L'Obs

La Colombie sur le chemin de la paix

Après l’accord avec les Farc

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL EN COLOMBIE, PHILIPPE BOULET-GERCOURT

La fillette n’a que 10 ans, mais sa réponse fuse sans l’ombre d’une hésitation : « Le tourisme. » Maritza était sagement assise à faire ses devoirs quand on lui a demandé le métier dont elle rêvait. Sa réponse serait banale si Maritza n’habitait pas Puerto Amor, ce hameau de 300 habitants au bord de la jungle du Caquetá, le départemen­t historique de la guérilla des Farc (Forces armées révolution­naires de Colombie) contre le gouverneme­nt de Bogota. Il y a encore quelques mois, Maritza et sa mère couraient se cacher comme elles le pouvaient quand le village se trouvait pris en sandwich entre militaires et guérillero­s. « Il y avait des a rontements presque tous les jours, des grenades, des tirs de mortier, une bombe sur le terrain de foot où jouaient les enfants, raconte Luz Daria, la mère de la fillette. Il y a un an, une bombe larguée d’un avion de l’armée est tombée à 100 mètres de la maison. Des enfants ont perdu l’ouïe, l’armée refusait de les évacuer, il a fallu que la Croix-Rouge intervienn­e… »

Les habitants de Puerto Amor ont vécu cet enfer oubliés de tous, dans un village sans téléphone ni électricit­é ni médecin. Le seul commerce, si l’on peut dire, est la bicoque de Faber Randon, un vieux cowboy édenté qui vend des filets de pêche, de l’essence et fait o ce de coi eur. « On a appris à vivre avec la guerre, à la sou rir en silence, dit-il. On n’avait pas le choix. La montagne était trop dangereuse, elle l’est toujours, d’ailleurs. On ne peut pas y aller, même pour chercher du bois : il y a des mines partout. »

Alors oui, le tourisme. La paix. Le rêve d’un enfant de 10 ans et peut-être, demain, la réalité. Le jour même du vote sur le Brexit, un groupe d’hommes épuisés par trois ans et demi de négociatio­ns pariait contre ce que l’on pourrait appeler le « paixit », l’e ort de tous ceux, emmenés par l’ancien président Álvaro Uribe, qui veulent torpiller la paix en refusant de « négocier avec des terroriste­s ». L’accord signé le 23 juin à La Havane ouvre la voie à une paix o cielle que le président Santos espère voir signée le 20 juillet, anniversai­re de l’indépendan­ce de la Colombie, mais qui le sera plus probableme­nt en août. Le cessez-le-feu o ciel commencera ce jourlà et donnera le signal d’un ballet planifié dans ses moindres détails : les 6 000 à 7 000 guérillero­s des Farc se regroupero­nt dans 23 zones protégées et 8 camps pour y déposer les armes.

Le moment sera historique. Car ce conflit a battu tous les records : plus vieille guérilla au monde, plus longue guerre civile d’Amérique latine (cinquante-deux ans), avec 220 000 victimes et près de 7 millions de personnes déplacées à l’intérieur d’un pays. Cette guerre est tellement ancienne, et la jungle tellement inexplorée, que les scientifiq­ues pia ent d’impatience à l’idée d’aller découvrir, dans ce pays grand comme près de deux fois la France, des dizaines d’espèces de plantes et insectes inconnues.

« Est-ce qu’on fera la fête pour célébrer la paix ? On ne s’est pas encore posé la question, avoue Luz Daria, à Puerto Amor. Les gens ont du mal à y croire. » « Pour les Colombiens, le naturel est la guerre et l’anormal, la paix. Nous avons tellement repoussé les frontières de l’horreur que les gens sont sceptiques, ils se demandent si l’on appliquera ce qui sera signé », explique Domingo Pérez Cuellar. L’ex-maire de San Vicente del Caguán sait de quoi il parle : sa ville, à plus d’une heure de Puerto Amor, a été l’épicentre de la guerre civile. C’est en s’y rendant par la route qu’Ingrid Betancourt avait été enlevée par les Farc, mais les atrocités sont venues des deux camps. « Ici, les paramilita­ires opéraient sous l’autorité de l’armée, ils faisaient pour elle le sale boulot, raconte Arbey Albear, un leader paysan. C’était ponctuel, pas organisé, ils sortaient la nuit avec leurs brassards et l’on retrouvait le matin des morceaux de corps flottant dans le fleuve. » L’accord avec les Farc ne sera qu’une étape. Il faudra aussi s’entendre avec l’autre groupement de guérillero­s, l’ELN (Armée de Libération nationale), bien plus petit que les Farc. Il faudra ensuite faire ratifier l’accord par référendum. Après quoi commencera le travail de la justice. Environ 80%

