Les Nobel en maillot de bain
SORBONNE PLAGE, PAR ÉDOUARD LAUNET, STOCK, 216 P., 18 EUROS.
En août 1930, le magazine « Vu » a envoyé deux reporters en Bretagne, du côté de Paimpol. Ils sont tombés sur Marie Curie, « pieds nus sur les rochers », et sur une tribu de cerveaux surdimensionnés qui avaient pris l’habitude de passer leurs vacances sur la presqu’île de l’Arcouest. Il y avait là Frédéric et Irène Joliot-Curie, qui décrocheront le Nobel de chimie en 1935 ; le ministre mathématicien Emile Borel et sa femme Marguerite, prix Femina 1913 ; Jean Perrin, ce prix Nobel de physique 1926 qui fera partie du gouvernement Blum et fondera le CNRS ; bien d’autres encore. « A Fort-la-Science, la plage des savants », titrera « Vu » en publiant trois pages illustrées de photos.
« L’intimité des savants, bon sujet coco », résume Edouard Launet, qui consacre un livre à cet étrange phalanstère estival. Les voyeurs peuvent cependant changer de plage. L’intimité, coco, n’est ici qu’un prétexte : pour dire la beauté de la Manche; et surtout pour retracer la glaçante genèse de la bombe atomique, laquelle n’aurait sans doute pas tué tant de civils japonais sans ces brillants normaliens qui, chaque été, se retrouvaient en marinière pour poser des casiers et « jouer aux papinettes » en se palpant, les yeux bandés, avec des cuillères de bois (« Il n’est pas interdit d’y voir une métaphore de la recherche scientifique », note Launet). Hiroshima sera à la fois la réussite et la cruelle défaite de ces grands esprits socialistes, pacifistes, antifascistes, qui avaient cru comme à l’âge des Lumières que la connaissance est faite pour améliorer le sort de l’humanité. « Sorbonne plage » ne réussit pas toujours à transformer sa formidable matière documentaire en récit romanesque, mais qu’importe. Grâce à sa plume d’éternel estivant, qui fait de la philo sur le sable en rêvant, Launet o re une terrible méditation sur la menace technophile et la manière dont « la civilisation mécanique » est « parvenue à son dernier degré de sauvagerie », comme disait Camus dans « Combat » dès le 8 août 1945. Ces jours-là, toute la presse, « le Monde » compris, applaudissait « une révolution scientifique ».