L'Obs

Quatre étonnants voyageurs

Partir à l’aventure sans quitter sa chaise longue, c’est possible. La preuve avec les livres de Nellie Bly, d’Henry de Monfreid, de Régis Debray et de Jacques de Saint Victor

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Phileas Fogg était un traîne-savates. Son record, imaginé par Jules Verne en 1872, n’a pas tenu longtemps. En 1888, une journalist­e américaine parie qu’elle peut faire le tour du monde en soixante-quinze jours. « Vous n’y arriverez jamais ! Vous êtes une femme, vous aurez besoin d’un protecteur », lui diton d’abord au « New York World ». Mais être une femme n’empêche pas d’être une tête de mule. Le 14 novembre 1889, Nellie Bly embarque à New York. Elle a 25 ans et « une simple sacoche ». Elle a demandé « une robe qu’[elle] puisse porter tous les jours pendant trois mois », et refusé de s’encombrer d’un pistolet. C’est une fille qui croit encore en la nature humaine : « Je savais que, si je me conduisais convenable­ment, il y aurait toujours des hommes prêts à voler à mon secours. »

Dans sa course contre la montre, elle a surtout croisé des messieurs prêts à l’épouser. Il faut bien s’occuper, sur le pont des bateaux. Mais rien ne la fait dévier. Pendant que la presse s’emballe pour cette « intrépide voyageuse en jupon » et invite ses lecteurs à deviner « le temps exact » que prendra son périple (il y a « un voyage tous frais payés en Europe » à gagner), Nellie Bly fait escale à Londres, recueille à Amiens les encouragem­ents de Jules Verne soi-même, se dit que les trains européens pourraient être plus confortabl­es, file en Italie. Comment trouver des choses à raconter dans ces conditions ? C’est le problème des aventurier­s pressés, qui inventent le tourisme moderne. Heureuseme­nt, l’auteur de « Dix Jours dans un asile » n’a pas son oeil dans sa poche. Elle voit peu, mais bien. Son livre, enfin traduit en français, est un très grand reportage à l’américaine. Bourré d’humour, attentif à toutes les formes de machisme et d’inégalités, il est beaucoup plus que le récit d’un exploit inutile. Car de Port-Saïd à Yokohama, Nellie Bly profite de chaque escale pour noter mille détails. Elle contemple « le célèbre canal de Suez » où « les vies de cent mille ouvriers ont été sacrifiées »; explique comment les bateliers yéménites se décolorent les cheveux avec de la pulpe de citron ; observe de près les charmeurs de serpents à Ceylan ; suit un enterremen­t très festif à Singapour et « la procession d’un mariage à Hongkong » ; se retient partout d’acheter des souvenirs ; finit par craquer devant un petit singe «à un bon prix ». La mousson vient d’inonder sa cabine quand elle apprend, consternée, qu’une concurrent­e fait le tour du monde en sens inverse (vive le progrès). Il lui reste à découvrir comment on décapite les gens par paquets de dix sur une place de Canton, comment on les torture aussi, et à boucler son périple en « 72 jours, 6 heures, 11 minutes et 14 secondes ». Phileas Fogg n’avait qu’à pas s’attarder à sauver la vie d’une belle Indienne.

Monfreid déporté

Quand on est parti faire du trafic de perles, d’armes et de morphine du côté de la mer Rouge, c’est qu’on n’a pas peur de grandchose. Début 1943, pourtant, Henry de Monfreid ne fait pas le malin. Il « baisse terribleme­nt », souffre d’un cruel « état de dépression », tombe « dans les idées mauvaises ». Voilà des mois que, sous le matricule 79137, l’auteur de « la Croisière du hachich » est trimballé d’un camp à l’autre entre l’Abyssinie et le Kenya, par des militaires britanniqu­es qui l’ont fiché