des guérillero­s seront amnistiés d’emblée. Les 20% ayant commis des crimes sérieux devront se confesser devant une « commission de la vérité », être jugés par un tribunal alternatif spécial et purger des peines de « restrictio­n de liberté » de cinq à huit ans, plus légères que la prison (aider les victimes de la guerre, par exemple). Le programme s’appliquera aussi aux militaires et la justice sera inflexible pour ceux qui refusent d’avouer leurs crimes. Les peines prononcées seront sans appel. « Ils doivent mettre en place un système fortement incitatif pour que les gens racontent ce qui s’est passé, explique un diplomate. Il faut trouver un point d’équilibre entre vérité et justice : connaître les faits est aussi important que d’envoyer des gens en prison. »

Le processus sera tortueux, marqué par le souvenir d’amnisties abusives, mais le pays est mûr, dans un camp comme dans l’autre. Chez les Farc, la moyenne d’âge de la population des commandant­s est supérieure à 75 ans et le soutien du groupe, dans la population, oscille autour de 2%. L’image romantique de guérillero­s dans la jungle peut faire rêver certains, en Europe, mais la réalité ressemble beaucoup plus au parcours de Liliana Diáz, une guérillera qui s’est échappée du maquis en 2008. « J’ai rejoint les Farc à 15 ans en compagnie de mon petit ami, je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait, raconte-t-elle. Je n’ai pas un seul bon souvenir de ces années. Il n’y avait pas de camaraderi­e, la vie était très dure. On restait au maximum une semaine dans un endroit, plus souvent trois ou quatre jours, et l’on passait son temps à marcher avec des charges lourdes. Pour avoir un enfant, il fallait l’autorisati­on du commandant, qui la refusait généraleme­nt. J’ai réussi à cacher ma grossesse jusqu’à sept mois, après quoi le comman- dant m’a dit : “Tu dois te débarrasse­r du bébé.” J’ai craqué, avec trois autres personnes, nous sommes restés en arrière dans une plantation de coca, prétextant la récolte, et nous nous sommes enfuis. »

Liliana travaille aujourd’hui pour l’antenne de Prosperida­d Para Todos (« Prospérité pour tous »), à Florencia, la préfecture du Caquetá. L’agence gouverneme­ntale est chargée d’aider les ex-guérillero­s et paramilita­ires à se réintégrer dans la vie civile. Pas évident : plus de la moitié ont rejoint la guérilla alors qu’ils étaient encore mineurs, comme Liliana, et ils ont passé huit ans dans le maquis en moyenne. Il leur faut tout apprendre ou réapprendr­e. « Ils doivent par exemple se familiaris­er avec l’argent, explique Carolina Castillo Rocha, la coordinatr­ice. Certains plastifien­t leur carte de bancaire, comme ils le faisaient avec tous leurs documents quand ils étaient dans la jungle ! » Il faut traiter des problèmes de violence familiale, de pauvreté, d’absence parentale… « Certains sont prêts à aller étudier et travailler dans la forêt, par exemple comme gardes forestiers, mais d’autres ne veulent à aucun prix y retourner », dit Carolina. Au bout du compte, 72% trouvent une occupation profession­nelle et les trois quarts restent dans la légalité. Mais les démobilisé­s de l’accord de paix de 2016 auront un profil différent : ce ne sont pas des déserteurs, et ils seront plus nombreux. Personne ne sait comment se passera leur réintégrat­ion. Ceux qui restent à Florencia, notamment, vont devoir se faire une place dans une ville déjà problémati­que, où plus de la moitié des 200 000 habitants sont des personnes déplacées. Le maire voudrait bien voir ce chiffre diminuer, mais ce n’est pas facile. « La majorité de ces réfugiés sont arrivés pendant la présidence Uribe, explique Carlos Silva, dirigeant à Florencia du comité permanent pour la défense des droits de l’homme. Y compris une petite ville entière, évacuée sur ordre du président. Quand les habitants y sont

“Est-ce qu’on fera la fête pour célébrer la paix ? Les gens ont du mal à y croire.” Luz Daria

retournés grâce à l’appui des organisati­ons paysannes, ils ont dû déchanter : les militaires avaient tout volé. Ils sont revenus à Florencia. »

Tout au long des négociatio­ns, les deux camps ont pioché des idées dans les accords de paix qui ont marché – ceux d’Irlande du Nord, en particulie­r. Le problème, avec la Colombie, est qu’il s’agit d’un pays pauvre où règnent la corruption, la violence de droit commun, la drogue... Autrement dit, un vide créé par la paix risque d’être comblé rapidement par le crime et la violence. Les Farc, en particulie­r, redoutent que les paramilita­ires occupent les territoire­s qu’ils ont contrôlés jusqu’à maintenant, et l’armée a déjà commencé à bombarder les « Bacrim », ces bandes criminelle­s créées par les ex-paramilita­ires qui sont impliquées dans tous les trafics. Quand il se fait le VRP de la paix dans les campagnes, Arbey Albear, le leader paysan, tombe souvent sur cette réaction : « Après l’accord, il n’y aura plus personne pour nous protéger. » « Les Farc attrapent un voleur ou un violeur, ils le tuent », lâche Faber Randon, le commerçant de Puerto Amor, qui est pourtant à fond pour la démobilisa­tion de la guérilla.

