COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ?
Guigou, Védrine, Verhofstadt, Cohn-Bendit, Cavada, Lamy… Artisans de la construction européenne et témoins privilégiés de ses vicissitudes, ils analysent l’histoire d’une belle idée trop vite oubliée
S ouvenez-vous, c’étaient les années 1980. Le drapeau bleu étoilé flottait derrière chaque homme politique. On était fier des Airbus, de la fusée Ariane, du projet de tunnel sous la Manche. On se réjouissait de la chute du Mur et de la réunification du Vieux Continent. On célébrait les fondateurs de la Communauté économique européenne, Jean Monnet, Robert Schuman, et même Altiero Spinelli. Le président de la Commission européenne, Jacques Delors, faisait autorité. Erasmus faisait voyager la jeunesse. L’Europe évoquait cette « auberge espagnole » qui prendrait bientôt le visage sympathique de Romain Duris. La construction d’une grande maison commune était encore un rêve collectif. Tout cela semble désormais si loin…
En Europe, rien ne va plus ! Référendum britannique sur le « Brexit », calvaire financier de la Grèce, dérèglements de la zone euro, crise des réfugiés, effondrement de Schengen, poussée des nationalismes, enterrement du droit d’asile... La belle Union s’enfonce dans la déprime. Et nul ne semble en mesure de la consoler. Ni à Berlin, ni à Paris, ni à Bruxelles. En France, l’idée européenne passe à l’as : seulement 38% d’opinions favorables aujourd’hui contre 69% en 2004, selon un sondage du Pew Research Center. C’est en affichant leur euroscepticisme que les politiciens lancent désormais leurs campagnes électorales. La « course sans retour vers les Etats-Unis d’Europe » lancée par Jean Monnet tourne court. Et le grand dessein fédéraliste n’est pas loin de rejoindre les dirigeables et le Minitel au cimetière des rêves perdus.
Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ? Et quand le projet européen, porteur de tant de promesses – la paix, la prospérité, la solidarité – s’est-il fourvoyé ? Pour « l’Obs », de grands acteurs de l’aventure communautaire font le bilan. Ils reviennent sur ces carrefours de l’Histoire qui ont vu l’Europe prendre la mauvaise direction et analysent les moments clés du drame. Un salutaire examen du passé pour mieux s’orienter à l’avenir…
1954 « ON EST TOMBÉ DANS UNE UNION DOUANIÈRE… »
Pour l’ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt, député européen libéral, le rêve fédéral et politique a déraillé… dès l’origine. La faute à qui ? Pas aux Britanniques, ni aux Allemands, ni aux Grecs... mais aux Français ! « Tout était préparé pour faire une union politique, une Communauté européenne de défense, un Parlement et un gouvernement européen. Mais le Parlement français a voté contre. » C’était à la fin de l’été 1954 : sans débat sur le fond, les gaullistes et les communistes votent alors contre le projet « atlantiste », les chrétiens-démocrates votent pour, les socialistes et radicaux sont divisés. Pierre Mendès France, président du Conseil, n’engage pas sa responsabilité.
Le 30 août, le rejet est voté par 319 voix contre 264.
« On est alors tombé dans une union douanière, un marché intérieur même pas achevé », regrette Guy Verhofstadt, un fédéraliste des plus purs. Depuis, l’Europe a beaucoup de bonnes idées, mais aucune ne va au bout de sa logique. On fait l’euro, mais sans gouvernement économique ; on fait Schengen, sans gardesfrontières communs ; on lance l’Union européenne de l’énergie, elle est sans contenu. « L’Europe reste une confédération d’Etats qui décident à l’unanimité. Et tout va trop lentement », soupire le président du groupe libéral au Parlement européen. Le meilleur exemple, pour lui, c’est la crise financière : réglée par les Américains en neuf mois, elle agite encore les Européens huit ans plus tard. Seule la Banque centrale européenne, institution vraiment fédérale, a pu agir efficacement. « Il faut revenir au projet des pères fondateurs. Tout était écrit, même le statut du Royaume-Uni, qui pouvait être membre associé. Tant que l’on ne fera pas cela, l’Union européenne restera comme un vernis sur des Etatsnations qui n’ont pas compris que le monde de demain sera dominé par des empires », qu’il s’agisse des EtatsUnis, de la Chine ou de multinationales numériques…
1962
« IL AURAIT FALLU ÉCOUTER DE GAULLE » Certains Européens, comme Jean-Pierre Chevènement, sont très heureux d’avoir échappé à ce rêve fédéraliste, mais ils auraient voulu que ce choix fût assumé et remplacé par un autre modèle. Il n’a jamais cru au projet des pères fondateurs, ni à cette Europe marchande placée sous la tutelle des Etats-Unis. Aux yeux de l’ancien ministre de François Mitterrand, c’est en avril 1962 que tout a déraillé, avec l’échec de la discussion du « plan Fouchet » renforçant les liens politiques entre les Six. « Il aurait fallu écouter le général de Gaulle qui proposait alors une méthode confédérale plutôt qu’une méthode communautaire pour avancer ensemble. L’Europe aurait alors pu se concevoir comme une entité stratégique, ce qu’elle n’a
jamais su faire. » Les partenaires de la France ont refusé, peu séduits par cette « Europe des Etats » gaullienne, qui tuait l’idée d’une entité supranationale.
