L'Obs

« Ne pas sombrer dans la démesure sécuritair­e », par Michaël Foessel, philosophe

Organiser nos vies autour de la conscience du mal serait le meilleur moyen de le faire triompher, estime le philosophe Michaël Foessel. On ne réglera pas tout avec des mesures techniques ou sécuritair­es

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC AESCHIMANN

Y a-t-il une bonne façon de réagir à un attentat aussi atroce que celui de Nice ? Le mot qui pourrait résumer une attitude souhaitabl­e est sans doute le terme grec de « phronesis », que l’on peut traduire par « prudence ». La prudence n’est pas le manque de courage, encore moins l’attentisme, car il faut évidemment combattre la violence extrême et le terrorisme de la façon le plus efficace possible. Ce n’est pas non plus l’obsession vigilante de la sécurité, qui inciterait par exemple à installer des barrages policiers au moindre rassemblem­ent public. La phronesis consiste à agir avec mesure dans un monde menacé en permanence par le tragique. Dans la tragédie antique, le choeur invite presque toujours le héros à ne pas sombrer dans la démesure, par exemple celle qui consistera­it à vouloir tout maîtriser, même au risque de sacrifier la liberté. Mais saurons-nous, individuel­lement et collective­ment, supporter l’horreur ? Et est-ce souhaitabl­e ? Il n’est ni possible ni souhaitabl­e d’organiser toute sa vie autour de la conscience du mal, car ce serait le meilleur moyen de le faire triompher. Mais il ne faut pas croire non plus qu’il est possible de le résorber par des mesures techniques ou sécuritair­es. Aussi difficile que cela soit, il me semble qu’il faut se tenir à mi-chemin, dans un entre-deux, où ni le meilleur ni le pire ne sont certains, où tout ne peut pas être calculé. C’est d’autant plus difficile que nos sociétés nous incitent à concevoir la vie comme un compte d’entreprise où l’on peut évaluer à l’avance les gains et les pertes. Le terrorisme contempora­in inflige un démenti catégoriqu­e à cette conception économique du monde : par leur cruauté irrationne­lle, ces attentats nous rappellent qu’il y a de l’incalculab­le dans le monde. La France est-elle en train de s’habituer à « vivre avec » la menace terroriste ? Si « vivre avec » signifie prendre la mesure de la contingenc­e des choses et de la présence du malheur dans la vie collective, il est sans doute nécessaire de se soumettre à cet impératif. La violence de masse n’est certaineme­nt pas une fatalité, mais elle demeure une possibilit­é constante des sociétés modernes. Mais, à cette heure, les réactions d’un grand nombre de dirigeants politiques relèvent plutôt du « vivre dans » que du « vivre avec ». On nous explique que nous devons apprendre à vivre dans la peur, à vivre dans un régime d’état d’urgence prolongé à l’infini, comme si l’horreur était devenue immanente à nos vies. Si vivre avec la terreur signifie la banalisati­on des mesures d’exception, alors ce n’est pas la bonne voie. Que peut faire le simple citoyen ? Aller au feu d’artifice avec le même air héroïque qu’on prenait pour dire « je suis en terrasse » après le Bataclan ? Nous avons assisté à deux attaques de nuit, qui visent des figures diverses de la fête. Ce sont toujours des formes d’insoucianc­e qui sont attaquées et on retrouve du reste ce même motif dans la tuerie d’Orlando ou dans l’attentat de masse de Bagdad début juillet, un soir de ramadan, dans une rue commerçant­e. Rien ne réunit les participan­ts à ces fêtes, sinon d’être pris pour cibles par ceux qui ne supportent pas que l’on puisse penser et exister hors de leurs cadres. Les attentats créent une sorte de solidarité objective entre des formes de vie que, par ailleurs, tout oppose. Face à ces attaques, il faut essayer de « tenir la rue », mais d’une manière qui n’est pas seulement policière. Non pas surjouer l’insoucianc­e, mais tenter une insoucianc­e instruite par le risque. J’espère que nous saurons concilier la liberté et la conscience du tragique. Mais plus rien n’advient sous le règne de l’évidence : voilà la seule certitude que délivre la terreur.

 ??  ?? Professeur de philosophi­e à l’Ecole polytechni­que, MICHAËL FOESSEL a notamment publié « le Temps de la consolatio­n » (2015).
Professeur de philosophi­e à l’Ecole polytechni­que, MICHAËL FOESSEL a notamment publié « le Temps de la consolatio­n » (2015).

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