comme « Vichy’s French ». Sans doute aurait-il mieux fait de ne pas applaudir Mussolini, qu’il voyait comme un rempart contre Hitler du temps où il couvrait la conquête italienne de l’Ethiopie pour « Paris-Soir ». Désormais âgé de 63 ans, l’étrange écrivain-commerçant qui fascinait tant Kessel est gardé par des Djambos, qu’il présente comme des « Noirs souahélis, brutes intégrales dressées à brutaliser le Blanc ». Il sou re d’une chaleur épouvantab­le, adresse des lettres passionnée­s à la femme de sa vie, tue le temps en noircissan­t des pages d’une petite écriture serrée. Son carnet de déportatio­n vient d’être retrouvé et publié. C’est le témoignage douloureux d’un homme qui a toujours eu la liberté dans le sang, et se retrouve à « peindre des vues de forêt à travers les barbelés » : « J’assiste à l’agonie de ma personnali­té », note-t-il avant de dire son « dégoût de l’homme, cet animal infernal, nuisible à lui-même ». Mais on ne brise pas comme ça un type qui a fait ses débuts dans une laiterie normande. Libéré au printemps 1943, Monfreid s’installe au pied du mont Kenya : il y passera quatre ans à fabriquer des camemberts, pour les fourguer aux Européens du secteur.

Debray guérillero

A force de l’entendre disserter sur « le désert des valeurs » et l’oubli des principes républicai­ns, on a un peu perdu de vue le « révolution­naire profession­nel » qu’a aussi été Régis Debray. « Carnet de route », qui rassemble ses « écrits littéraire­s » en un gros volume copieuseme­nt illustré, tombe à pic pour réviser les métamorpho­ses qui ont précédé son passage à l’Académie Goncourt. Ce sont des Antimémoir­es qui donnent le tournis. L’auteur d’« A sauts et à gambades » ne s’y contente pas d’exhiber (avec des pincettes) ses « tout premiers écrits, où la fiction n’est jamais loin du vécu » et dont « le style est manifestem­ent sous influence étrangère, “old fashioned” (réalisme social à l’américaine) ». Il se souvient de la grand-mère qui « [l]’a déshérité sur le tard », et de sa famille d’avocats parisiens où l’on considérai­t les « intellectu­els de gauche » comme « des aigris, des ratés, des songecreux et des faux jetons » ; du 17/20 admiratif que lui a donné Althusser, rue d’Ulm, pour une copie sur « la cruauté »; de son amitié avec Georges Perec; de François Maspero, qu’il regardait comme « son frère aîné » ; du cinéaste Jean Rouch, qui fut son « premier professeur de planète ».

Les cours de Rouch ont porté. En 1963, en voie de radicalisa­tion avancée, Debray rejoint la guérilla à Caracas, fait le tour de l’Amérique latine et découvre la révolution au grand air (« Conspirer, ici, c’était toujours dehors »). En 1965, il vient de « passer à la va-vite une agrégation de philosophi­e » et fait le « jeune professeur de terminales aux lycées Henri-Poincaré et Jeanne-d’Arc de Nancy » quand un télégramme de Fidel Castro l’invite à La Havane. C’est là qu’il va rédiger, avec « ce grand méconnu, a able et cultivé », un bréviaire de la « lutte armée » aussitôt tiré à 200 000 exemplaire­s. « Révolution dans la révolution? » est bientôt lu par tous les marxistes de l’époque. Castro lui aura appris à « aborder les grandes espérances par les petits côtés ». Exemple : « Quand et où mettre sa kalache en semiautoma­tique plutôt qu’en rafale? » (Cela vaut bien d’être aujourd’hui encore « privé de visa pour les Etats-Unis », non ?)

