Saints en silicone
LE CERCLE, PAR DAVE EGGERS, TRADUIT PAR EMMANUELLE ET PHILIPPE ARONSON, GALLIMARD, 528 P., 25 EUROS.
Ce roman déroutera sans doute ceux qui s’attendaient à quelque chose de plus déroutant. Avec « Zeitoun » et « le Grand Quoi », grandes fresques documentaires, ou avec « Un hologramme pour le roi », remix du « Château » de Ka a en Arabie saoudite, Dave Eggers nous avait habitués à des livres plus expérimentaux. « Le Cercle » est étonnamment conventionnel. Formellement rien ne le distingue du roman américain moyen, trop long, trop dialogué. Ça se passe dans la Silicon Valley, univers mille fois dépeint, qui s’est en outre lui-même construit en référence à la littérature de sciencefiction. Dave Eggers (photo) ne parvient pas à s’extirper de ce nid de stéréotypes. Une jeune femme est engagée au service « expérience client » du Cercle, un géant du web fondé par un techno-gourou, qui a avalé Google et Facebook. Elle découvre le « campus », avec ses atriums vitrés, ses aires de jeux, son management du bonheur – on a déjà vu tout ça dans « Envoyé spécial ». L’entreprise va bien sûr changer de visage et devenir un enfer pavé de bonnes intentions, une firme sans pitié qui, derrière ses discours souriants, nous mène au totalitarisme design et à l’apocalypse bionumérique. (Aux EtatsUnis, les technolâtres ont violemment démoli ce roman rétrograde.)
Pourtant, le savoir-faire de Dave Eggers sauve le livre. Déjà, il vit à San Francisco, poste d’observation privilégié de cette nouvelle humanité en silicone. Sa satire de la mystique californienne est précise, à défaut d’être originale. Surtout, il sait construire un roman. Un suspense malsain court tout au long du livre. Certains passages sont des merveilles d’humour et d’inventivité, comme ces épidémies de panique collective dès que quelqu’un met plus de vingt secondes à répondre à un mail, ou cette course-poursuite en streaming d’un personnage retardataire et non connecté, pourchassé par une caméra-drone comme Cary Grant dans « la Mort aux trousses », pendant que des millions d’internautes à travers le monde, rivés sur leurs écrans, veulent lui dire qu’ils l’aiment. L’enfer, c’est les friends.