L'Obs

EUROPE La Tweed, rivière de la désunion

Au sud du fleuve, on se prépare à sortir de l’Union européenne. Au nord, on est décidé à y rester, quitte à faire sécession. Voyage dans la région qui pourrait devenir la nouvelle frontière de l’Europe

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL EN GRANDE-BRETAGNE, CHRISTOPHE BOLTANSKI SCOTT HEPPELL/AFP

De lourdes chaînes soutiennen­t un tablier étroit jeté au-dessus de la Tweed. Datant de 1820, l’ouvrage suspendu en fer forgé est l’un des premiers de l’ère industriel­le. D’une longueur de 137 mètres, il relie l’Ecosse à l’Angleterre. Un exploit pour l’époque, baptisé Union Bridge en hommage à l’alliance entre les deux nations. Mais des plots disposés de part et d’autre de la structure en interdisen­t l’accès à de trop gros véhicules. Les câbles métallique­s sont tachés de rouille. « Pont fragile », prévient un panneau. S’il n’est pas restauré, l’édifice risque de se briser, à l’image de l’union qu’il célèbre.

Des moutons qui paissent, un lodge en bois réservé aux pêcheurs, des arbres à perte de vue. Di cile d’imaginer dans ce paysage bucolique des douaniers à l’a ût, une barrière ou un poste de contrôle. La Tweed, renommée jusque-là pour sa laine du même nom et pour ses bancs de saumons, pourrait pourtant devenir la nouvelle frontière de l’Europe. Ses riverains n’ont jamais été aussi éloignés les uns des autres. Tels deux blocs rocheux dérivant après un tremblemen­t de terre. Au sud, on se prépare à sortir de l’Union européenne. Au nord, on est déterminé à y rester, quitte à faire sécession. Dans Horncli e, malgré l’été, les cheminées dégagent une odeur de tourbe. C’est le premier village anglais, une fois le pont franchi. Paul O’Keefe y tient l’unique pub, le Fishers Arms. Comme la plupart de ses clients, il a voté « leave ». Dans son cas, moins par conviction que par intérêt. Il ne peut s’empêcher de sourire quand la télévision, accrochée au-dessus de l’âtre, annonce une nouvelle chute de la livre sterling, une conséquenc­e attendue du Brexit. « Plus l’euro monte, plus cela m’arrange », confie-t-il. L’aubergiste, qui a fait un investisse­ment immobilier malheureux en Espagne, espère

“Je vais devoir acheter une 2e caisse.” DAVID FOXTON, PATRON DE RESTAURANT “Les gens ont l’impression d’être abandonnés.” JULIE PÖRKSEN, UNE ÉLUE « LIB-DEM »

limiter ses pertes grâce au taux de change. « Nous sommes libres! se félicite un habitué assis devant une pinte de bière. Mais on en a un peu honte, comme si on avait voté Le Pen. » Cet artiste local affirme avoir lui aussi gagné de l’argent à la faveur du scrutin. Il pose fièrement sur le comptoir sa dernière création : une tasse commémoran­t le « 23 juin 2016 », proclamé « jour d’indépendan­ce », et ornée d’une Britannia casquée qui vient de briser ses fers bruxellois. « Ça se vend comme des petits pains! » Il se réjouit de voir disparaîtr­e les mots « European Union » de son passeport. Et quid des autres liens qui le relient à ses voisins ? « L’Ecosse ne quittera jamais le Royaume-Uni, assure-t-il. Elle a déjà voté contre il y a deux ans. » Un autre consommate­ur, prénommé Martin, se dit convaincu du contraire. Après le vote du 23 juin, la Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, n’a-t-elle pas déclaré que la tenue d’un second référendum sur l’indépendan­ce était « très probable »? Les sondages prédisent cette fois une victoire du « yes ». Une perspectiv­e dramatique pour cet ingénieur anglais qui travaille de l’autre côté de la frontière. Il subit déjà les contrecoup­s du Brexit. La fabrique de saumon fumé qui l’emploie, filiale du groupe français Labeyrie, importe 60% de ses poissons de Norvège. « A cause de la baisse de la livre, nous les payons 10% plus cher. » A court d’arguments, l’artiste lance en brandissan­t sa cigarette : « Si l’Ecosse s’en va, je pourrai l’acheter en duty free shop. »

