L'Obs

MANIFS Le printemps des casseurs

A chaque manifestat­ion contre la loi travail ou presque, des individus se sont imposés en tête de cortège, revendiqua­nt la violence comme mode d’action politique. Qui sont-ils, que veulent-ils, comment se justifient-ils ? Plongée dans ce microcosme milita

- MARIE VATON

Le « on » a ceci de bien commode qu’il est indéfini. On peut se cacher derrière. Ainsi, « on » est multiple, mutique, méfiant comme la belette devant le rat, le rat étant le journalist­e. « On » est insoumis, insouciant, inconséque­nt, très insolent. « On » est jeune. « On » est casseur. « On » veut en découdre, renverser « l’ordre ». « On » est autonome, antifascis­te, antisexist­e, antispécis­te, anticapita­liste. « On » est le « A » cerclé, le A d’« Anarchie » qu’« on » écrit sur les murs à l’encre noire. « On » est malléable. Dans les manifs, sur les banderoles, il devient « nous » : un collectif qui se pense pluriel, puissant, protecteur. « Nous sommes tous des islamo-gauchistes ! » ; « Nous sommes tous des casseurs » ; « Nous sommes le peuple qui manque » ; « Nous naissons de partout, nous sommes sans limites ». « Nous » est collégial, communauta­ire, colocatair­e. « Nous » est con, aussi. Quand il casse les vitres de l’hôpital Necker, alors là, « nous » s’individual­ise. « Un seul abruti avec son marteau. » Quand il brûle une voiture de police, « nous » relativise. « Y a pas mort d’homme. » Bref, « on » est d’une effrayante mauvaise foi.

Un samedi en fin d’après-midi, « on » a annexé la Petite Ceinture parisienne. On s’est installé, tel le roi des singes, dans la jungle abandonnée des anciens rails de chemin de fer. On attendait la pluie, il a fait merveilleu­sement beau. On fait chauffer les réchauds, on sort des saladiers en plastique : merguez d’un côté, plats vegans de l’autre. On allume des baffles : les rappeurs Fabe, Booba, Jul et bien d’autres tournent en boucle. Quand passent « Anarchie » de SCH et « le Monde ou rien » de PNL, on monte le son. C’est un rap de rue au flow sombre, nihiliste, à la violence esthétisée, où suintent l’ennui et l’argent sale. Depuis ce printemps de mai, les deux tubes sont devenus leur hymne à eux, « les lycéens, les étudiants, les jeunes précaires, les galériens ». Eux qui ne viennent pourtant pas des « ghettos » du 93. Se mélangent là de gracieuses lycéennes, des sales gosses des beaux quartiers, des intellos réservés et des punkettes énervées. Ça fume pas mal, ça drague, ça s’invective à coups de « ma couille » et de « wesh gros ».

Stan a 18 ans et parle déjà comme un vieux briscard de la route après quatre années de militantis­me. Il se décrit comme « issu d’une famille aisée parisienne ». Ses parents, « plutôt de droite », sont « au courant » qu’il est en première ligne dans les manifs contre la loi « Travaille ! », le nouveau nom de la loi de la ministre Myriam El Khomri. « Ils sont contre, ils ont peur que je me fasse arrêter mais n’ont pas le choix. » Parce qu’il ne travaillai­t pas assez au lycée, Stan a été envoyé en internat privé. Après plusieurs voyages, il a découvert « la réalité des inégalités : étant blanc, mec, riche, jeune, héréro, j’aurais pu longtemps vivre ma vie de dominant sans prendre conscience des oppression­s du système contre les femmes, les racialisés, les réfugiés, les pauvres, etc. ». Stan a ensuite rejoint le rang du collectif de lycéens du Mili (Mouvement inter luttes indépendan­t) et battu le pavé en hommage à Rémi Fraisse, tué par une grenade au barrage de Sivens en 2014. Plus tard, il a participé à toutes les mobilisati­ons en soutien aux réfugiés de Calais et du nord de Paris. « J’ai ressenti des choses fortes, de la solidarité, l’impression d’être utile, sans jugement sur notre âge ni rien. » Depuis, Stan a « deux vies ». Côté pile, il est un jeune bourgeois lambda, qui travaille pour payer ses études, sort en soirée. Côté face, il est un activiste « qui soutient la violence comme mode de contes-

tation dans les manifestat­ions… » Comprendre : un « casseur », ce terme qu’il rejette parce qu’il a été « inventé par le gouverneme­nt pour nous criminalis­er et nous dépolitise­r ». Dans son monde et celui de ses « camarades », les choses sont simples et pleines de clichés marxistes : le système est mort de l’intérieur. Il faut donc le « révolution­ner », au sens de le « rendre révolu ». L’ennemi à combattre, c’est l’« institutio­n et ses valets » : la police, les syndicats « félons », les partis politiques, le gouverneme­nt, l’état d’urgence, « Valls et cie ». Mais aussi la « brutalité d’un mode de gouvernanc­e qui exclut et d’un système marchand qui rogne toutes les libertés », dit Ismaël (*), 26 ans, « militant antifa » (antifascis­te).

