EUROPE La Tweed, rivière de la désunion
Au sud du fleuve, on se prépare à sortir de l’Union européenne. Au nord, on est décidé à y rester, quitte à faire sécession. Voyage dans la région qui pourrait devenir la nouvelle frontière de l’Europe
De lourdes chaînes soutiennent un tablier étroit jeté au-dessus de la Tweed. Datant de 1820, l’ouvrage suspendu en fer forgé est l’un des premiers de l’ère industrielle. D’une longueur de 137 mètres, il relie l’Ecosse à l’Angleterre. Un exploit pour l’époque, baptisé Union Bridge en hommage à l’alliance entre les deux nations. Mais des plots disposés de part et d’autre de la structure en interdisent l’accès à de trop gros véhicules. Les câbles métalliques sont tachés de rouille. « Pont fragile », prévient un panneau. S’il n’est pas restauré, l’édifice risque de se briser, à l’image de l’union qu’il célèbre.
Des moutons qui paissent, un lodge en bois réservé aux pêcheurs, des arbres à perte de vue. Di cile d’imaginer dans ce paysage bucolique des douaniers à l’a ût, une barrière ou un poste de contrôle. La Tweed, renommée jusque-là pour sa laine du même nom et pour ses bancs de saumons, pourrait pourtant devenir la nouvelle frontière de l’Europe. Ses riverains n’ont jamais été aussi éloignés les uns des autres. Tels deux blocs rocheux dérivant après un tremblement de terre. Au sud, on se prépare à sortir de l’Union européenne. Au nord, on est déterminé à y rester, quitte à faire sécession. Dans Horncli e, malgré l’été, les cheminées dégagent une odeur de tourbe. C’est le premier village anglais, une fois le pont franchi. Paul O’Keefe y tient l’unique pub, le Fishers Arms. Comme la plupart de ses clients, il a voté « leave ». Dans son cas, moins par conviction que par intérêt. Il ne peut s’empêcher de sourire quand la télévision, accrochée au-dessus de l’âtre, annonce une nouvelle chute de la livre sterling, une conséquence attendue du Brexit. « Plus l’euro monte, plus cela m’arrange », confie-t-il. L’aubergiste, qui a fait un investissement immobilier malheureux en Espagne, espère
“Je vais devoir acheter une 2e caisse.” DAVID FOXTON, PATRON DE RESTAURANT “Les gens ont l’impression d’être abandonnés.” JULIE PÖRKSEN, UNE ÉLUE « LIB-DEM »
limiter ses pertes grâce au taux de change. « Nous sommes libres! se félicite un habitué assis devant une pinte de bière. Mais on en a un peu honte, comme si on avait voté Le Pen. » Cet artiste local affirme avoir lui aussi gagné de l’argent à la faveur du scrutin. Il pose fièrement sur le comptoir sa dernière création : une tasse commémorant le « 23 juin 2016 », proclamé « jour d’indépendance », et ornée d’une Britannia casquée qui vient de briser ses fers bruxellois. « Ça se vend comme des petits pains! » Il se réjouit de voir disparaître les mots « European Union » de son passeport. Et quid des autres liens qui le relient à ses voisins ? « L’Ecosse ne quittera jamais le Royaume-Uni, assure-t-il. Elle a déjà voté contre il y a deux ans. » Un autre consommateur, prénommé Martin, se dit convaincu du contraire. Après le vote du 23 juin, la Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, n’a-t-elle pas déclaré que la tenue d’un second référendum sur l’indépendance était « très probable »? Les sondages prédisent cette fois une victoire du « yes ». Une perspective dramatique pour cet ingénieur anglais qui travaille de l’autre côté de la frontière. Il subit déjà les contrecoups du Brexit. La fabrique de saumon fumé qui l’emploie, filiale du groupe français Labeyrie, importe 60% de ses poissons de Norvège. « A cause de la baisse de la livre, nous les payons 10% plus cher. » A court d’arguments, l’artiste lance en brandissant sa cigarette : « Si l’Ecosse s’en va, je pourrai l’acheter en duty free shop. »
Deux peuples, deux votes diamétralement opposés. A 5 kilomètres de là, Berwick-upon-Tweed est la seule enclave anglaise au nord du fleuve. D’où ses remparts au tracé anguleux et son histoire mouvementée, longue suite de blocus, de massacres et de pillages. Entre 1174 et 1482, la ville portuaire a changé treize fois de nationalité. La députée conservatrice de la cité, Anne-Marie Trevelyan, qui n’a pas répondu à nos demandes d’interview, a appelé au Brexit. Qu’importe si sa circonscription dépend étroitement de l’Ecosse, si sa région est l’une des plus aidées par Bruxelles et si sa propre permanence se trouve dans un bâtiment flambant neuf financé par l’UE. Son adversaire aux dernières législatives, la libérale-démocrate Julie Pörksen, s’afflige des résultats : « C’est comme si quelqu’un était mort dans ma famille. » Elle ouvre sa voiture garée au pied des murailles et extrait du coffre des tracts désormais obsolètes appelant au « remain ». Durant des semaines, elle a tenté sans succès de convaincre ses électeurs de rester dans l’Europe. Selon elle, le vote traduit un « mécontentement général ». Une colère contre les « logements inabordables, le manque d’emplois qualifiés, un Etat providence qui ne cesse de régresser ». Et aussi une crise identitaire.
