« La stratégie terroriste a toujours et partout échoué », par Pascal Ory, historien
Pour l’historien Pascal Ory, auteur de “Ce que dit Charlie. Treize leçons d’histoire”*, la Ve République a été conçue pour tenir dans des circonstances difficiles
La droite et l’extrême droite tirent à boulets rouges sur le gouvernement. Est-ce que nous ne sommes pas en train de vivre une rupture inédite de l’union sacrée ? Incontestablement, il y a rupture, mais, tout aussi incontestablement, elle n’a rien d’inédit. Il ne faut pas oublier que, dans notre histoire, c’est l’union sacrée qui est l’exception, et une exception toujours éphémère ! Ce terme a été forgé au moment où éclatait la Première Guerre mondiale, quand toutes les forces politiques et sociales ont choisi de s’unir contre l’ennemi commun, l’Allemand. Mais cela n’a duré qu’un an ou deux ans… Et rappelons que la guerre d’Indochine n’a pas donné naissance à une union sacrée, car le Parti communiste, qui pesait lourd électoralement, était contre. La guerre d’Algérie, non plus, n’a dégagé aucun consensus, pas plus que la guerre du Golfe. La France est un pays qui fonctionne par l’affrontement. Le relatif consensus qui a suivi l’attentat de « Charlie Hebdo », en 2015, était en fait un phénomène plutôt étonnant. Ce n’est pas tous les jours, pourtant, qu’une foule hue un Premier ministre après une minute de silence, comme cela a été le cas sur la promenade des Anglais lundi 18 juillet. Et qu’un homme de droite modérée comme Alain Juppé dit : « Si tous les moyens avaient été pris, cela n'aurait pas eu lieu »… D’abord, Juppé n’est pas l’homme modéré que l’on imagine, beaucoup d’éléments dans son parcours montrent qu’il peut se révéler « musclé ». Et puis, n’oubliez pas qu’il est en campagne contre Nicolas Sarkozy et prépare déjà la lutte contre Marine Le Pen. C’est aussi un propos stratégique pour remporter une élection : 2015 n’était pas une année électorale, 2016, si, et c’est aussi ce qui explique la radicalisation des positions politiques. En revanche, en effet, les huées qui ont suivi la minute de silence sont inquiétantes. Parce qu’elles accomplissent un voeu de Daech, celui de la fitna, c’est-à-dire la désunion au sein de l’ennemi. Cela affaiblit la résilience de notre pays. J’ai plusieurs fois dit, quitte à choquer mes interlocuteurs, que ce qui m’avait le plus étonné après l’attentat de « Charlie », c’était qu’aucun groupe ne soit descendu dans la rue pour crier « Mort aux Arabes ! », qu’aucun « pogrom anti-musulmans » n’ait éclaté.
Il aurait donc pu y avoir des « pogroms » ?
L’histoire nous montre qu’ils sont très fréquents dans les périodes de discorde. En Russie, les pogroms antisémites étaient même organisés par l’Etat qui savait qu’ils sont une ressource pour « évacuer » les tensions. A ce titre, j’ai noté que des ratonnades avaient eu lieu en Corse en décembre 2015 et qu’elles étaient passées relativement inaperçues. Sont-elles un prélude à ce qui va arriver ? Le temps des pogroms est-il venu ? Est-ce que notre régime politique est assez solide pour affronter ces tensions ? J’ai tendance à le croire. La IVe République, par son instabilité, n’était pas capable de résister à l’ouragan que fut la guerre d’Algérie. Mais la Ve a été dotée d’institutions précisément pensées pour « tenir » dans des circonstances difficiles – ce régime présidentiel est d’ailleurs une exception en Europe. Nous n’avons pas la culture de la coalition politique telle qu’on peut l’observer dans la plupart des pays européens : les institutions françaises sont pensées pour un grand parti de droite ou de gauche. Mais l’un des atouts de la Ve République est sa grande plasticité : sans changer, elle est susceptible de porter au pouvoir une Angela Merkel, femme de dossiers et de consensus, comme un Erdogan populiste. Certes, ce sont plutôt les populistes qui ont le vent en poupe ces dernières années... Des propos qu’on entend couramment dans la bouche des journalistes, comme « les élites » ou la « classe politique », relèvent du vocabulaire populiste, et cela révèle combien celui-ci imprègne les mentalités, pas seulement en France, mais partout en Occident. La menace des djihadistes français fait-elle tout de même courir un risque particulier à nos institutions ? Dans la décennie 1890, la IIIe République a connu une série d’attentats anarchistes très semblables dans leur mise en oeuvre aux attentats que nous subissons depuis 2015 – même si les valeurs que l’anarchisme portait étaient différentes. Regardez la vie du plus célèbre des terroristes anarchistes, Ravachol [de son vrai nom François Claudius Koënigstein, guillotiné en 1892, NDLR]. Il était français, avec des origines étrangères, avait un père [néerlandais] violent et un rapport compliqué à la France. Il n’est pas complètement anachronique de le rapprocher de quelques djihadistes français au passé difficile, comme les frères Kouachi [les tueurs de « Charlie Hebdo »] ou, peut-être, de Mohamed Lahouaiej Bouhlel. A l’époque de Ravachol, on ne parlait pas de névroses et de traumas d’enfance. Mais on accusait « certaines idées » d’avoir empoisonné des cerveaux. Le fait est que, de tout temps, certains individus ont « habillé » leurs troubles personnels avec de grands motifs idéologiques ou religieux. Perturbés ou pas, ces hommes pourraient-ils faire du mal au régime ? Je constate simplement que la stratégie terroriste, née en Russie tsariste il y a environ cent cinquante ans, a toujours et partout échoué. Dans un premier temps, le terrorisme obtient ce qu’il veut, c’est-àdire un durcissement du régime – on l’a constaté sous la IIIe République, comme avec la loi sur le renseignement de 2015. Ce durcissement est censé entraîner, dans un second temps, l’effondrement du régime. Mais cela n’a jamais été observé jusqu’ici. (*) Gallimard, 2016.