L'Obs

Les adieux ratés des vieux mariés

Armand et Liliane voulaient mourir ensemble. Lui a été sauvé in extremis. A la sortie de son coma, la justice l’attendait…

- MATHIEU DELAHOUSSE BRUNO COUTIER

J amais de procès, jamais d’audience, pas une ligne dans les journaux. Comme si l’affaire n’avait pas existé. Elle hante pourtant ceux qui l’ont approchée. A vrai dire, c’est en grande partie elle qui a donné à « l’Obs » l’idée de cette série sur les affaires qui empêchent de dormir. La voilà.

Elle surgit un matin de 2011 par le biais d’un appel paniqué au cabinet où Caroline Toby est avocate. « C’est une catastroph­e », entendelle dans le combiné. La pénaliste parisienne ne reconnaît pas la voix qui l’appelle à l’aide. C’est pourtant celle d’un « vieux monsieur » qu’elle a croisé dans son enfance, mais sans rien vraiment connaître de sa vie.

Armand – ce n’est pas son vrai prénom, mais il lui va si bien – a toujours eu une existence tranquille. Plutôt discret, délicat, travailleu­r, il a épousé Liliane – nous avons aussi changé ce prénom pour préserver leur anonymat – alors qu’il avait 26 ans, et elle, deux de plus. Tous deux occupaient un petit appartemen­t à Paris. Ils avaient monté un commerce de prêt-à-porter pour enfants. L’affaire se portait bien, sans plus. C’est elle qui tenait la boutique, lui l’accompagna­it fidèlement. Leurs deux fils avaient réussi, trouvé femme et emploi. Quand ils revenaient à Paris, ils passaient au magasin. Le commerce restait modeste, rongé par la concurrenc­e

des grandes enseignes, mais chacun s’y retrouvait. C’était une vie ordinaire.

Avant ce coup de fil, Caroline Toby avait dans son parcours profession­nel accompagné quelques hommes et femmes hors norme. En 2001, aux côtés de Francis Szpiner, elle était l’avocate de Michel Tabachnik, le chef d’orchestre suisse présenté, avant d’être relaxé, comme le « gourou » de la secte de l’Ordre du Temple solaire, dont seize membres s’étaient donné la mort. Plus tard, toujours avec son grand patron, elle a conseillé la famille d’Ilan Halimi, jeune homme enlevé et torturé à mort par le « gang des barbares ». Toujours en duo, elle a défendu le Dr Hazout, gynécologu­e condamné pour viols. Ou encore conseillé quelques grands noms des affaires, parmi lesquels Xavier Niel.

MOINS BELLE LA VIE

Rien à voir avec Armand et son existence bonhomme, sans vice apparent. Sa femme est tout pour lui. La vieillesse use le couple normalemen­t. On fait aller, jusqu’à ce que la maladie s’attaque à Liliane, lui interdisan­t bientôt de porter quoi que ce soit sauf à provoquer de terribles douleurs dans le dos, l’empêchant d’ouvrir le magasin chaque jour que compte la semaine. Les recettes sombrent aussi vite que le moral. Mais Armand est toujours là, parfois pour cacher quelques dettes ou dissimuler un retard de paiement du loyer. Il est là, surtout, pour tous les soirs appliquer un patch de morphine sur le dos de son épouse. La vie devient moins belle qu’avant. Le couple désormais attend que la mort fasse son oeuvre…

Est-ce lui ou elle qui a eu l’idée? Un soir de juillet 2011, Armand expédie par la poste une brève missive à celui de leurs fils qui vit en région parisienne. Ce sont des adieux. En toutes lettres, il annonce leur volonté commune de « partir ensemble ». Mes chers enfants, nous partons, auraient pu fredonner les vieux amants. A la place de l’unique patch quotidien, Armand en place trois, encore plus dosés, sur le dos de Liliane. Il s’allonge ensuite à ses côtés et extrait des boîtes de médicament­s de sa femme les doses qu’il se destine.

Ce soir-là, le téléphone sonne dans le petit appartemen­t. C’est leur fils qui veut prendre des nouvelles, prévenir qu’il sera à Paris le lendemain, samedi, et qu’il pourrait peut-être passer chez eux puisque, désormais, la boutique n’est plus un point de rendez-vous. Le fils n’a pas de réponse mais ne s’inquiète pas tout de suite. Peut-être dorment-ils. Le lendemain matin, le téléphone reste toujours muet. Un accident? Une chute ? Un problème ? Le fiston alerte les secours.

Les pompiers ne fracturent pas la porte, verrouillé­e de l’intérieur. Ils entrent par une fenêtre et trouvent, selon leur rapport d’interventi­on, deux personnes âgées allongées. La dame, 73 ans est décédée. Le monsieur, 71 ans, en situation d’urgence absolue, est plongé dans le coma, mais encore vivant. La police est appelée sur-le-champ. Liliane est transporté­e avec la lenteur réservée à ceux pour qui il n’y a plus rien à faire. Armand est envoyé sans délai vers un hôpital du

“Les policiers se sont transporté­s au service de réanimatio­n pour l’entendre.”

14e arrondisse­ment, où les médecins font tout ce qu’ils peuvent pour le ramener à la vie.