« Les gens ont l’impression d’être abandonnés. » Ils ne peuvent se tourner que vers Londres, cette lointaine capitale, alors que leurs voisins possèdent leur Parlement à Edimbourg. L’Ecosse dispose de ressources supérieures par tête d’habitant à celles des régions anglaises. Cela ne date pas de l’autonomie, mais d’un mode de calcul plus ancien, connu sous le nom de « formule Barnett », établi à une époque où la province souffrait d’enclavement et de manque d’infrastructures, mais avait aussi de puissants relais à Westminster. Soins à domicile gratuits pour les personnes âgées, médicaments intégralement remboursés, enseignants mieux payés, absence de frais d’inscription à l’université. Autant d’avantages accordés aux uns et refusés aux autres. « Alors qu’ici nous nous plaignons de l’état déplorable de nos écoles, juste de l’autre côté, à Eyemouth, un nouvel établissement scolaire vient d’ouvrir, poursuit-elle. Tout cela suscite un sentiment d’injustice. » Une différence de traitement d’autant plus mal vécue que Berwick a bénéficié pendant des siècles d’un statut à part. Déclarée cité libre, elle était mentionnée dans les actes du royaume aux côtés des autres provinces. Une légende tenace prétend que son nom figurait sur la déclaration de guerre adressée par la reine Victoria au tsar Nicolas Ier en 1853, mais non en bas du traité de paix conclu trois ans plus tard. Berwick serait donc restée en état de belligérance avec la Russie. Un oubli réparé en 1966 lors d’une cérémonie impliquant un obscur correspondant de la « Pravda ». Après avoir signé la fin des hostilités, le maire, Robert Knox, aurait déclaré à son hôte : « Dites à vos lecteurs qu’ils peuvent maintenant dormir tranquilles. »
Selon le chroniqueur local Jim Herbert, cette histoire est en partie inventée. En revanche, l’agglomération jouissait des prérogatives d’un comté jusqu’en 1974 : « Nous avions notre propre force de police, notre brigade de pompiers, notre représentant de la Couronne. » La municipalité à colonnades, siège de « la guilde des Hommes libres », n’est plus qu’une attraction pour touristes. Une coquille vide, une localité excentrée du comté de Northumberland, qui entretient la tradition, comme on tisonne un feu pour l’empêcher de mourir. Ainsi s’évertue-t-elle à actionner chaque mercredi soir la cloche qui, dans les temps anciens, annonçait la fermeture pour la nuit des portes de la ville. « A cause de tout cela, les gens d’ici se sentent spéciaux », résume l’historien. Mais ils savent que l’éclatement du royaume leur serait fatal. « Berwick n’est devenue prospère qu’après
l’Acte d’union, en 1707, et la suppression des frontières entre l’Ecosse et l’Angleterre. » David Foxton, patron du Maltings Kitchen, l’un des meilleurs restaurants de Berwick, le confirme : « Le week-end, les deux tiers de nos convives viennent d’Ecosse. S’ils devaient franchir une frontière, plus d’un hésiterait à manger ici. » Même en ce jour de semaine, 40% des billets accumulés dans sa machine enregistreuse sont émis par la Royal Bank of Scotland, une monnaie interchangeable avec celle battue par Londres. Mais qu’en serait-il, une fois l’Ecosse devenue indépendante ? Vêtu de sa tenue blanche de chef, l’homme joue à se faire peur : « Je vais devoir acheter une seconde caisse pour traiter des euros. » Malgré les risques, il a glissé un bulletin « leave » dans l’urne. Par rejet de Bruxelles, déclare-t-il : « Ça me rendait malade que des gens non élus me disent ce que je dois faire. Ils sont tellement corrompus. »
Après avoir opté à 58% pour le « out », les habitants du nord-est de l’Angleterre ont la gueule de bois. « Lorsque le résultat est tombé, j’ai été mal physiquement. Notre gouvernement n’a pas la moindre idée de ce qu’il doit faire », s’inquiète Steven Scott, un loueur de voitures. « Je crois que les gens ont voté “leave” sans penser qu’ils allaient gagner », estime, de son côté, Trevor, un hôtelier. Gavin Jones se dit lui aussi « très déçu ». Elu local, il possède une épicerie fine à proximité des remparts. Son champagne provient de France, son rhum des Pays-Bas et son chocolat d’Ecosse. « Avec l’UE, nous pouvions vendre et acheter où on voulait. » Il se prépare dorénavant à vivre avec des barrières douanières à deux pas de chez lui. « A cause de ce référendum, notre pays pourrait bien devenir le Royaume-Désuni ! » s’écrie-t-il.
