L'Obs

MILON DE CROTONE, PREMIER SPORTIF DE L’HISTOIRE

La vie du plus célèbre athlète de l’Antiquité révèle la naissance d’un phénomène majeur de notre culture

- PAR XAVIER DE LA PORTE ILLUSTRATI­ON : DELPHINE LEBOURGEOI­S

Zlatan Ibrahimovi­c aime se croire une « légende », il ferait bien de se renseigner sur Milon de Crotone. Car ce lutteur du e siècle av. J.-C., originaire d’Italie, fut célébré de son vivant dans tout le monde grec et jusqu’à la cour de Perse, mais il fut aussi évoqué un siècle plus tard par Hérodote et Démocrite, avant de l’être par Shakespear­e, Rabelais, Alexandre Dumas ou Victor Hugo. Aujourd’hui, vingt-cinq siècles plus tard, il fait l’objet d’une biographie, sous la plume de l’historien de l’Antiquité Jean-Manuel Roubineau. Non seulement Milon est, selon l’auteur, « le premier athlète du sport dont on puisse esquisser un portrait », mais il fut un symbole pour ses contempora­ins et bien au-delà, presque l’égal de celui à qui il aimait se comparer, Héraclès.

On possède peu d’informatio­ns personnell­es sur Milon, elles sont imprécises et tardives. On sait qu’il fut lutteur (la lutte était alors le sport majeur), que sa carrière fut à la fois précoce, régulière et longue (il réussit sans doute à se maintenir au plus haut niveau entre 14 et 40 ans, et enchaîna six victoires olympiques, ce qui était rarissime), qu’il eut aussi un rôle intellectu­el en propageant les idées de Pythagore, dont il avait épousé une des filles, un rôle religieux quand il fut fait prêtre d’Héra, et un rôle militaire prépondéra­nt dans la guerre contre la cité voisine de Sybaris.

Il est aussi crédité de toute une série d’exploits mettant en valeur sa force exceptionn­elle : avoir empêché un toit de s’écrouler sur Pythagore et ses convives, abattu un taureau d’une main puis l’avoir mangé dans la journée (les performanc­es alimentair­es de Milon contribuan­t à sa notoriété), avoir mis en fuite les premiers rangs de l’armée sybarite – jusqu’à sa mort pleine d’orgueil, dans une forêt de Crotone, dévoré par les bêtes sauvages alors qu’il tentait vainement de fendre un chêne avec ses mains.

Une mort légendaire? Peu importe. Ce qui intéresse JeanManuel Roubineau, c’est de raconter à travers Milon la naissance du sport, c’est-à-dire à la fois d’une activité particuliè­re et d’un statut associé, celui de l’athlète. Car c’est au e siècle que se créent les premières infrastruc­tures sportives, que s’instaurent la nudité athlétique et son érotisme, que se définissen­t les règles de la diététique athlétique et de la fabricatio­n du corps de l’athlète. C’est au siècle de Milon que l’athlète devient un modèle social et esthétique, décorant les vases et peuplant la statuaire, et que le victorieux se voit récompensé de la gloire et de l’argent.

Mais ce qui est le plus étonnant dans ce livre, c’est de constater que la critique du sport accompagne sa naissance. Pythagore, bien que proche de Milon, condamne le principe même de la compétitio­n. Xénophane, son contempora­in, regrette déjà la reconnaiss­ance disproport­ionnée dont bénéficie l’athlète – son apport à la cité lui semble bien moindre que celui du poète ou du philosophe. Au e siècle apr. J.-C., Elien complète la critique en avançant que la force de l’athlète n’est pas une force véritable, qu’elle est artificiel­le face à la force utile du travailleu­r. Critique philosophi­que, sociale et politique, les bases sont posées.

Au fil de la lecture, on s’aperçoit qu’en matières sportives comme en bien d’autres, l’Antiquité porte en elle les germes de nos dilemmes contempora­ins, et que s’y posent les questions que nous nous posons encore aujourd’hui. Pourquoi une cité – Crotone en l’occurrence – domine-t-elle un temps la scène sportive ? Pourquoi la force de l’athlète fait-elle de lui un être à la fois supérieur et marginal, admiré et sujet aux railleries ? Le livre de Roubineau nous fait réfléchir au sport d’aujourd’hui à partir de la Grèce ancienne. Comme l’avait fait, en philosophe, Isabelle Queval dans son très beau livre « S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contempora­in » (Gallimard, 2004) avec lequel on pourra compléter la lecture de ce « Milon de Crotone »; tout en se délectant, évidemment, de la succession Euro de foot, Tour de France, et jeux Olympiques de Rio. « Milon de Crotone ou l’invention du sport », par Jean-Manuel Roubineau, PUF, 360 p., 22 euros.

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