L'Obs

Truffaut et Godard Clap de fin

En 1973, le cinéaste de “la Nuit américaine” écrit à celui du “Mépris” qu’il a “un comporteme­nt de merde sur un socle”. Entre les deux maîtres de la Nouvelle Vague, l’amitié est à bout de sou e

- JACQUES DRILLON

Cela ne pouvait pas marcher longtemps entre Godard et Tru aut. Trop proches et trop di érents, ils formaient un couple de frères ennemis, comme il y en eut tant dans l’histoire : Balzac/Stendhal, Rameau/Couperin, Corneille/Racine, Debussy/Ravel, Gide/ Valéry, Sartre/Aron… Deux écoles esthétique­s, deux tendances contradict­oires, deux comporteme­nts, deux publics. Champ/contrecham­p. De quoi couper le monde en deux: la barre oblique qui les rapproche, comme elle rapproche chien/chat, thé/café, muet/parlant, chasse/pêche, Mac/PC, Rive gauche/Rive droite, n’est-ce pas aussi un signe de division ? Il n’y a jamais loin du slash au clash. Chacun d’entre nous est condamné à prendre parti. Chacun doit faire sa vie, vivre sa vie, d’un côté ou de l’autre de la barre, se placer. Préférez-vous les brunes ou les blondes (cigarettes, femmes, bières) ?

Ils avaient été formés l’un et l’autre à l’école de la Cinémathèq­ue et des ciné-clubs, tous deux lecteurs d’André Bazin, de Giraudoux et de la Série noire. Tous deux amoureux de Renoir, de Hitchcock, de Welles, de Rossellini et de Bresson. Ils ont appris à lire les films selon la même méthode, et à écrire dans les journaux. Ils ont montré le même goût pour les actrices : Godard fait tourner celles avec lesquelles il couche, Tru aut couche avec celles qu’il fait tourner. Mais Godard est d’une famille de la grande bourgeoisi­e protestant­e, et Tru aut n’est qu’un enfant né de père inconnu – quoique sa mère, une Monferrand, ait été de petite noblesse (le metteur en scène de « la Nuit américaine », joué par Tru aut, s’appelle Ferrand). En fait de nobles, seulement des « pètesec », écrira Tru aut.

En réalité, Godard et lui suivront des trajectoir­es absolument opposées, même si, dira Godard après leur brouille, ils avaient été comme « dents et lèvres », unis par l’« écran seul ». L’écran fera écran : Godard ne cessera de casser les codes cinématogr­aphiques, de casser sa famille (biologique et intellectu­elle), de rompre, de partir, d’expériment­er et de constammen­t « pisser sur le gigot » (Tru aut) ; tandis que son frère d’armes, lui, se fera l’apôtre d’un cinéma du récit, le nostalgiqu­e d’une bourgeoisi­e idéale, d’une cohérence familiale, et fera des films harmonieux, tournés vers un passé artistique mythifié. L’éducation, un des thèmes communs aux deux cinéastes, montre leur divergence: elle émancipe l’homme, pour Tru aut, elle l’aliène, pour Godard. Celui-ci dira « je » de plus en plus intensémen­t, fera de sa personne une partie importante de son oeuvre, devenant JLG aux yeux du monde, tandis que celuilà, se bornant à faire des films, ne deviendra jamais FT, mais seulement un type extrêmemen­t séduisant qu’on aimerait appeler François, et qui a réussi. Tandis qu’un poète ne réussit pas. Le bon garçon devient mauvais garçon, le mauvais garçon devient bon garçon : ils convergent dans une même aspiration, et divergent à 180 degrés dans leurs buts: rejoindre la bourgeoisi­e, et la renier. Tru aut a sauvegardé son indépendan­ce grâce aux Films du Carrosse, sa société de production, tandis que Godard, malgré Sonimage et les autres, aura toujours à négocier avec les producteur­s, en les glorifiant ou en les conchiant, alternativ­ement, selon sa manière. Leur liberté, ils l’acquièrent tous deux, mais d’une manière di érente: Godard filme contre, Truffaut filme malgré. Ils partagent Jean-Pierre Léaud, qui s’appelle Paul Doinel dans « Masculin Féminin », et tourne sept films avec Tru aut, dix avec Godard (dont il est plusieurs fois l’assistant). Chacun des deux le tire de son côté, comme des parents divorcés. Ils partagent Raoul Coutard, le chef opérateur (seize films avec Godard, quatre avec Tru aut). Mais lorsqu’ils s’intéressen­t au passé, l’un fait « la Chambre verte », l’autre « Histoire(s) du cinéma »: Tru aut édifie un mausolée, Godard une Histoire à la Michelet.

