L'Obs

LA TOUTE PREMIÈRE FOIS (3) Et Niépce créa la photo

Pendant dix ans, Nicéphore Niépce chercha à fixer sur un support sensibilis­é l’image d’un paysage. Au cours de l’été 1827, le miracle se produisit

- BERNARD GÉNIÈS

Il l’avait promis. Un jour, il reproduira­it son image « telle [qu’il la voyait] dans une glace ». Fils d’un avocat et conseiller du roi né à Chalon-sur-Saône, Nicéphore Niépce (17651833) a toujours des projets plein la tête. Avec son frère, il va mettre au point le pyréolopho­re, un moteur à combustion interne, ancêtre du diesel. Ils travaillen­t également sur un projet de machine hydrauliqu­e destinée à alimenter en eau le château de Versailles. Nicéphore fabrique aussi un vélocipède à selle réglable. Puis il se lance dans la culture : sur les terres de la propriété familiale de Saint-Loup-de-Varennes (Saône-et-Loire), il plante de l’asclépiade (Asclepias syriaca), un végétal dont il parvient à tirer une sorte de coton que maman Niépce utilisera afin de tricoter des bas pour toute la famille. Mais le grand dessein de l’inventeur, c’est bien celui de cette fameuse image dans le miroir. En 1816, il commence ses travaux. Il n’est pas le seul à occuper le terrain. En Angleterre, Thomas Wedgwood, le fils du fabricant de porcelaine, est parvenu à obtenir des empreintes d’objets placés sur une feuille sensibilis­ée. Petit problème : l’image ne peut être regardée que dans la pénombre, sous peine de disparaîtr­e à la lumière du jour. D’autres pionniers (Thomas Young, Samuel Morse, John William Draper) tentent de relever le défi. Tous se heurtent à la même di culté : ils ne produisent que de pâles et fugaces images.

Durant dix ans, Niépce bouquine des ouvrages de chimie et des traités d’optique, testant supports (pierre lithograph­ique, verre, métal) et produits (le safran de mars, le muriate de fer, l’oxyde noir de manganèse, la résine de gaïac). Pour prendre ses vues, il utilise une camera obscura (la table à dessin des artistes) équipée d’un dispositif optique. Les échecs se succèdent : les images sont trop blanches, ou trop jaunes, ou trop noires. Parfois, elles n’apparaisse­nt même pas ! Travaillan­t aux beaux jours (l’hiver, la lumière est insu sante), Niépce tire profit de ses expérience­s, apprenant ainsi à se méfier du contrejour. L’intuition et la patience seront ses seules alliées. Au cours de l’été 1827, le sexagénair­e touche au but. Son arme ? Le bitume de Judée, un matériau qu’il a eu l’occasion d’utiliser lors de la mise au point d’un carburant destiné au pyréolopho­re. Réduit en poudre puis mélangé à de l’huile essentiell­e de lavande, le produit est étendu au pinceau sur un support avant d’être mis à sécher. Après avoir été exposée à la lumière, cette plaque vernie est plongée dans un bain d’essence de lavande avant d’être rincée à l’eau. C’est dans la ferme familiale du Gras, à Saint-Loup-deVarennes, que Niépce va signer l’acte de naissance de la photograph­ie. Maîtrisant désormais la technique du « développem­ent » et ayant procédé à de nouvelles améliorati­ons, il place une chambre noire contenant une plaque sensibilis­ée face à la fenêtre ouverte de la chambre de son frère Claude, au premier étage de la maison. Le temps de pose ? Dans son « Niépce » (Belin), Jean-Louis Marignier a rme qu’il fut de deux jours. Mais le résultat est là ! En inclinant légèrement la plaque d’étain polie, on distingue les bâtiments de la ferme, un pigeonnier et, à l’arrière-plan, un poirier. L’inventeur écrit alors à Claude : « Tu peux dès aujourd’hui regarder comme une chose démontrée et incontesta­ble la réussite de l’applicatio­n de mes procédés aux points de vue. »

Cet incunable de la photograph­ie allait connaître un étrange destin. Présenté par Niépce à la Royal Society à Londres dès 1827, il fut exposé à deux reprises avant de disparaîtr­e après 1898. C’est seulement en 1952 qu’un historien de la photo, Helmut Gernsheim, la retrouva dans une malle à Londres. Il fit don de cette photograph­ie à l’université d’Austin (Texas). Aujourd’hui, celle-ci est présentée dans un caisson étanche rempli d’hélium, permettant à cette icône d’être préservée dans un milieu chimiqueme­nt inerte. Un peu comme « la Joconde », si l’on veut.

 ??  ?? Vue d’une fenêtre de la ferme familiale. Après deux jours de pose, un arbre, des bâtiments, le pigeonnier laisseront leur trace sur la plaque sensible.
Vue d’une fenêtre de la ferme familiale. Après deux jours de pose, un arbre, des bâtiments, le pigeonnier laisseront leur trace sur la plaque sensible.

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