L'Obs

L’humoriste américain Louis C. K.

Célébré comme un génie aux Etats-Unis, l’humoriste Louis C. K. joue en France pour la première fois. Qui est-il ?

- DAVID CAVIGLIOLI

En avril, Louis C. K. a annoncé à la radio qu’il était ruiné. Il faisait la promotion de « Horace and Pete », un projet étrange : une sitcom sans rires, arythmique, tournée comme du théâtre filmé mais sans public, pas vraiment comique, et même plutôt amère. L’histoire d’un bar à Brooklyn, de la famille qui le possède, des piliers de son comptoir, pleine de monologues politiques ardents sur le temps qui passe, l’Amérique qui change, le racisme, l’économie. Dix épisodes déroutants, qui tiennent plus de « Mort d’un commis voyageur » que de « Seinfeld ». Cette série, Louis C. K. l’a financée lui-même, en s’endettant de « plusieurs millions de dollars », et il la diffuse sur son site internet, en télécharge­ment payant. Il fait tout : il écrit, dirige, monte, et envoie un e-mail à ses fans quand un épisode est fini. Mais le projet était trop ambitieux. Les achats ont été moins nombreux que prévu, et il n’a pas pu rembourser ses dettes. Il y a vingt ans, il était l’archétype du comique bedonnant et fauché. (« Mon solde bancaire est négatif. Si quelque chose est gratuit, je ne peux pas me l’offrir. ») Puis il a fait fortune. Il s’est mis à parler de la classe affaire dans ses sketchs sur les avions. (« Ça ne va pas durer, mais depuis un an, ma vie est bien meilleure que la vôtre. ») Le voilà à nouveau aux prises avec les problèmes d’argent. En réalité, il n’est pas vraiment ruiné. Il ne faut pas confondre être pauvre et être endetté.

Louis C. K. est un autoentrep­reneur du rire. Il y a quelques années, il s’est rendu compte que le fonctionne­ment des billetteri­es était absurde. « Normalemen­t, on demande à être payé d’avance, dit-il. On doit garantir au propriétai­re une salle pleine et un certain niveau de recettes. Donc les billets sont vendus cher, et on dépense beaucoup d’argent en promotion. Ce système n’arrange personne. Le public se ruine, et l’artiste ne gagne presque rien. » Depuis, il vend les places sur son site, à un tarif fixe, sans promo, débarrassé des intermédia­ires. Il produit ses captations vidéo, les distribue à 5 dollars le télécharge­ment. Dans le milieu, il est vu tantôt comme un casseur de prix tantôt comme un génie qui a trouvé la martingale contre le piratage. Depuis, ses concurrent­s l’imitent, sans toujours rencontrer le même succès. Louis C. K. est un artiste particulie­r, suffisamme­nt adoré pour faire payer l’internaute, cet animal notoiremen­t avare. Il a des fans même dans les pays où il n’a jamais mis les pieds. L’annonce de son premier passage à Paris (le 21 août, pour une soirée) a déclenché une joie hystérique chez les moins de 35 ans. Les presque 2 000 places de l’Olympia sont parties immédiatem­ent, et la jeune population parisienne est, depuis quelques semaines, divisée en deux catégories : ceux qui ont un billet, ceux qui cherchent à le leur racheter.

“PHILOSOPHE-ROI”

De même qu’il a bouleversé l’économie du rire, Louis C. K. a révolution­né le genre, et fait exploser les hiérarchie­s culturelle­s qui organisaie­nt la comédie. Depuis quinze ans, il est à la fois un comique qui fait des blagues de bites, un maître à penser politique, un cinéaste expériment­al, un auteur acclamé (notamment pour sa série « Louie »). Il y a chez lui du Desproges, du Bigard, du Woody Allen, du David Lynch (son cinéaste préféré, dit-il). La presse intello le compare à Gogol (son écrivain préféré, dit-il), et l’a bombardé « philosophe-roi ».

Avec sa calvitie, son ventre, sa corpulence ouvrière et son « absence de visage », il campe l’Américain moyen, et toute la richesse de son travail est de montrer que cet Américain moyen n’a justement rien de moyen. Le mâle blanc occidental est même l’être vivant le plus invraisemb­lable qui ait jamais existé. Un animal ultraprivi­légié mais sans cesse en train de se plaindre pour des broutilles, intolérant à la frustratio­n mais toujours frustré, pleins d’idéaux moraux qu’il est incapable d’atteindre, ivre de junk food et de porno, mauvais père de famille élevant des enfants qui sont eux-mêmes des « trous du cul », aux prises avec un désespoir schopenhau­érien quant à l’absurdité de notre présence dans l’univers, la tête farcie de pensées misogynes et racistes dont il a honte, mais dont il faut bien rire, puisqu’elles

sont là. Les spectacles de Louis C. K. font, année après année, la chronique de sa décadence physique, de son mariage raté, de sa mauvaise humeur, de sa sexualité en déroute. Dans ses monologues, l’échec intime et la faillite civilisati­onnelle se rejoignent. Politiquem­ent, il plaît à tout le monde. Son esprit porté sur la déconstruc­tion philosophi­que, ses raisonneme­nts racés et ses ruades antipatrio­tiques lui valent l’estime des bobos, mais un subtil fond de populisme ainsi que sa croisade contre le politiquem­ent correct en font aussi un chouchou de la province conservatr­ice. Raison pour laquelle, récemment, lorsqu’il a signé un texte vaguement hostile à Donald Trump, cette partie de son public s’est sentie trahie, et le lui a fait savoir.