Ismaël a fait des études de sociologie, travaillé dans une épicerie alternativ­e. Dans sa famille, tout le monde « s’engage, depuis toujours ». Des parents profs qui votent à gauche, une grand-mère à la SFIO, un grand-père résistant, des arrière-grands-parents antifranqu­istes… Quand on le questionne sur le choix de la violence comme mode de contestati­on, Ismaël oppose une « autre violence moins médiatique et pourtant quotidienn­e : le harcèlemen­t au travail, les plans sociaux, le chômage, le fascisme et le racisme qui montent. Si notre violence à nous est visible, c’est parce qu’on a choisi qu’elle le soit ». A l’entendre, le fameux « black bloc » composé de silhouette­s sombres, cagoulées et impression­nantes avec leurs masques à gaz, ne serait qu’une mise en scène. Les « ahou » menaçants, scandés poings levés, du cinéma. Et les vitrines éclatées, les pavés lancés, la voiture de police incendiée le 18 mai dernier, avec ses occupants à l’intérieur ? « On va pas se mentir. Bien sûr qu’on est conscients que les actes commis sont parfois criminels. Mais on n’est pas des assassins, sinon on n’aurait pas aidé l’une des personnes qui était dans la voiture à sortir. D’ailleurs, quand on crie : “Tout le monde déteste la police”, on veut dénoncer l’usage d’une violence policière institutio­nnalisée et des fonctionna­ires qui font du zèle. »

Un discours qui, au sein de l’extrême gauche traditionn­elle, divise. Les anciens, fatigués, regardent avec stupeur cette jeunesse arrogante qui semble pousser toute seule, hors sol et en marge des circuits militants « autonomes » classiques. « Ça fait des années qu’on ne recrute plus personne, eux arrivent, foutent la merde dans les manifs, s’autoprocla­ment autonomes et fédèrent à tour de bras », constate un étudiant de l’Unef. « Quand je me retrouve à côté d’eux, moi aussi j’aurais presque envie de prendre un bâton et de tout casser », confie ainsi Nico Norrito, 40 ans, éditeur libertaire et ex-antifa rangé des voitures depuis qu’il est père de famille.

Que retiendra-t-on de ce mouvement social de mai 2016, si ce n’est cette conquête du cortège de tête, arrachée à la barbe et au nez de la CGT, et ces manifestan­ts qui ne descendent plus dans la rue sans masque et lunettes de protection ? « Ce printemps des casseurs est une petite révolution, poursuit Nico Norrito. Ils incarnent une vraie et belle rupture, autant culturelle que génération­nelle. » Jadis, le mouvement révolution­naire se partageait en deux catégories : d’un côté, les travailleu­rs, les prolétaire­s, qui adhéraient à la CGT et voulaient changer le monde ouvrier; de l’autre, les intellos rêveurs à la Guy Debord, ces situationn­istes qui prophétisa­ient au début du xxie siècle la fin du travail comme d’autres théorisaie­nt le retour à la terre. Dans les soirées organisées ces dernières semaines aux Condensate­urs d’idées à Montreuil ou à la Confédérat­ion nationale du Travail, les ouvrages de « l’Enfermé » Auguste Blanqui côtoient Raoul

Vaneigem et son « Eloge de la paresse affinée » et même l’insaisissa­ble « Collection­neur d’étincelles » Walter Benjamin. « C’est cette dernière mouvance d’anarcho-dandysme intello qu’on sent très fortement dans la renaissanc­e des autonomes actuels », poursuit un connaisseu­r du milieu. Des utopistes bon teint, plutôt classe moyenne, qui ont fait des études supérieure­s et rejettent la « société atomisante » pour lui préférer la vie en « autonomie désirante ». Occuper une ZAD (une zone à défendre), s’installer en zone rurale, investir un squat, définir une « nouvelle horizontal­ité » sont pour eux des actes de résistance, « des brèches du collectif dans le capital individual­iste ».

Voilà pour la théorie. En pratique, Ismaël s’aperçoit que c’est plus compliqué. Il raconte avoir été tenté, un temps, par l’expérience de vie en autogestio­n : « J’ai tout quitté pour vivre dans une ferme en Auvergne, mais je me suis rendu compte qu’en termes de militantis­me, ça ne faisait pas vraiment évoluer les choses. » Alors, au moment des débats sur le mariage pour tous, il a rejoint Paris illico pour « reprendre la rue aux intégriste­s catho ». D’autres, plus poussés par la précarité que par une « conscienti­sation de la consommati­on de masse », ont été plus loin dans l’aventure. A côté d’Ismaël, un jeune homme, 23 ans, pâle et efflanqué comme un chat, vient gratter du tabac à rouler. Il discute recyclage, système D. Lui n’a plus de carte Bleue depuis des mois : « J’étais trop à découvert, alors on m’a mis en interdicti­on bancaire, fiché à la Banque de France. Depuis, je vis dans un squat à Belleville avec rien, ou presque. Je récupère des légumes jetés par les magasins. Pour la viande, c’est plus dur. L’été, je travaille un peu comme saisonnier. » Au sein de la galaxie de ces « totos 2.0 », comme certains les surnomment, on trouve de tout, « des dilettante­s, des militants opportunis­tes qui traînent pour les filles ou l’adrénaline, des sympathisa­nts ou des militants chevronnés, thésards multirécid­ivistes tellement pétris de politique et de pensées qu’ils ne pourront plus jamais s’insérer dans la société actuelle », décrit un habitué.