Le système actuel est fondé sur la vacuna (« le vaccin »), une protection assurée par la guérilla en échange du paiement d’un « impôt révolution­naire ». « Je ne connais personne qui refuse de le verser, indique Domingo Pérez Cuellar, l’exmaire de San Vicente. Si vous ne payez pas, on vous oblige à partir ou l’on vous empêche de vendre vos produits. » Seuls les pauvres sont exemptés de la vacuna. « Au-delà de 100 vaches, on paie 15 000 pesos [près de 5 euros, NDLR] par an et par tête de bétail, explique Arvey Albear. Les grands éleveurs, les gros commerçant­s et ceux qui ont des rapports avec la municipali­té sont les premiers à payer, ils ont intérêt à garder de bonnes relations avec les pouvoirs locaux. » C’est tout le problème de la paix : comment empêcher les campagnes de passer du chaos de la guerre à un système mafieux sans foi ni loi ? A San Vicente, le cadastre n’a été mis en place qu’en 2008 et la plupart des paysans vivent sur des « réserves » de l’Etat sans aucun titre de propriété. Ils pourraient enfin acquérir leur terre et moderniser une agricultur­e médiévale. Mais ils peuvent tout aussi bien se retrouver expulsés et spoliés à la faveur de la paix. L’Etat colombien, en réalité, va devoir décider s’il veut développer tout le pays et construire un Etat de droit dans des zones qu’il a abandonnée­s depuis longtemps ou rester dans un système confiscato­ire au profit d’une super-élite restreinte : la Colombie est le septième pays le plus inégalitai­re au monde.

Il n’est jamais facile de sortir du chaos. Un demi-siècle de guerre civile a créé des rentes de situation, des excuses faciles à des comporteme­nts mafieux ou intéressés. Les Etats-Unis, par exemple, ont apporté un soutien politique massif aux efforts de paix, mais ils s’inquiètent en même temps de perdre l’excuse de la guerre anti-Farc pour déverser des tonnes de produits défoliants sur les plantation­s de coca, comme dans le départemen­t du Caquetá. D’un autre côté, il n’y a aucune fatalité à ce que la Colombie reste condamnée à la violence. « Les gens sont fatigués de la guerre, c’est aussi simple que cela », dit Liliana, l’ex-guérillera. Elle n’a rien dit de son passé à Natalia, sa fille « née à l’orée de la jungle ». « Il faut qu’elle grandisse encore. » Mais elle a retrouvé l’un de ses frères, qui a combattu avec les paramilita­ires. « Pendant un an, il n’a pas voulu me voir. Et puis ma mère, à coups de réunions de famille, a fini par nous rabibocher. Il a construit ma maison sur un bout de terre qu’elle m’a donné. Tous les deux, aujourd’hui, on parle du passé en blaguant. »

Un vide créé par la paix risque d’être comblé rapidement par le crime et la violence.

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A San Vicente del Caguán, dans le Caquetá, territoire des Farc. Liliana Diáz, ex-guérillera. Faber Randon, de Puerto Amor. Luz Daria, de Puerto Amor.
 ??  ?? La poignée de mains historique, le 23 juin 2016 à La Havane, entre le président colombien Juan Manuel Santos (à gauche) et le chef des Forces armées révolution­naires colombienn­es Timoleon Jimenez. Au centre, le Cubain Raul Castro.
La poignée de mains historique, le 23 juin 2016 à La Havane, entre le président colombien Juan Manuel Santos (à gauche) et le chef des Forces armées révolution­naires colombienn­es Timoleon Jimenez. Au centre, le Cubain Raul Castro.
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 ??  ?? A Bogota, le 23 juin, la foule en liesse.
A Bogota, le 23 juin, la foule en liesse.
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L’armée à Puerto Tejada, dans le sud du Caquetá. Les paysans paient l’impôt révolution­naire sur le bétail. Sur le mur de l’école de Los Andes, au nord du Caquetá, est peint le portrait de Manuel Marulanda, fondateur des Farc.

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