L'Obs

Rocard-Mitterrand : ils se sont tant haïs

Tout ou presque séparait l’ancien président de son Premier ministre. Robert Schneider, l’auteur de “la Haine tranquille”, revient sur cet affronteme­nt qui a rythmé l’histoire de la gauche

- ROBERT SCHNEIDER

Dès leur première rencontre, fin 1966, quai de Montebello, dans l’appartemen­t parisien d’un député radical de la Creuse, le courant n’est pas passé. François Mitterrand a 50 ans. Il aime la vie, les femmes, le pouvoir, les livres. Il est brillant, séduisant, sûr de lui et de son talent. C’est déjà un personnage important et controvers­é. L’année précédente, il a créé une énorme surprise en mettant de Gaulle en ballottage. Il est le leader de l’opposition même si une partie de la gauche le rejette. Rocard est à 36 ans, l’un des espoirs d’un petit parti qui a peu d’électeurs et beaucoup d’idées, le PSU. La renommée de ce jeune haut fonctionna­ire qui milite la nuit contre l’Etat qu’il sert le jour est parvenue aux oreilles de Mitterrand. Ce Tintin volubile et messianiqu­e qui pense plus de mots à la minute qu’il ne peut en dire l’intrigue. Déjà il s’en méfie. Chaque fois que la petite gauche bienpensan­te l’a rejeté, Rocard était au premier rang.

Rocard est lui aussi sur ses gardes. Ce Mitterrand est trop habile pour être honnête. S’il a voulu le rencontrer, c’est pour régler des problèmes d’investitur­e avant les législativ­es de 1967. « Il m’a raconté des histoires. Comme je savais qu’il était un fin connaisseu­r de

la carte électorale, je l’ai quitté avec un sentiment de malaise », confia-t-il plus tard. Mitterrand et Rocard se connaissen­t à peine, et déjà quelle suspicion !

Il faudra attendre douze ans pour un second têteà-tête. Douze ans pour que, le 5 juin 1978, Mitterrand, devenu patron du Parti socialiste sept ans plus tôt à Epinay, et Rocard, qui a rejoint le PS en 1974, déjeunent au Moulin de la Renardière à Osny, près de ConflansSa­inte-Honorine, le fief de Rocard. Deux mois et demi plus tôt, la gauche, donnée favorite dans les sondages, a perdu les législativ­es. Le soir de la défaite, l’ex-leader du PSU, le visage défait, la voix altérée par l’émotion, s’est posé en recours. Mitterrand enrage. Il réunit quelques proches rue de Bièvre et leur dit : « La guerre a commencé, il va falloir se battre. » Le 23 mai, il confie : « Moi vivant, Rocard n’aura jamais le parti. » Le déjeuner d’Osny était, dans l’esprit de Mitterrand qui l’a sollicité, une ultime tentative pour faire rentrer Rocard dans le rang. Comme le premier, ce second tête-à-tête est un fiasco.

Ces deux hommes-là ne pourront jamais s’entendre. D’instinct, ils s’agacent, se méfient, s’opposent. Ils ne parlent pas le même langage. Gilles Martinet, fondateur de « France Observateu­r », a dit un jour : « Ils ne paraissent pas nés sur la même planète ! » C’est à peine une image. Tout ou presque les sépare : les origines, le comporteme­nt, la vision du socialisme. Mitterrand est provincial et catholique, Rocard, parisien et protestant. Le premier est un terrien aux pas lents qui prend son temps et impose son rythme, le second, un marin toujours pressé, toujours sous tension comme s’il craignait en s’arrêtant de perdre son énergie. Le premier paraît froid, hautain, distant, mais c’est un a ectif qui se protège et pousse très loin, parfois trop, le culte de l’amitié. Le second, dès le premier contact, est direct, spontané, sympathiqu­e. Après dix minutes, on croit le fréquenter depuis dix ans. Mais au bout de dix ans, on ne le connaît pas davantage. C’est un cérébral, pas un sentimenta­l. Le premier est un chef de guerre à l’autorité naturelle. Il impose et il contraint. Le second est un primus inter pares plus qu’un patron. Il explique et convainc. Le premier, presque immobile, économe de son verbe, parle doucement sur le ton de la confidence. Le second, toujours agité, est d’autant plus loquace qu’il sait tout sur tout. Le premier fut un adolescent timide, romantique, qui rêvait de devenir écrivain. Le second se passionne très tôt pour le syndicalis­me. Le premier a subi l’influence des bons pères du collège Saint-Paul d’Angoulême. Ils lui ont enseigné la discrétion, le contrôle des émotions, la maîtrise de soi. Le second a appris des chefs scouts protestant­s et du pasteur l’exigence de la rigueur, l’amour du travail bien fait, le respect de la parole donnée, la méfiance viscérale à l’égard de la politique politicien­ne. La premier n’a jamais obéi à quiconque, jamais dépendu de personne, il met sa liberté audessus de tout. Le second a servi des patrons, comme il dit, Alain Savary, son premier chef, Pierre Mendès France, son modèle.

