L'Obs

14 SIÈCLES ENSEMBLE

Juifs et musulmans partagent une longue histoire en Algérie, dont Lucette Valensi, spécialist­e du Maghreb, raconte heurts et bonheurs

- PAR MAXIME LAURENT

Le conflit israélo-palestinie­n ne doit pas masquer la complexité de l’histoire qui lie les « Juifs et musulmans en Algérie ». « Quatorze siècles d’histoire commune, autant constituée d’échanges que d’antagonism­es, de compréhens­ion que de rejet », rappellent dans leur préface l’historien Michel Abitbol et le philosophe Abdou Filali-Ansary.

Dans ce Maghreb central qui deviendra l’Algérie, parler de « communauté » juive reviendrai­t à omettre l’hétérogéné­ité de ses habitants. Tous ont subi l’instabilit­é des luttes dynastique­s, surmonté des persécutio­ns comme celle, au e siècle, des chrétiens contre les berbères judaïsants. Mais à l’inverse du christiani­sme, le judaïsme ne disparut pas de l’Algérie islamisée. Au contraire, il crût et ses adeptes furent même des « médiateurs entre les mondes musulman et chrétien ». Un « pacte », noué au début du e siècle, régit les relations entre « Arabes dominants et sujets non musulmans » : liberté de culte, impôts ou vêtements spécifique­s constituen­t, pour les juifs dont la majorité vivent en terre musulmane, des conditions plus enviables que celles en vigueur dans l’Occident chrétien ou l’Empire ottoman. De fait, ce pacte garantit une « grande autonomie administra­tive et judiciaire ». Valensi évoque une « relative bienveilla­nce » qui, au-delà de l’absence de différend religieux comparable aux griefs chrétiens, s’explique par la taille modeste des communauté­s israélites, qu’aucune puissance extérieure n’était susceptibl­e de soutenir. Dès lors, les savoirs des intellectu­els s’entremêlen­t : au e siècle, le linguiste Yehuda ibn Quraysh de Tahert étudie les relations entre l’arabe, l’hébreu et l’araméen ; à Tlemcen, ville refuge pour les juifs ibériques persécutés et foyer de collaborat­ion intellectu­elle, la renommée du médecin juif Mûshî b. Shmûil b. Yahûdâ al-Isrâ’ilî al-Mâlaqî al-Andalusî parvient jusqu’en Egypte. Plus tard, l’historien Ibn Khaldûn écrira une « Histoire des enfants d’Israël »…

Reste qu’en période de crise, les juifs deviennent des cibles : à la fin du e siècle, la dynastie des Zirides, lancés dans une entreprise unificatri­ce de leurs possession­s, déportent ou tuent ceux qui refusent la conversion, de même qu’au e siècle, les Almohades martyrisen­t au nom de la « purificati­on religieuse ». Trois cents ans plus tard, la destructio­n des juifs du Touat et les torrents de haine déversés par l’influent juriste Al-Maghîlî scellent, le temps d’une flambée de violence, la fin d’une longue séquence de paix. « Sujets dominés » parmi d’autres, les juifs d’Algérie voient leur incorporat­ion dans l’Empire ottoman, du

e au début du e siècle, placée sous le sceau de la continuité, entre large précarité, discrimina­tions, entente et fragile prospérité, voire expulsion des territoire­s pris ponctuelle­ment par les Espagnols.

Lors de la colonisati­on commencée en 1830, les 17 000 juifs d’Algérie bénéficier­ont des mesures édictées sous le premier Empire, organisant notamment le Consistoir­e. Puis, le décret Crémieux leur accorde en 1870 la citoyennet­é française, synonyme d’élévation sociale et d’un « divorce d’avec la population musulmane » symbolisé en 1934 par les émeutes antijuives de Constantin­e ; du côté des fomenteurs, n’oublions pas les antisémite­s européens, comblés sous Vichy. Quand l’insurrecti­on éclate, en 1954, les juifs d’Algérie sont 130000 et très citadins, les musulmans sept millions, dont une petite élite reflète les progrès tardifs et limités de la scolarisat­ion. Les indépendan­tistes comptent dans leurs rangs une minorité de juifs communiste­s, peu inquiets des attentats qui visent notamment des synagogues. A l’inverse, certains virent OAS. La guerre débouche sur un « double exil », fait d’exode et d’émigration, d’acteurs, témoins et victimes d’une même histoire, que ce livre restitue avec nuance.

« Juifs et musulmans en Algérie. VIIe-XXe siècle », par Lucette Valensi, Tallandier, 256 p., 15 euros.

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