A écouter Chevènement, une deuxième erreur majeure a été commise en 1986 avec l’Acte unique : « C’est le grand traité de la dérégulation, le moment où l’Europe, qui était d’un libéralisme modéré, se convertit à l’idéologie de Reagan et Thatcher. » L’engrenage de la finance se met alors en branle : Mitterrand et Kohl décident lors d’un tête-à-tête sous les parasols de l’Hôtel Royal à Evian, le 2 juin 1988, de libéraliser la circulation des capitaux, en promettant une harmonisation de la fiscalité de l’épargne – qui ne viendra jamais. La monnaie unique est la suite logique du processus. Alors ministre de la Défense, Chevènement rouspète en vain. Rien ne s’arrangera ensuite, à l’écouter : la monnaie unique, dénonce-t-il, s’est faite « sous la dictée de Karl Otto Pöhl », président de la toutepuissante banque centrale allemande.
1992 « LE GRAND DÉCROCHAGE AVEC LES PEUPLES »
François Mitterrand avait prévenu : « Ça passera ricrac. » Mais le président de la République a malgré tout tenu à soumettre au référendum le traité de Maastricht instaurant la monnaie unique et mettant sur les rails une politique étrangère et de sécurité commune. « Il est alors convaincu que si c’est une loi ordinaire, elle sera remise en cause », raconte Hubert Védrine, qui était à cette époque, à 45 ans, secrétaire général de l’Elysée. Il deviendra plus tard ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin. Cette campagne va lui faire comprendre, pendant l’été 1992, combien le projet européen est mal parti.
Au début, les sondages donnent le « oui » à 60%. « Deux ou trois fois par semaine, raconte Védrine, Jacques Pilhan [conseiller en com de Mitterrand, NDLR] vient me voir avec ses enquêtes d’opinion. Et nous constatons la dégradation rapide du “oui”. Pilhan me dit : les arguments classiques (l’Europe c’est la paix, c’est la jeunesse, l’avenir…), ça ne marche plus. Lang et Guigou qui lancent des ballons sur les plages, c’est zéro. Les gens ne comprennent pas pourquoi on leur dit que la
souveraineté, ce n’est pas bien. Et puis, ils n’ont pas envie qu’on les injurie : s’il y a un référendum, c’est qu’on doit pouvoir répondre “non”. Ma prise de conscience du grand décrochage avec les peuples date de cette époque. »
Selon lui, le germe était dans la multiplication des normes qui a suivi l’Acte unique, sur les tailles des cabines d’ascenseur, les cages de poulets, la courbure des concombres. « Certains s’agacent alors, mais on les traite de passéistes. Et la machine avance, avance… »
C’est à cette époque que l’Europe devient intrusive et que « les fédéralistes triomphants accusent toute personne n’étant pas sur leur ligne d’être antieuropéens ». Avec le référendum, cette allergie à l’Europe s’exprime ouvertement, surtout dans les classes populaires. Le « oui » l’emporte certes, mais de peu : 51,04%.
1995 « L’ÉLARGISSEMENT SANS RÉFLÉCHIR »
« L’Union européenne n’a jamais été un long fleuve tranquille », affirme Elisabeth Guigou, dans le beau bureau de la commission des Affaires étrangères, qu’elle préside, à l’Assemblée nationale. « Et quand elle a avancé, c’est lorsque des dirigeants ont dit “voilà ce que nous voulons faire ensemble”, souvent à rebours des opinions publiques. » Ce qui demande des convictions fortes. Ministre déléguée aux Affaires européennes de 1990 à 1993, lorsque le traité de Maastricht a été négocié, elle est bien placée pour le savoir. Pour elle, la dynamique s’est rompue à partir du milieu des années 1990, avec le changement de leaders en France et en Allemagne, et avec l’élargissement : « Le xxe siècle s’est achevé, l’histoire s’est accélérée, mais les dirigeants de l’époque n’étaient pas en mesure de dominer les événements, de se poser et de réfléchir sur la direction qu’on prenait, analyse-t-elle. Le principe de l’élargissement a été admis sans réfléchir. » François Mitterrand, qui avait senti le problème poindre dès 1989, avait proposé d’associer les pays de l’ancien bloc communiste dans une simple « confédération », mais ces derniers s’en étaient offusqués. « Au moins, Mitterrand avait une idée. Mais c’était mal préparé. Ensuite, il n’y a plus eu aucune discussion sur le sujet. La mésentente Chirac-Schröder, après 1998, n’a rien arrangé », raconte Guigou.