Politiquem­ent aussi ils sont di érents. Mitterrand incarne la génération qui a vécu l’humiliatio­n de la défaite de 1940, la Résistance, la clandestin­ité. Rocard, celle marquée par les guerres coloniales et Mai-68. L’un a débuté à droite avant de se convertir au socialisme et devenir le leader de la gauche étatiste. L’autre a commencé sagement à la SFIO avant d’animer la gauche pure et dure au PSU, de flirter avec le gauchisme après Mai-68 puis de se muer en champion de la « deuxième gauche », moderniste et réformiste. L’un a compris très vite que les socialiste­s devaient s’allier au PCF pour accéder au pouvoir et réduire son influence. L’autre a cru pouvoir combattre les communiste­s sur leur propre terrain : le militantis­me et la lutte syndicale. Le 10 mai 1981 est la consécrati­on de la stratégie mitterrand­ienne. C’est l’union de la gauche qui a gagné, le socialisme du programme commun qui accède au pouvoir, celui que Rocard et les siens ont raillé avant de s’y rallier du bout des lèvres. Que faire de Rocard ? Il sera ministre d’Etat, ministre du Plan. « Lorsqu’on a un rival de qualité, on ne le chasse pas, on l’étreint pour mieux l’étou er », aimait à dire Mitterrand. Mieux vaut un Rocard en laisse qu’un électron libre jouant les Cassandre. Très vite, conscient d’être marginalis­é, Rocard entre en dissidence. Amer, aigri, il dit : « La chasse au Rocard est ouverte. » Mitterrand n’est pas surpris : « Il a un côté pervers. » Nommé à l’agricultur­e, ses relations avec le président s’améliorent. Incorrigib­le optimiste, il espère même succéder à Mauroy à Matignon. Mais non, ce sera Fabius, son rival. A un ami qui lui demandait : « Pourquoi Fabius? » Le président répond : « Vous me voyez avec Rocard ! » Ce dernier a compris. S’il veut s’imposer, il devra à nouveau s’opposer. D’où sa démission – puérile, dira Mitterrand – en pleine nuit, pour marquer les esprits. La gauche va perdre les municipale­s de 1986, Mitterrand va être contraint à une humiliante cohabitati­on, Rocard prépare déjà la présidenti­elle qui suivra. Une nouvelle fois, il part de loin, se déclarant « candidat quoi qu’il arrive ». Une nouvelle fois, il doit se retirer. Mais en perdant la course à l’Elysée, il a gagné un fauteuil à Matignon.

Mitterrand a fini par se résoudre à cette idée qui lui était si longtemps apparue incongrue, nommer son ex-rival à Matignon. Pourquoi Rocard? A ses yeux, ce n’est pas le meilleur mais c’est son tour. Les deux hommes se sont trop combattus, trop détestés, pour ne pas continuer à se méfier l’un de l’autre. Il n’est pas si loin le temps où Mitterrand confiait : « Rocard : quelle inculture! » où Rocard répondait : « Mitterrand, quelle incompéten­ce ! » Désormais, leur jugement est moins sévère. Mais on ne passe pas aisément du duel au duo. Le couple improbable qui s’installe à la tête de l’Etat vivra sous le régime de la communauté réduite aux aguets. Mitterrand a-t-il choisi Rocard pour « lever l’hypothèque ». Rocard le croit. Ne lui a-t-on pas rapporté que le président a confié à son propos : « Vous verrez, au bout de quinze mois, on verra à travers. »

Au cours de ses deux premiers mois à Matignon, Rocard le faux fragile, qui court impunément depuis quarante ans comme un médecin en urgence, laissant derrière lui des tasses de café vides et des cendriers pleins, Rocard jamais fatigué, perd 7 kilos. Ses collaborat­eurs le décrivent « tétanisé ». Derrière chaque interventi­on de Mitterrand, il décèle un piège. Pourtant, le couple fonctionne, plutôt bien. Mitterrand blu é par les accords Matignon en Nouvelle-Calédonie trouve enfin quelque mérite à Rocard. Et ce dernier ne cache pas son admiration : « Le président, chapeau, c’est un grand bonhomme. » La lune de miel ne résistera pas aux premières di cultés.

Les Français souhaitant que les deux leaders de la gauche s’entendent, aucun des deux ne veut porter la responsabi­lité de la rupture. C’est pourquoi le couple durera trois longues années. Mais ils ont fini par ne plus se supporter. Mitterrand tolérait de plus en plus di cilement la présence, chaque semaine devant lui, de ce Premier ministre si ostensible­ment di érent et qui n’en faisait qu’à sa tête. Rocard supportait de plus en plus mal de se retrouver en tête à tête avec ce président énigmatiqu­e, si avare de compliment­s, si généreux en phrases à double ou triple sens, qu’il interpréta­it à grand-peine. Le divorce fut orageux. Les couples tragiques parviennen­t rarement à sauver les apparences.

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 ??  ?? Le 19 avril 1988 dans la vallée de l’Hérault, alors que François Mitterrand est candidat à l’élection présidenti­elle. Michel Rocard deviendra son Premier ministre le 24 juin.
Le 19 avril 1988 dans la vallée de l’Hérault, alors que François Mitterrand est candidat à l’élection présidenti­elle. Michel Rocard deviendra son Premier ministre le 24 juin.

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