Les europhobes tentent de rassurer leurs troupes en affirmant que l’Ecosse ne fera jamais bande à part. « Elle a déjà organisé un référendum sur cette question. Elle ne peut pas recommencer après seulement deux ans. Le gouvernement britannique s’y opposerait », assure Jonathan Arnott, leader régional du parti populiste Ukip (United Kingdom Independence Party). « Et, même si les Ecossais votaient, ils choisiraient de rester dans le royaume », ajoute ce jeune député au Parlement de Strasbourg.
« On a résisté au Blitz, on survivra bien au Brexit », martèle un retraité, assis dans son living-room, sur Castlegate, l’artère principale. « Les pays de l’Est nous suçaient jusqu’à la moelle, déclare son épouse. Le marché commun est bien trop grand. » « Nos marins ne peuvent même pas pêcher dans nos propres eaux », renchérit leur fille, Mhairi, en servant le thé. Les Derby-Pitt vivaient encore, il y a sept mois, avec leurs deux chiens à Livingston, une localité écossaise située à l’ouest d’Edimbourg. Pour eux, la ligne de démarcation qui court le long de la Tweed est déjà une réalité. Ils se présentent comme des « exilés politiques ». « On a fui l’Ecosse à cause de la haine que l’on subissait au quotidien », explique Mhairi, ancienne journaliste. « Quand vous dites que vous voulez rester britannique, vous recevez des flopées d’injures. On m’a craché dessus dans un centre commercial parce que je portais une montre aux couleurs de l’Union Jack », jure-t-elle. La famille déclare se sentir « en sécurité » dans cette ville calfeutrée derrière ses lignes de défense. « Ici, vous pouvez marcher dans les rues en toute tranquillité », se félicite le père.
Dougie Watkin, quant à lui, ne connaît pas de frontière. Ses terres s’étendent de part et d’autre du fleuve. Cet éleveur possède 35 hectares sur la rive sud et 350 hectares côté nord. « Vous ne pouvez pas vous tromper, ma ferme, c’est celle qui a une carcasse de bélier à l’entrée », annonce-t-il au téléphone. Effectivement, la charogne attend toujours d’être enlevée. L’homme procède à la tonte de ses moutons sous un grand hangar. Son étable a beau se situer en Ecosse, à Ladykirk, un hameau juché sur une colline, elle est classée comme anglaise. Lui-même se considère, avant tout, comme un habitant du Northumberland. « Je suis très fier de mon comté. » Il dit avoir des difficultés à se proclamer anglais, « car notre nationalisme a été pris en otage par l’extrême droite ». Et puis, vue de ses verts pâturages, Londres paraît si loin. Il ne s’y est rendu qu’une seule fois, en 2012. « Pour le jubilé de la reine. »
Son troupeau compte plus de 4 000 têtes. La fin des subventions européennes représente un désastre pour son exploitation. « Sans elles, je fais faillite, assure-t-il. Elles équivalent au double de mes profits. » Dans la commune, il est le dernier agriculteur. « Je crois que les gens ont voté pour le “leave” sans se rendre compte de ce qu’ils faisaient. Tout ça va nous coûter beaucoup d’argent. » Cette perspective n’entame pas son humour. « La frontière passe au milieu de la Tweed et mes terres s’étendent le long de la rivière sur plus de trois miles. Cela va devenir l’endroit parfait pour faire de la contrebande. »
“Sans les aides européennes, je fais faillite.” DOUGIE WATKIN, LE DERNIER AGRICULTEUR DE LA COMMUNE