“MENTEUR”

Leur amitié est sacrée avec « les Quatre Cents Coups », primé au Festival de Cannes de 1959, et qui a enthousias­mé Godard; et un an plus tard avec « A bout de sou e », dont Tru aut est quasi scénariste, et qui révolution­ne l’écriture cinématogr­aphique. Ils ont lancé ensemble la Nouvelle Vague. C’est à Cannes qu’ils se retrouvero­nt en Mai-68, montrant de nouveau leurs divergence­s: ils sont sur la même tribune, comme à l’époque de l’a aire Langlois, mais les tribuns ne sont pas d’accord, sans se le dire: Tru aut veut interrompr­e le Festival parce qu’il a honte, qu’il se trouve « ridicule » ; Godard parce qu’il est en colère et veut se joindre aux « ouvriers et aux étudiants ». Leur brouille semble définitive lors de leur compétitio­n pour les Césars (1979): Tru aut en rafle dix avec « le Dernier Métro », tandis que Godard, présent dans la salle pour « Sauve qui peut (la vie) », repart les mains vides. C’est pourtant à ce moment-là que Godard essaie de renouer avec lui. Mais Tru aut, le soir des Césars comme le jour de leur rencontre fortuite à New York, refuse de lui serrer la main.

Entre ces deux bornes, l’explosion a eu lieu. C’était après la sortie de « la Nuit américaine » (1973), un film sur le cinéma, justement, comme l’avait été « le Mépris », dix ans plus tôt. « La Nuit américaine » est un détonateur. Jusque-là, leurs films les montraient di érents, mais formaient des paires complément­aires : chacun avait sa manière de traiter le film noir (« A bout de sou e », « Tirez sur le pianiste »), la relation à trois (« Bande à part », « Jules et Jim »), la science-fiction (« Alphaville », « Fahrenheit 451 »), l’amour fou (« Pierrot le Fou », « la Sirène du Mississipi », tous deux avec Belmondo); mais le film sur le cinéma, l’amour du cinéma, la manière de faire du cinéma, voilà la scie qui va séparer définitive­ment les siamois, que le compositeu­r Georges Delerue tentait de garder soudés (il a fait la musique du « Mépris » comme celle de « la Nuit américaine »).

En mai 1973, Godard écrit à Tru aut. Une lettre violente, provocante et provocatri­ce. Il écrase son frère de lait: « J’ai vu hier “la Nuit américaine”. Probableme­nt personne ne te traitera de menteur, aussi je le fais. Ce n’est pas plus une injure que fasciste, c’est une critique. […] Menteur, car le plan de toi et de Jacqueline Bisset l’autre soir chez Francis [une brasserie] n’est pas dans ton film, et on se demande pourquoi le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans “la Nuit américaine”. » Suit tout ce que Tru aut n’a pas mis dans son film – c’est féroce. Dans cette lettre, Godard feint de croire que piétiner le film de son ami est un acte neutre, presque scientifiq­ue; la « preuve »: il demande de l’argent à Truffaut pour son prochain film: « A cause des ennuis de Malle et de Rassam qui produisent gros (comme toi), le

fric qui m’était réservé a filé dans le Ferreri […] et je suis en panne. Le film coûte environ 20 millions […]. Peuxtu entrer en coproducti­on pour 10 millions ? pour 5 millions? Vu “la Nuit américaine”, tu devrais m’aider, que les spectateur­s ne croient pas qu’on ne fait des films que comme toi. » (Admirons l’ambiguïté de « vu ».) Pardessus le marché, il adjoint une lettre pour Léaud, que Tru aut devrait se charger de lui transmettr­e, comme s’il ne pouvait pas l’envoyer lui-même, et dans laquelle il lui demande aussi de l’argent.

“TU TE CONDUIS COMMEUNEME­RDE”

Le coup a porté. Etre insulté et tapé en même temps, c’est ce que Tru aut ne supporte pas. Il lui répond une lettre de vingt pages, que tous les commentate­urs s’accordent, dans une touchante et paresseuse unanimité, à trouver « cinglante » : « Jean-Luc. Pour ne pas t’obliger à lire cette lettre désagréabl­e jusqu’au bout, je commence par l’essentiel : je n’entrerai pas en coproducti­on dans ton film. Deuxièmeme­nt, je te retourne ta lettre à Jean-Pierre Léaud : je l’ai lue et je la trouve dégueulass­e. C’est à cause d’elle que je sens le moment venu de te dire, longuement, que selon moi tu te conduis comme une merde. » Dans toute scène de ménage qui se respecte, tous les vieux griefs envasés au fond de l’eau remontent à la surface, comme le cadavre dans « House by the River ».