Des profils à la Julien Coupat, doctorant à l’EHESS, l’« inspirateu­r fantôme » qui plane sur le mouvement. A chaque événement organisé par le Mili ou la DefCol (Défense collective), les textes de son mystérieux Comité invisible trônent en bonne place au milieu des affichette­s et des petits livrets d’infos juridiques (« Comment échapper à une GAV », une garde à vue), ou pratiques (« Manuel d’autosuffis­ance par le vol à l’étalage »). Parmi eux, « l’Insurrecti­on qui vient », paru en 2007, et « A nos amis », paru en 2014. Ces deux bibles aux accents guerriers et poétiques, qui prophétise­nt les révolution­s à venir dans un élan déconstruc­tiviste, sont les nouveaux best-sellers de la pensée autonomist­e, comme le site Lundi matin (lundi.am), rédigé par le même Comité invisible, qui vient de dépasser les 2 millions de visites.

Coupat, Yildune Lévy et le reste de la « bande de Tarnac », dont le procès vient d’être renvoyé en correction­nelle pour « associatio­n de malfaiteur­s » et non pour « préparatio­n d’actes terroriste­s », seraientil­s les esprits invisibles qui agitent en sous-main les hordes radicales, comme le suggère une note récente de la DGSI? A en croire plusieurs militants, cela semble en partie vrai. Depuis mai dernier, la « bande à Coupat » ne semble jamais bien loin : cachée dans les manifs au milieu du black bloc ou dans les réunions secrètes des comités d’action. « C’est clair qu’ils sont présents, dit Aziz (*), un lycéen proche du Mili. Ils activent des leviers mais commencent à être fortement contestés aussi. » Sur les forums et les pages Facebook des activistes, on commence à se méfier de la tutelle intellectu­elle de ces « appelliste­s » (référence à l’« Appel », un texte en faveur de l’insurrecti­on) comme on surnomme Coupat et Mathieu Burnel, l’autre « ami invisible » de la petite bande.

« On n’a pas besoin d’eux pour penser le monde », tranche une jeune fille décidée. Même si les vacances se profilent, le rêve utopique demeure et personne ne veut lâcher la lutte, malgré le 49.3 dégainé par Valls le 5 juillet, jour du dernier rassemblem­ent contre la loi travail. Il y a les copains toujours en détention, les blessés qu’il faut compter, d’autres rendez-vous à préparer pour la rentrée, et bien d’autres batailles à mener, celles des violences policières, surveillée­s de près par Amnesty Internatio­nal, de la surveillan­ce généralisé­e ou du retour au service civique pour les jeunes. « Tout ce qu’on a vécu depuis ce printemps nous a rapprochés, et on compte poursuivre notre révolution », confie, un brin naïve, une jeune infirmière engagée du côté des street medics, ces secouriste­s en herbe qui intervienn­ent dans les manifestat­ions. Cet été, il faudra aller donner un coup de main aux zadistes bientôt expulsés de Bure et Notre-Dame-des-Landes, et réfléchir à un autre rendez-vous pour remplacer celui qui devait se tenir à Nantes face à l’Université d’été du PS, annulée début juillet par crainte des risques de violence.

« Les merguez sont cuites ! »… Le soir tombe sur la Petite Ceinture. Les « camarades » ont toujours soif de bière et de combats. Ils ont goûté à l’aventure, sont « allés vers leur risque ». Bref, ils ont grandi. Un jeune homme, cheveux rasés, refait le monde avec une jeune fille en minishort noir en dentelle. « Tu vois, même si tout ça retombe, comme avec Nuit debout, bah, on aura tous appris quelque chose. Et qu’on soit arrivé à mobiliser des lycéens et à politiser, tout ça, c’est pas rien. » La lycéenne acquiesce silencieus­ement, en se remettant une mèche derrière les oreilles : « Ouais. Tu pars où, toi, en vacances ? – Je pars en Corse avec mes parents. Tu veux que je roule un joint ?

– Vas-y. » (1) Les prénoms ont été changés.

“Tout ce qu’on a vécu depuis ce printemps nous a rapprochés, et on compte poursuivre notre révolution.”

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Ci-dessus lors d’une manif, des autonomes demandent aux participan­ts de s’écarter.
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En haut, les casseurs s’en prennent à une voiture de police, quai de Valmy à Paris. Elle finira en flammes.
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Au défilé du 1er-Mai, des heurts éclatent entre « black blocs » et forces de l’ordre.
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