Ce qu’on loue souvent chez lui, c’est sa sincérité. Ses spectacles donnent e ectivement le sentiment que quelqu’un, enfin, arrête de mentir. On oublie que cette vérité, comme tout ce qui se dit sur une scène, est factice. Dans une lettre à ses fans, il a tenu à rappeler que le rigolo est un moment du faux, un exercice qui repose sur des « raisonneme­nts patiemment fabriqués, circulaire­s, intentionn­ellement manipulate­urs », des « pièges langagiers », des « demi-vérités », de la « déconstruc­tion du rien ». Son costume de working class hero lui-même est un déguisemen­t. Son vrai nom est Louis Szekely. Né en 1967, il vient d’une famille un peu hongroise, un peu mexicaine, un peu juive, un peu catholique. Il a grandi à Mexico puis dans une banlieue cossue de Boston. Ses parents se sont rencontrés à Harvard. Son père est économiste, sa mère ingénieure. Une paralysie mentale qui l’empêchait d’écrire pendant ses examens lui a fermé les portes de l’université, mais son univers est celui de la grande bourgeoisi­e lettrée. Il est sans doute un des rares comiques américains à avoir lu Kundera, même s’il se garde bien de le montrer dans ses spectacles.

LE SANGLOT DE L’HOMME GLAND

Il a commencé le stand-up à Boston avant de migrer à New York, et il n’était pas très bon. Au début des années 1990, la scène comique américaine, réveillée trente ans plus tôt par Lenny Bruce, Woody Allen et bien d’autres, était exubérante. Mais l’essor de la télévision a rapidement vidé les clubs. Louis C. K. a traîné, pendant dix ans, dans des caves peuplées de rares poivrots. Il donnait dans la blague d’observatio­n à la Seinfeld (très « je sais pas si vous avez remarqué… »), la grossièret­é en plus. Il écrivait lentement, et tournait toujours un peu avec les mêmes textes. Il gagnait mal sa vie. Pour payer son loyer, il était scénariste dans des émissions humoristiq­ues.

Au début des années 2000, comprenant qu’il ne va nulle part, il change sa méthode. Il jette ses textes à la poubelle, et décide d’écrire un spectacle d’une heure entièremen­t nouveau par an, ce qui est énorme. La plupart des humoristes amassent annuelleme­nt une vingtaine de minutes. Pour une heure e cace à six ou sept rires par minute, le ratio chez les profession­nels, il faut en faire à peu près cinq fois plus, et tailler. (Louis C. K. passe depuis une moitié de l’année dans les petits clubs à vider son sac, et l’autre à tourner à travers le pays avec les blagues qui ont fait leurs preuves.) C’est aussi un moment où il vieillit, où son couple prend l’eau, avec deux petites filles au milieu. Son stand-up devient très discursif, et autofictif. « Au bout de dix ans, dit-il, tu deviens techniquem­ent bon. Tu peux te permettre de raconter plus de choses, d’aborder des thèmes plus risqués. » Entre l’éducation de ses enfants et la radioscopi­e de sa misère intime, il a peu à peu trouvé son grand thème : comment on devient un connard occidental médian. Louis C. K., ou le sanglot de l’homme gland.

De 2006 à aujourd’hui, il a produit neuf spectacles qui valent la plus fournie des oeuvres littéraire­s, et qui ont revitalisé le stand-up. A partir de 2010, preuve que sa fainéantis­e est une pure invention scénique, il a aussi trouvé le temps d’écrire, de réaliser et de monter les cinq saisons de « Louie », série di usée par la Fox, plutôt habituée aux shows lourdement formatés. Il a passé un accord : il demande très peu d’argent et une autonomie totale. Il est sans doute le seul réalisateu­r dispensé de donner ses scénarios à la chaîne avant de les tourner, et même de l’informer de ce qu’il tourne avant de remettre le produit fini. Série artisanale, très lynchienne, « Louie » montre le quotidien de Louis, entrecoupé de scènes de stand-up tournées au Comedy Cellar, le meilleur club de New York. Sombre, poétique, très texturée (Louis C. K. est un mordu de technique cinématogr­aphique), elle ne recherche pas le rire. On voit ce gros bonhomme triste et chauve errer dans une ville sans humour, puis monter sur scène le soir pour faire des blagues qui souvent n’ont pas grand-chose à voir avec sa journée, même si elles en ont l’air, laissant ouverte la question de savoir comment il est possible d’être drôle alors que la vie ne l’est pas. Louis C. K. à l’Olympia, le 21 août (en anglais, spectacle complet).

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Dans un restaurant de New York, en mars 2012.
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 ??  ?? Entre Woody Allen et Bigard, Louis C. K. met en scène ses échecs intimes et livre une vision caustique de l’Amérique.
Entre Woody Allen et Bigard, Louis C. K. met en scène ses échecs intimes et livre une vision caustique de l’Amérique.

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