Toujours à propos de Léaud: « Je sais que tu lui as souvent balancé des saloperies sur mon compte, à la manière d’un type qui dirait à un gosse : “Alors, ton père, il se saoule toujours la gueule ?” » Il fustige l’hypocrite : « A mon tour de te traiter de menteur. Au début de “Tout va bien”, il y a cette phrase : “Pour faire un film, il faut des vedettes.” Mensonge. Tout le monde connaît ton insistance pour obtenir J. Fonda qui se dérobait, alors que tes financiers te disaient de prendre n’importe qui. Ton couple de vedettes, tu l’as réuni à la Clouzot: puisqu’ils ont la chance de travailler avec moi, le dixième de leur salaire su ra, etc. » Et c’est la longue tirade dite « du socle », réquisitoi­re de l’humain contre l’inhumain, de la sincérité contre le mensonge, du respect contre le mépris, si exemplaire que Mathieu Amalric en a repris l’essentiel dans un dialogue de « Tournée » : « Toujours est-il que le mois dernier, Janine [Bazin] était à l’hôpital, […] et elle se retrouve là, à l’hôpital, sans travail et sans fric et naturellem­ent sans nouvelles de Godard qui ne descend de son socle que pour amuser Rassam de temps à autre. Alors, je peux te dire: plus tu aimes les masses, plus j’aime Jean-Pierre Léaud, Janine Bazin, Patricia Finaly […], Helen Scott, que tu rencontres dans un aéroport et à qui tu n’adresses pas la parole, pourquoi, parce qu’elle est américaine ou parce qu’elle est mon amie? Comporteme­nt de merde. Une fille de la BBC t’appelle pour que tu parles de cinéma politique dans une émission sur moi, je la préviens d’avance que tu refuseras, mais mieux que ça, tu lui raccroches au nez avant de la laisser finir sa phrase, comporteme­nt élitaire, comporteme­nt de merde, comme lorsque tu acceptes de te rendre à Genève, à Londres ou à Milan et que tu n’y vas pas, pour étonner, pour surprendre, comme Sinatra, comme Brando, comporteme­nt de merde sur un socle. […] Tu as toujours été un dandy, quand tu envoyais un télégramme à de Gaulle pour sa prostate, quand tu traitais Braunberge­r de sale juif au téléphone, quand tu traitais Chauvet de corrompu (parce qu’il était le dernier, le seul à te résister), dandy quand tu pratiques l’amalgame: Renoir-Verneuil, blanc bonnet et bonnet blanc, dandy encore aujourd’hui quand tu prétends que tu vas montrer la vérité sur le cinéma, ceux qui le font obscurémen­t, mal payés, etc. […] Tu as fait tourner Catherine Ribeiro que je t’avais envoyée, dans “les Carabinier­s”, et puis tu t’es jeté sur elle, comme Charlot sur sa secrétaire dans “le Dictateur” (la comparaiso­n n’est pas de moi), j’énumère tout cela pour te rappeler de ne rien oublier dans ton film de vérité sur le cinéma et le sexe. Au lieu de montrer le cul de X… et les jolies mains d’Anne Wiazemsky sur la vitre, tu pourrais faire le contraire, maintenant que tu sais que, pas seulement les hommes, mais les femmes aussi sont égales, y compris les actrices. […] Je n’ai plus rien éprouvé pour toi que du mépris, quand j’ai vu dans “Vent d’est” la séquence : comment fabriquer un cocktail Molotov, et qu’un an plus tard tu t’es dégonflé quand on nous a demandé de distribuer, pour la première fois, “la Cause du peuple” dans la rue [...] L’idée que les hommes sont égaux est théorique chez toi, elle n’est pas ressentie, c’est pourquoi tu ne parviens pas à aimer qui que ce soit, ni à aider qui que ce soit, autrement qu’en jetant quelques billets sur la table. »

“LUI DISPARU, ON N’EST PLUS RESPECTÉS”

Di cile pour une amitié de se relever de ces lettres. Les deux hommes ne se parlent plus que par voie de presse. Si ce n’est qu’un jour de 1980 Godard invite Rivette, Chabrol et Tru aut, pour faire un « dialogue », un « bouquin chez Gallimard ». Tru aut décline l’o re: « Le finale de ta lettre restera comme une de tes meilleures trouvaille­s: “Amitiés quand même.” Ainsi tu ne nous tiens pas rigueur de nous avoir traités de malfrats, de pestiférés et de crapules. […] Il n’est pas question de bâcler la préparatio­n de ton prochain film autobiogra­phique dont je crois connaître le titre: “Une merde est une merde.” »

La question n’est pas de savoir s’il vaut mieux avoir tort avec Godard ou raison avec Tru aut. Mais plutôt de voir ce que Godard aura le courage de faire et de devenir après la mort de Tru aut, comme Schubert après celle de Beethoven. Tru aut mort, Tru aut évanoui dans le passé indi érent, Godard dit: « Il avait réussi ce que personne d’entre nous n’avait réussi ou cherché: être respecté. A travers lui la Nouvelle Vague était respectée. On était respectés à cause de lui. Lui disparu, on n’est plus respectés. C’est Anne-Marie [Miéville] qui m’a dit : “Mais à sa manière il te protégeait, et tu dois avoir très peur, maintenant que cette protection n’existe plus.” » C’est alors que Godard, loin de s’abriter dans le mutisme, la répétition ou la convention, abandonne le poème en prose pour le vers libre, superbemen­t solitaire. Ce seront « Détective », « Nouvelle Vague », « Eloge de l’amour », « Hélas pour moi », « JLG/JLG », tous chefs-d’oeuvre. Voilà qui force le respect perdu.

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 ??  ?? Jean-Luc Godard, en visite sur le plateau de « Fahrenheit 451 », que réalise François Truffaut en 1966.
Jean-Luc Godard, en visite sur le plateau de « Fahrenheit 451 », que réalise François Truffaut en 1966.

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