Deux peuples, deux votes diamétrale­ment opposés. A 5 kilomètres de là, Berwick-upon-Tweed est la seule enclave anglaise au nord du fleuve. D’où ses remparts au tracé anguleux et son histoire mouvementé­e, longue suite de blocus, de massacres et de pillages. Entre 1174 et 1482, la ville portuaire a changé treize fois de nationalit­é. La députée conservatr­ice de la cité, Anne-Marie Trevelyan, qui n’a pas répondu à nos demandes d’interview, a appelé au Brexit. Qu’importe si sa circonscri­ption dépend étroitemen­t de l’Ecosse, si sa région est l’une des plus aidées par Bruxelles et si sa propre permanence se trouve dans un bâtiment flambant neuf financé par l’UE. Son adversaire aux dernières législativ­es, la libérale-démocrate Julie Pörksen, s’afflige des résultats : « C’est comme si quelqu’un était mort dans ma famille. » Elle ouvre sa voiture garée au pied des murailles et extrait du coffre des tracts désormais obsolètes appelant au « remain ». Durant des semaines, elle a tenté sans succès de convaincre ses électeurs de rester dans l’Europe. Selon elle, le vote traduit un « mécontente­ment général ». Une colère contre les « logements inabordabl­es, le manque d’emplois qualifiés, un Etat providence qui ne cesse de régresser ». Et aussi une crise identitair­e.

« Les gens ont l’impression d’être abandonnés. » Ils ne peuvent se tourner que vers Londres, cette lointaine capitale, alors que leurs voisins possèdent leur Parlement à Edimbourg. L’Ecosse dispose de ressources supérieure­s par tête d’habitant à celles des régions anglaises. Cela ne date pas de l’autonomie, mais d’un mode de calcul plus ancien, connu sous le nom de « formule Barnett », établi à une époque où la province souffrait d’enclavemen­t et de manque d’infrastruc­tures, mais avait aussi de puissants relais à Westminste­r. Soins à domicile gratuits pour les personnes âgées, médicament­s intégralem­ent remboursés, enseignant­s mieux payés, absence de frais d’inscriptio­n à l’université. Autant d’avantages accordés aux uns et refusés aux autres. « Alors qu’ici nous nous plaignons de l’état déplorable de nos écoles, juste de l’autre côté, à Eyemouth, un nouvel établissem­ent scolaire vient d’ouvrir, poursuit-elle. Tout cela suscite un sentiment d’injustice. » Une différence de traitement d’autant plus mal vécue que Berwick a bénéficié pendant des siècles d’un statut à part. Déclarée cité libre, elle était mentionnée dans les actes du royaume aux côtés des autres provinces. Une légende tenace prétend que son nom figurait sur la déclaratio­n de guerre adressée par la reine Victoria au tsar Nicolas Ier en 1853, mais non en bas du traité de paix conclu trois ans plus tard. Berwick serait donc restée en état de belligéran­ce avec la Russie. Un oubli réparé en 1966 lors d’une cérémonie impliquant un obscur correspond­ant de la « Pravda ». Après avoir signé la fin des hostilités, le maire, Robert Knox, aurait déclaré à son hôte : « Dites à vos lecteurs qu’ils peuvent maintenant dormir tranquille­s. »

Selon le chroniqueu­r local Jim Herbert, cette histoire est en partie inventée. En revanche, l’agglomérat­ion jouissait des prérogativ­es d’un comté jusqu’en 1974 : « Nous avions notre propre force de police, notre brigade de pompiers, notre représenta­nt de la Couronne. » La municipali­té à colonnades, siège de « la guilde des Hommes libres », n’est plus qu’une attraction pour touristes. Une coquille vide, une localité excentrée du comté de Northumber­land, qui entretient la tradition, comme on tisonne un feu pour l’empêcher de mourir. Ainsi s’évertue-t-elle à actionner chaque mercredi soir la cloche qui, dans les temps anciens, annonçait la fermeture pour la nuit des portes de la ville. « A cause de tout cela, les gens d’ici se sentent spéciaux », résume l’historien. Mais ils savent que l’éclatement du royaume leur serait fatal. « Berwick n’est devenue prospère qu’après

l’Acte d’union, en 1707, et la suppressio­n des frontières entre l’Ecosse et l’Angleterre. » David Foxton, patron du Maltings Kitchen, l’un des meilleurs restaurant­s de Berwick, le confirme : « Le week-end, les deux tiers de nos convives viennent d’Ecosse. S’ils devaient franchir une frontière, plus d’un hésiterait à manger ici. » Même en ce jour de semaine, 40% des billets accumulés dans sa machine enregistre­use sont émis par la Royal Bank of Scotland, une monnaie interchang­eable avec celle battue par Londres. Mais qu’en serait-il, une fois l’Ecosse devenue indépendan­te ? Vêtu de sa tenue blanche de chef, l’homme joue à se faire peur : « Je vais devoir acheter une seconde caisse pour traiter des euros. » Malgré les risques, il a glissé un bulletin « leave » dans l’urne. Par rejet de Bruxelles, déclare-t-il : « Ça me rendait malade que des gens non élus me disent ce que je dois faire. Ils sont tellement corrompus. »

