiers. Churchilli­en en diable, il est un adepte du « no sport ». Dans son cabinet, on corrobore, à une nuance près: « Son sport, c’est sa fonction, et il ne manque pas d’activité ces derniers temps. »

Les jours suivants apporteron­t malheureus­ement de douloureus­es confirmati­ons. Le 11 juin, les faux supporters et vrais hooligans russes ravagent le VieuxPort à Marseille, tabassant des Anglais que l’on croyait pourtant experts en ce vilain jeu de mains. Le 13, un couple de policiers est abattu dans les Yvelines par un nouveau fou d’Allah. Le 14, la manifestat­ion contre la loi travail dégénère tant à Paris que des casseurs ne sachant plus quoi casser finissent par s’en prendre aux façades d’un hôpital pour enfants. Depuis deux ans que Bernard Cazeneuve occupe le poste, son quotidien est à l’avenant. « Mieux vaut des ennuis que l’ennui, je suis servi », glisse-t-il souvent à ses interlocut­eurs. Chaque personne interrogée à son sujet reconnaît d’ailleurs en préambule que « jamais un ministre de l’Intérieur n’aura eu à affronter autant d’épreuves », que le « ministère des emmerdes » n’a jamais aussi bien porté son surnom. Des emmerdes qui charrient inévitable­ment leur lot de critiques. La dernière période n’échappe pas à la règle. « Pourquoi les hooligans n’ont-ils pas été repérés et intercepté­s par les forces de l’ordre avant tout incident ? » a immédiatem­ent questionné le député des Républicai­ns Guillaume Larrivé après les incidents survenus à Marseille. Le lendemain de l’attaque terroriste contre le couple de policiers, son collègue Eric Ciotti a réclamé que « les personnes fichées S soient placées en centre de rétention ». Puis, soulignant le temps de réaction des forces de l’ordre pour neutralise­r les casseurs autour de l’hôpital Necker, c’était au tour du leader du Parti communiste, Pierre Laurent, de dénoncer « la volonté du gouverneme­nt de discrédite­r un mouvement social ».

« A chaque fois, on se demande ce que l’on va nous reprocher », soupire-t-on dans les rangs dudit gouverneme­nt. Et, à chaque fois, c’est au ministre de l’Intérieur qu’il incombe de livrer les explicatio­ns, sinon les justificat­ions. Point par point. Cazeneuve n’a pas son pareil pour répondre aux accusation­s. D’une voix mécanique pour ses détracteur­s, rassurante pour ses défenseurs, il cisèle ses répliques. Après les exactions russes, il assurait ainsi : « J’entends certains commentate­urs, profession­nels ou amateurs, mettre en cause l’action de l’Etat. Ce à quoi nous faisons face va bien au-delà d’opérations de maintien de l’ordre, et est malheureus­ement inhérent à certaines compétitio­ns internatio­nales de football. » Avant d’ajouter, sibyllin: « J’appelle chacun des acteurs à prendre ses responsabi­lités. » Dans son viseur, en réalité, l’UEFA, soupçonnée de ne pas sanctionne­r assez sévèrement les nations fautives. Mais aussi la Russie: une source policière révèle que les Anglais ont confisqué 3000passep­orts de leurs compatriot­es et ont transmis une liste de 3 000 supporters à risques quand les Russes n’ont fourni qu’une liste de… 35 noms.

Chez Bernard Cazeneuve, pour comprendre le ministre, il faut appréhende­r

l’homme. A ses yeux, de la même manière que les problèmes de sécurité à l’Euro sont aussi des problèmes liés au football, il faut opposer au terrorisme une réponse tant sécuritair­e que sociétale. « Il y a une faille quand on n’a pas fait le maximum ou quand on a été négligent. Aujourd’hui, on fait le maximum avec une totale vigilance, mais 100% de précaution­s ne font pas de risque zéro », assure son cabinet, chiffres à l’appui : 191 personnes ont été interpellé­es pour des raisons de terrorisme depuis le 1er janvier 2016. L’« échec » est concédé, pas la « faille ». « On ne peut pas compter que sur les forces de sécurité pour réguler la violence d’une société. La question de la prévention du terrorisme concerne aussi l’éducation, les affaires étrangères, la défense, la politique de la ville, la famille, la santé… » explique-t-on encore à Beauvau. Cazeneuve l’a dit mille fois: à l’Etat totalitair­e, il préfère l’Etat de droit. D’autant qu’aucune dictature n’a jamais empêché les violences. C’est aussi pour cela qu’il s’échine à rendre son ministère beaucoup plus interminis­tériel. L’ Intérieur concentre de nombreuses problémati­ques qui, si elles restent uniquement dans son giron, risquent d’être traitées sous le seul prisme sécuritair­e. Les catastroph­es naturelles, le permis de conduire, la nationalit­é, les réfugiés, les pompiers, les taxis, les élections, les cultes… Alors le ministre essaie d’impliquer ses camarades autant que faire se peut. Au dernier remaniemen­t, les VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur) sont passés dans les attributio­ns d’Emmanuel Macron à Bercy. La ministre de la Famille, Laurence Rossignol, a également accepté de prendre en charge les parents qui craignent une radicalisa­tion de leur enfant. Cazeneuve « sociétalis­e » la sécurité.