Jacques Chirac est élu président en 1995 sur un discours très hexagonal (la « fracture sociale »). Ses convictions européennes sont limitées : chacun se souvient de son appel de Cochin de décembre 1978, où il avait dénoncé le fameux « parti de l’étranger », visant Giscard et les pro-européens. Face à Helmut Kohl, il pèse peu. « L’Allemagne est passée d’une prééminence économique à une domination sur l’Europe », peut alors écrire, d’une plume sûre, « The Economist ».
Tout en défendant avec véhémence sa chère Europe, Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne, date aussi l’inflexion de la construction européenne de cette époque : « Jusqu’à François Mitterrand et Helmut Kohl, l’Europe était dirigée par des hommes qui avaient connu la guerre. Leur motivation personnelle était extrêmement puissante. Cela a changé avec Jacques Chirac et Gerhard Schröder. A partir de là, on n’a plus fait qu’appliquer le programme imaginé par leurs prédécesseurs, en innovant beaucoup moins, même s’il y a eu quelques progrès, comme l’Union bancaire. » 1995, c’est aussi la fin de la Commission Delors. Et le départ d’un président charismatique, très politique, qui avait esquissé un début d’intégration concrète avec les programmes Erasmus et les Carrefours de la Science et de la Culture.
2005 ON A LOUPÉ LE VIRAGE DE LA CONSTITUTION
Si Daniel Cohn-Bendit, ancien eurodéputé franco-allemand, pouvait remonter le temps pour empêcher un mauvais virage, il arrêterait sa machine en 2003. « On tenait le bon bout avec le projet de traité constitutionnel ! Une architecture se mettait en place. Mais un vent de folie a pris tout le monde. »
Deux ans plus tôt, dans un accès d’audace, les pays de l’UE avaient lancé une Convention sur l’avenir de l’Europe inspirée de la Convention de Philadelphie qui avait rédigé la Constitution des Etats-Unis. Composée d’une centaine de membres, présidée par l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing – très fier du job – elle s’attelle à dessiner des règles de fonctionnement permettant aux institutions de fonctionner malgré les élargissements.
Mais le vent de folie se met à sou er. Les petits pays refusent de perdre du pouvoir. Surtout, Londres, sous la pression de ses tabloïds, qui dénoncent un « plan directeur pour la tyrannie », refuse la règle de la majorité et fait gommer le mot « fédéral » – le fameux « F word » (allusion au mot « fuck »).
Cohn-Bendit : « C’est alors devenu n’importe quoi. Pour préparer le sommet de Thessalonique, Giscard, croyant être malin, et croyant amadouer les Anglais, a dit “OK on inclut tous les traités antérieurs…” » On était parti pour un traité constitutionnel de quelques pages, on se retrouve avec un empilement de textes dispa- rates. « On a raté l’opportunité d’expliquer ce qu’on vou- lait faire. On a noyé tout cela dans un charabia incroyable et plus tard, lors de la campagne référendaire de 2005 en France, tout le monde pouvait prétendre n’importe quoi : l’avortement allait devenir impossible, le divorce aussi, ce serait la fin de la laïcité… On a loupé le virage de la Constitution et on le paie très cher. »
En France, lors du référendum visant à ratifier la réforme, les électeurs ont dû se prononcer sur 191 pages, 448 articles, 36 protocoles et 50 déclarations ! Le non l’a emporté. Le texte est revenu plus tard sous une autre forme, le traité de Lisbonne ; Nicolas Sarkozy l’a fait ratifier par la voie parlementaire, une manoeuvre qui n’a pas contribué à restaurer la confiance des Français dans la politique et dans l’Europe… Victimes collatérales : la démocratie, et l’idée même de Constitution qui a disparu du paysage.
2009 LA CRISE GRECQUE N’ÉTAIT PAS PRÉVUE
Le Néerlandais Luuk Van Middelaar est philosophe et historien. C’est à l’occasion de la crise financière que les dysfonctionnements de l’Union européenne lui sont apparus de manière éclatante. Début février 2010, il vient de rejoindre le cabinet du nouveau président du Conseil européen, le Belge Herman Van Rompuy, qui a quitté trois mois plus tôt ses fonctions de Premier ministre ; il est à la fois son conseiller et sa plume.