Après avoir opté à 58% pour le « out », les habitants du nord-est de l’Angleterre ont la gueule de bois. « Lorsque le résultat est tombé, j’ai été mal physiqueme­nt. Notre gouverneme­nt n’a pas la moindre idée de ce qu’il doit faire », s’inquiète Steven Scott, un loueur de voitures. « Je crois que les gens ont voté “leave” sans penser qu’ils allaient gagner », estime, de son côté, Trevor, un hôtelier. Gavin Jones se dit lui aussi « très déçu ». Elu local, il possède une épicerie fine à proximité des remparts. Son champagne provient de France, son rhum des Pays-Bas et son chocolat d’Ecosse. « Avec l’UE, nous pouvions vendre et acheter où on voulait. » Il se prépare dorénavant à vivre avec des barrières douanières à deux pas de chez lui. « A cause de ce référendum, notre pays pourrait bien devenir le Royaume-Désuni ! » s’écrie-t-il.

Les europhobes tentent de rassurer leurs troupes en affirmant que l’Ecosse ne fera jamais bande à part. « Elle a déjà organisé un référendum sur cette question. Elle ne peut pas recommence­r après seulement deux ans. Le gouverneme­nt britanniqu­e s’y opposerait », assure Jonathan Arnott, leader régional du parti populiste Ukip (United Kingdom Independen­ce Party). « Et, même si les Ecossais votaient, ils choisiraie­nt de rester dans le royaume », ajoute ce jeune député au Parlement de Strasbourg.

« On a résisté au Blitz, on survivra bien au Brexit », martèle un retraité, assis dans son living-room, sur Castlegate, l’artère principale. « Les pays de l’Est nous suçaient jusqu’à la moelle, déclare son épouse. Le marché commun est bien trop grand. » « Nos marins ne peuvent même pas pêcher dans nos propres eaux », renchérit leur fille, Mhairi, en servant le thé. Les Derby-Pitt vivaient encore, il y a sept mois, avec leurs deux chiens à Livingston, une localité écossaise située à l’ouest d’Edimbourg. Pour eux, la ligne de démarcatio­n qui court le long de la Tweed est déjà une réalité. Ils se présentent comme des « exilés politiques ». « On a fui l’Ecosse à cause de la haine que l’on subissait au quotidien », explique Mhairi, ancienne journalist­e. « Quand vous dites que vous voulez rester britanniqu­e, vous recevez des flopées d’injures. On m’a craché dessus dans un centre commercial parce que je portais une montre aux couleurs de l’Union Jack », jure-t-elle. La famille déclare se sentir « en sécurité » dans cette ville calfeutrée derrière ses lignes de défense. « Ici, vous pouvez marcher dans les rues en toute tranquilli­té », se félicite le père.

Dougie Watkin, quant à lui, ne connaît pas de frontière. Ses terres s’étendent de part et d’autre du fleuve. Cet éleveur possède 35 hectares sur la rive sud et 350 hectares côté nord. « Vous ne pouvez pas vous tromper, ma ferme, c’est celle qui a une carcasse de bélier à l’entrée », annonce-t-il au téléphone. Effectivem­ent, la charogne attend toujours d’être enlevée. L’homme procède à la tonte de ses moutons sous un grand hangar. Son étable a beau se situer en Ecosse, à Ladykirk, un hameau juché sur une colline, elle est classée comme anglaise. Lui-même se considère, avant tout, comme un habitant du Northumber­land. « Je suis très fier de mon comté. » Il dit avoir des difficulté­s à se proclamer anglais, « car notre nationalis­me a été pris en otage par l’extrême droite ». Et puis, vue de ses verts pâturages, Londres paraît si loin. Il ne s’y est rendu qu’une seule fois, en 2012. « Pour le jubilé de la reine. »

Son troupeau compte plus de 4 000 têtes. La fin des subvention­s européenne­s représente un désastre pour son exploitati­on. « Sans elles, je fais faillite, assure-t-il. Elles équivalent au double de mes profits. » Dans la commune, il est le dernier agriculteu­r. « Je crois que les gens ont voté pour le “leave” sans se rendre compte de ce qu’ils faisaient. Tout ça va nous coûter beaucoup d’argent. » Cette perspectiv­e n’entame pas son humour. « La frontière passe au milieu de la Tweed et mes terres s’étendent le long de la rivière sur plus de trois miles. Cela va devenir l’endroit parfait pour faire de la contreband­e. »

“Sans les aides européenne­s, je fais faillite.” DOUGIE WATKIN, LE DERNIER AGRICULTEU­R DE LA COMMUNE

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 ??  ?? Vue générale de Berwick-uponTweed avec le Royal Border Bridge qui marque la frontière entre L’Ecosse et l’Angleterre.
Vue générale de Berwick-uponTweed avec le Royal Border Bridge qui marque la frontière entre L’Ecosse et l’Angleterre.
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