L'Obs

Et Liszt inventa le récital

A Londres, le 9 juin 1840, Franz Liszt joua, sur un pianoforte, Beethoven et Schubert. L’événement fut baptisé “récital”

- PAR JACQUES DRILLON

Littré a peut-être connu la chose, mais ignore le mot « récital ». Mallarmé le cite en anglais, sans accent et entre guillemets (1872) ; et l’édition de 19321935 du Dictionnai­re de l’Académie, jamais pressée, l’ignore encore. C’est un pianiste et compositeu­r, Franz Liszt, qui inventa la chose et reprit le mot anglais, à Londres, en 1840. On pouvait lire, placardées sur les Hanover Square Rooms, ces a ches : « Mr. Liszt will give, at Two o’ clock on Tuesday morning, June 9, RECITALS on the PIANOFORTE on the following works : Scherzo and finale from Beethoven’s Pastorale Symphony, Serenade by Schubert, Ave Maria by Schubert, Hexameron, Neapolitan Tarentelle­s, Grand Galop chromatiqu­e. » La presse se demande aussitôt : « How can one recite on the piano? », ou qualifie l’entreprise de « curious exhibition ». On voit que la chose n’est guère habituelle. Liszt a essayé d’autres formulatio­ns : « monologue pianistiqu­e », « soliloque musical », sans succès. Et c’est un musicien anglais, Frederick Beale, auquel s’ouvre un Liszt désireux de nommer son entreprise, qui lui suggère celui de recital (déclamatio­n publique, et par coeur). Chaque pièce déclamée (ou chantée) était un recital. D’où le pluriel de l’a che.

Le concert payant existait. En 1725, Philidor, qui est plus resté dans l’Histoire comme joueur d’échecs que comme compositeu­r, avait fondé le Concert spirituel : une institutio­n qui permettait à tous, et non à un seul public d’invités, d’écouter de la musique pour ellemême, et non pas relativeme­nt à une pratique politique ou religieuse, et en payant sa place : un véritable tournant dans les pratiques sociales. Et l’on peut remonter plus loin, avec la famille Barberini, qui avait construit un Opéra de 3 000 places à Rome, et inventé l’opéra public et payant à Venise en 1637.

Mais Liszt est le premier à avoir eu l’idée de jouer par coeur tout un programme devant une salle d’anonymes payants, à garder en tête ce qu’on appelle aujourd’hui un « répertoire » (qui allait de Bach à Chopin), à placer son piano de telle sorte que le couvercle renvoie le son vers la salle, et tout cela en étant seul sur scène. « J’ai osé donner une série de concerts à moi tout seul, tranchant du Louis XIV, et disant cavalièrem­ent au public : le concert, c’est moi. » Parfois, il jouait sur deux pianos différents, parce qu’il en cassait fréquemmen­t les cordes, mais aussi pour qu’on pût admirer ses deux profils. Hugues Schmitt, dans un article consacré à cette performanc­e, rappelle que Liszt était une sorte d’orateur de la musique. Voilà pourquoi le mot recital lui allait : il était un tribun, un héros, un demi-dieu ; il cite les pages bien connues de Mme Boissier, la mère d’une élève du pianiste-compositeu­r : « Liszt dit une phrase musicale comme personne », il « déclame comme un grand acteur, cherchant avec ses doigts à atteindre l’expression juste », il « se sert de la musique comme d’un langage énergique, propre à tout ».

Jusqu’à lui, les « récitals » étaient donnés dans des salons (ou bien dans un bistrot, comme faisait Bach), devant un public choisi, qui ne payait pas toujours, et par de vulgaires domestique­s, nommés Mozart ou Haydn. (Seul Beethoven, à la force du poignet, s’était imposé comme un égal des aristocrat­es qui l’écoutaient. « Des princes, avait-il dit à l’un d’entre eux, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un seul Beethoven. »)

C’est que Liszt n’a pas seulement inventé le récital moderne, et avec lui le récitalist­e moderne, car son exemple fut suivi par des musiciens qui furent les premiers interprète­s profession­nels (Hans von Bülow, Carl Tausig, mais aussi des quatuors, des chefs d’orchestre) : il a inventé la célébrité. La vraie, celle qui pénètre dans toutes les couches sociales. On n’imagine pas les délires populaires qui l’accompagna­ient en tournée, les cortèges, les fêtes. On conservait ses fonds de cognac, ses mégots de cigare. Le critique Vladimir Stassov écrit : « Beaucoup perdaient la raison. Tous voulaient la perdre. » En inventant le récital, Liszt a inventé le show.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France