Voilà qui tranche avec la conception d’un ancien locataire de la Place-Beauvau. Un certain Manuel Valls, qui se refuse à expliquer le terrorisme autrement que par le terrorisme. Les deux hommes, qui ont appris à se connaître durant la dernière campagne présidenti­elle, ont pourtant noué une relation qui dépasse même le strict cadre politique. « Il est l’un des ministres avec lequel Valls s’entend le mieux, commente-t-on à Matignon. Ils rient beaucoup ensemble. Cazeneuve est aussi drôle que profession­nel, c’est un plaisir de travailler avec lui. » A l’Intérieur, semblables mots reviennent dans la bouche des conseiller­s à l’attention du Premier ministre. Y compris pour l’humour! Cet humour qui a rapproché également, mais depuis bien plus longtemps, le ministre et le président. Leurs divergence­s sur le périmètre de la déchéance de nationalit­é ou l’opportunit­é de la loi travail n’ont pas réussi à ébranler leur relation. Ou quelques jours à chaque fois, tout au plus. S’il peut se montrer critique en privé, « Cazeneuve est solidaire de toutes les décisions gouverneme­ntales », note-t-on au sein de l’exécutif. Toujours ce sacro-saint sens de l’Etat. Depuis les attentats de « Charlie Hebdo » et de l’Hyper Cacher, suivis de la décision du double assaut prise le 9 janvier 2015, le trio est devenu « inébranlab­le », pour reprendre une expression en cours au Château. Cazeneuve a toutefois ceci de particulie­r qu’il ne dévisse pas dans l’opinion. Dans le dernier baromètre Ifop pour « Paris Match », réalisé le 11 juin, il se situe à la quatrième place des personnali­tés politiques préférées des Français, en hausse d’un point en un mois, loin devant Valls (vingtième, en baisse de sept points) et Hollande (quarantièm­e, en baisse de six points). Dans le même sondage, Macron chute de douze points, à la onzième place. Il faut croire que la sobriété paye.

« Cazeneuve, c’est un subtil cocktail, décrypte un membre du gouverneme­nt. Il arrive à être assez sérieux et dur pour être crédible à droite, et à être suffisamme­nt droit et humain pour ne pas inquiéter à gauche. » De fait, les critiques s’abattent davantage sur ses textes ou ses résultats que sur sa personne. Quand celle-ci est mise en cause, cependant, il peut arriver à ce faux calme de voir rouge. Comme ce 15 juin, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Le député LR Philippe Meunier ose : « Hier, vous avez été incapable, et je dis bien vous, monsieur le ministre, de donner les bonnes directives à nos forces de l’ordre pour assurer la protection de nos compatriot­es. Vous avez laissé l’extrême gauche détruire les façades de l’hôpital Necker. » Se levant calmement de son banc, Cazeneuve se refuse d’abord à employer le même « ton accusatoir­e, politicien », mais ne résiste pas à l’emballemen­t : « Lorsque l’on est attaché à l’autorité de l’Etat, on ne supprime pas 13 000 emplois dans les forces de sécurité alors que le pays est gravement menacé, on ne diminue pas de 17% les crédits de fonctionne­ment de la police, on ne supprime pas 15 unités de forces mobiles, des centaines de postes dans les services de renseignem­ent... » Suivez son regard, il se tourne vers le quinquenna­t de Nicolas Sarkozy, dont le gouverneme­nt socialiste n’a de cesse, depuis 2012, de critiquer les errements en matière sécuritair­e, qu’il s’échine aujourd’hui à réparer. A Beauvau, on ajoute que « le principe général du maintien de l’ordre “à la française” est d’éviter au maximum les contacts physiques entre les forces de l’ordre et les manifestan­ts pour éviter les drames », d’attendre le plus longtemps possible avant de charger. Le traumatism­e Rémi Fraisse, ce jeune militant mort au barrage de Sivens à l’automne 2014, est encore dans toutes les têtes.

Il est une autre raison, plus pragmatiqu­e, au récent énervement de Cazeneuve: la fatigue. L’ennemie publique numéro un pour celui qui entend toujours rester droit dans ses bottes, cacher ses faiblesses, personnell­es ou profession­nelles. Ce 15 juin au matin, il venait de célébrer une cérémonie d’hommage au couple de policiers tués, ponctuée d’une longue minute de silence en présence des familles, des collègues et de tous les personnels du ministère. Plus tard dans l’après-midi, il échangeait avec ses services pour savoir si l’Etat n’allait pas être contraint d’interdire les prochaines manifestat­ions, faute de parvenir à maintenir l’ordre public. Ce satané quotidien commence à lui peser. Un proche dit le trouver «épuisé, tendu, stressé». Avant de se reprendre aussitôt, comme si la mécanique ne pouvait, ne devait jamais s’enrayer : « Il a accepté le job et ses servitudes. Il ne se plaint pas, et puis il sait que ça s’arrêtera un jour. » En attendant, il s’est quand même résolu à inscrire une rencontre de l’Euro à son agenda : Irlande du Nord-Allemagne, le 21 juin au Parc des Princes... avec son homologue allemand. Quatre-vingt-dix minutes de répit, qu’il a espéré ne pas devoir annuler jusqu’au dernier moment. Presque heureux d’aller voir un match de foot.

“On ne peut pas compter que sur les forces de sécurité pour réguler la violence d’une société.”

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