Le baptême du feu est violent. La Grèce vient de reconnaître avoir truqué ses comptes budgétaires et la défiance des marchés s’abat sur les titres de la dette grecque. Le mot « faillite » commence à être prononcé. « Comme d’habitude à Bruxelles, quand on se heurte à une di culté, on se tourne vers le traité. Or le traité n’apporte aucune réponse : la crise grecque est un événement qui n’était pas prévu. Pire : le traité nous dit qu’il est interdit d’aider la Grèce [l’article 104 B du traité Maastricht interdit tout renflouement, NDLR] ! Alors on doit improviser pour dompter la crise. » L’improvisation va durer des années, dans une atmosphère de conflit, avec un enchaînement de « sommets de la dernière chance »…
Selon Luuk Van Middelaar, cet épisode est symptomatique du mal qui frappe l’UE, et dont la racine remonte à la chute du Mur. « L’Europe a profondément sous-estimé la rupture de 1989. On est passé d’une Europe-marché, sous parapluie américain, régie par des règles conformément au modèle allemand – ce qu’on a appelé l’ordolibéralisme – à une Europe où il faudrait assumer nos responsabilités, prendre des décisions face à des événements qui bousculent ces règles. »
Croire que le simple agencement de règles su rait était un leurre : « C’était une vue très théorique. Ce n’est pas parce qu’on interdit de mettre le feu, qu’on peut se passer de pompiers. » En 1989, la France a arraché l’accord de l’Allemagne pour faire la monnaie unique ; en retour, l’Allemagne a pu imposer ses règles de fonctionnement.
2014 LE FN VIENT DÉTRUIRE L’EUROPE
Ce fut un choc. De quoi bousculer les convictions des plus europhiles. Lorsque toute la garde rapprochée de Marine Le Pen a déboulé à Strasbourg au Parlement, Jean-Marie Cavada l’a vécu comme un coup de poing dans le ventre. Steeve Briois, Nicolas Bay, Louis Aliot, Bernard Monot… au total, 24 députés noyautent les di érentes commissions du Parlement. « Ils disaient ouvertement : “Nous sommes venus ici pour détruire l’Europe”, se souvient l’eurodéputé libéral-démocrate. Quand on voit cela, on se dit : le risque d’échec est vraiment là », regrette l’élu qui, le 11 avril, a été menacé, devant témoins, par Marine Le Pen, dans l’Eurostar qui les conduisaient au Parlement. Le sentiment est d’autant plus fort que le danger ne se limite pas à la France. « Au moment même où nous recevions des ONG hongroises au Parlement européen, leurs bureaux faisaient l’objet d’une perquisition ordonnée par le gouvernement au motif d’entente avec une puissance étrangère, parce qu’elles avaient reçu une aide de la Norvège », s’indigne Cavada, qui évoque la gorge serrée ce jour où le Premier ministre, Viktor Orban, est venu expliquer au Parlement les fondements de réformes qui limitaient la liberté des médias, introduisaient des discriminations contre les entreprises non hongroises ou installaient une reprise en main politique de la justice. « Et ce, déplore-t-il, sans que les institutions européennes ne prennent de sanctions, malgré les demandes répétées du Parlement. »
Face à cette montée des populismes, face au vote britannique, face à une Amérique de plus en plus tentée par une forme d’isolationnisme, les Européens auront-ils assez de ressort pour se reprendre et relancer leur projet ? Luuk Van Middelaar ne croit pas au scénario apocalyptique : « L’Europe est… vous avez un beau mot en français pour dire cela… ah oui : coriace. Ses pays sont liés par une colle invisible. » Sans être fédéraliste, il appelle de ses voeux une Europe assumant ses responsabilités politiques.
Les pères fondateurs eux-mêmes espéraient « transformer le plomb de l’intégration économique en or politique », rappelle le fédéraliste Pascal Lamy qui reconnaît « un vice de conception jamais surmonté malgré l’élection du Parlement européen au su rage universel ». Alors comment réussir l’alchimie ? Autour de quelles valeurs ? Lamy croit avoir trouvé : « L’Europe n’existe peut-être pas pour les Européens, mais c’est une réalité pour le reste du monde. On nous regarde comme un modèle qui résiste aux inégalités trop fortes, un équilibre inconnu dans le reste du monde entre les libertés individuelles, les systèmes de solidarité collective, la tolérance, une certaine sensibilité culturelle et une conscience écologique développée. » Les citoyens européens, eux, n’ont pas toujours cette perception. Reste à les convaincre.