Le 24 avril 1967, l’AFP annonce qu’« un nommé Régis Debray ou Lebrey, un spécialist­e de la guérilla », a été « tué en Bolivie ». En fait, il est prisonnier. Il traînait dans la jungle avec Che Guevara. Il fait la une des journaux. De Gaulle s’en mêle. Le 16 novembre, le futur auteur de « Loués soient nos seigneurs » est condamné à trente ans de travaux forcés. Il sera libéré et expulsé fin 1970. Il fera bientôt la connaissan­ce de gens comme Salvador Allende, Carlos Fuentes, García Márquez, Milan Kundera, Joan Baez, François Mitterrand, et d’une époque où « les hypnotisés de l’image » vont ringardise­r « la secte littéraire ». Aujourd’hui, dans un style qui mixe volontiers l’héritage ciselé de Gracq avec des punchlines à la Malraux, ce « Candide à sa fenêtre » a rme que « la nostalgie est révolution­naire ». La sienne a plus d’une raison de l’être, en e et.

L’Italie en Fiat

Et si on profitait de l’été pour suivre « la plus ancienne route de l’Occident » ? C’est la Via Appia, « tracée en 312 av. J.-C. », qui relie Rome à Brindisi, dans le talon de la Botte italienne. Laissant derrière lui ses savants travaux sur la mafia, et sa compagne la philosophe-députée Michela Marzano, Jacques de Saint Victor a recomposé l’itinéraire de ce « chef-d’oeuvre ouvert à tous », puis s’est mis en marche. La marche l’a vite saoulé. Il a finalement préféré la « flânerie automobile », dans sa Fiat, pour rouler dans les pas d’Henri Calet, de Pasolini et du « Corniaud ». Il a bien fait. Son voyage est passionnan­t. On y découvre « les dernières traces du cirque de Spartacus ». On traverse le « Corridor du stupre », où les « troupes coloniales » françaises ont violé 3000 à 5000 femmes en 1944. On visite des coins assez fiers de leur passé fasciste. On médite sur la sagesse des « Romains hellénisés », qui « se gardèrent bien d’imposer un pseudo-Roman Way of Life uniformisa­teur » aux autres peuples. On admire le seul pays d’Europe qui a inscrit dans sa Constituti­on que la République

« protège le paysage et le patrimoine historique et artistique de la nation ».

Son érudition en bandoulièr­e, et son intelligen­ce à portée de main, Saint Victor est le meilleur des guides. Il cause aussi bien de la sexualité italienne que de la montée du populisme, des « crimes écologique­s » de la Camorra, de la misère qui menace le Mezzogiorn­o, de l’exploitati­on inhumaine des réfugiés dans les Pouilles. C’est parce qu’il ne se borne pas à décrire ce qu’il voit. Convaincu qu’il « faut aimer l’histoire pour méditer les erreurs du passé, non pour s’en glorifier », il analyse, documente, prend du recul, et s’interroge partout sur l’émergence des « super-riches », qui « constituen­t à nouveau une menace pour l’ordre démocratiq­ue, comme à l’époque des Gracques ou de Cicéron ». En Italie comme en France, merci les années 1980 et leur « éloge du fric », glisse Saint Victor en flânant.

 ??  ?? Régis Debray, en prison à Camiri, en Bolivie, en 1968. Engagé aux côtés du Che, il a été arrêté par la police bolivienne et condamné à trente ans de travaux forcés. Le 23 décembre 1970, il sera libéré et expulsé.
Régis Debray, en prison à Camiri, en Bolivie, en 1968. Engagé aux côtés du Che, il a été arrêté par la police bolivienne et condamné à trente ans de travaux forcés. Le 23 décembre 1970, il sera libéré et expulsé.
 ??  ?? L’écrivain Henry de Monfreid, âgé de 82 ans, avec son fils Daniel et son petit-fils Guillaume à bord de l’« Obock », sur la Méditerran­ée, en 1962.
L’écrivain Henry de Monfreid, âgé de 82 ans, avec son fils Daniel et son petit-fils Guillaume à bord de l’« Obock », sur la Méditerran­ée, en 1962.
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 ??  ?? Nellie Bly à New York en 1889, juste avant son départ pour un tour du monde.
Nellie Bly à New York en 1889, juste avant son départ pour un tour du monde.

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