Aujourd’hui encore, en racontant l’histoire, l’avocate Caroline Toby reste sidérée. Elle n’arrive toujours pas à faire le tri entre l’image du petit couple tranquille qu’elle connaissai­t et le dénouement criminel qui leur est tombé dessus. « La police a observé les choses, a vu que madame avait les patchs dans le dos et s’est dit qu’elle n’avait pas pu se les mettre toute seule », assure-t-elle, encore interloqué­e par des constatati­ons si évidentes.

Il faut croire qu’on n’échappe pas à la police aussi facilement qu’on échappe à la mort. Le lundi, lorsque Armand sort du coma, la justice est à son chevet. « Les policiers se sont transporté­s au service de réanimatio­n pour l’entendre », est-il noté dans le mémoire judiciaire versé au dossier. Le lundi toujours, après avoir fait relâche durant le week-end, la lettre d’Armand, expédiée le vendredi, parvient à son fils vivant en région parisienne pour lui annoncer l’intention de ses parents de « partir ensemble ».

Cachet de la poste faisant foi, la volonté d’un dernier voyage à deux est donc confirmée. Mais, face à Armand, la tonalité judiciaire n’est pas aux sentiments. Elle est à la procédure. Deux ans plus tard, une affaire similaire, celle de Bernard et Georgette, surnommés « les vieux amants du Lutetia », 86 ans tous les deux, bouleverse­ra la France et fera bouger le curseur de la justice. Pas cette fois-là. Pas encore. Armand, l’époux effacé qui avait laissé sa femme passer la première sur la passerelle de leur dernière croisière, est poursuivi pour meurtre avec préméditat­ion. Non pour non-assistance à personne en danger ou autre infraction, mais pour assassinat. L’horizon pour l’accusé : la cour d’assises, la réclusion criminelle à perpétuité. Un cauchemar.

Le 13 juillet, alors que le service de réanimatio­n de l’hôpital le garde encore à l’oeil et qu’aucune plainte n’a été déposée, l’action publique se met en branle, inéluctabl­e comme la pendule d’argent de la chanson de Jacques Brel. Un procureur requiert la mise en examen d’Armand pour assassinat. Le magistrat sollicite aussi la saisine du juge de la liberté et de la détention en vue de son placement en détention provisoire, afin, écrit-il, de « faire cesser le trouble exceptionn­el à l’ordre public, s’agissant de donner la mort à son épouse ». La justice entame sa marche funèbre.

Caroline Toby s’essuie les yeux en soufflant que « émotionnel­lement, voir sur un lit d’hôpital un homme que l’on a connu lorsqu’on était enfant est terrible ». Elle se souvient d’avoir espéré qu’un éclair de lucidité empêche l’audition d’Armand après son transfert en ambulance de son service de réanimatio­n vers l’hôpital européen Georges-Pompidou. Mais non. La dernière semaine d’août, un juge d’instructio­n, sa greffière et l’avocate se rendent sur place. Mise en examen immédiate. Sèche. Pour assassinat. Le vieil homme est placé sous contrôle judiciaire avec interdicti­on de quitter la France. Il échappe tout de même à la détention provisoire. Quelques semaines plus tard, puisqu’il va mieux, les médecins décident de le « libérer ».

C’est l’été. Arrive la période où les magistrats règlent leurs dossiers avant les vacances. L’enquête a été sérieuse. La police judiciaire a mené des vérificati­ons. Le mis en examen a confirmé qu’il avait « volontaire­ment et avec préméditat­ion » posé les doses mortelles sur sa femme. Il a juste expliqué qu’il avait appliqué les patchs dans le dos pour respecter les recommanda­tions des prescripti­ons habituelle­s.

Rien ni personne n’a pu prouver que Liliane avait expresséme­nt demandé que la dose soit mortelle. Le juge a signé ce qu’on appelle un « avis de fin d’informatio­n ». Le dossier a été transmis au procureur pour « règlement ». La procédure judiciaire a poursuivi son bonhomme de chemin.

Le 6 août, Armand est allé voir son avocate à son cabinet. Caroline Toby se souvient presque mot pour mot de leur échange. « Depuis le départ, il me répétait : “Je n’irai pas aux assises.” Cette fois-là, il m’a interrogée à nouveau : “Aurai-je un non-lieu ?” La réalité m’a obligée à lui répondre : “Non, tu iras aux assises.” » Le vieil homme est reparti, a demandé à la justice l’autorisati­on d’aller voir durant l’été son fils qui vivait à l’étranger, puis est revenu à Paris.

Il a fallu moins d’un mois pour que le fils vivant en France reçoive une nouvelle lettre. Le courrier ressemble tellement à celui reçu précédemme­nt qu’il comprend tout de suite. « Il m’insupporte au plus haut point, le regard accusateur de la justice m’accusant d’assassinat », a écrit Armand fiévreusem­ent. Dans la nuit du 5 au 6 septembre, il se donne la mort dans un hôtel, par ingestion massive de médicament­s. Il est allé plus vite que les délais de procédure. Les magistrats n’ont pas eu le temps de signer le réquisitoi­re ou l’ordonnance de mise en accusation devant la cour d’assises.

“CHRONIQUE D’UN SUICIDE ANNONCÉ”

L’avocate Caroline Toby tente de mettre de la distance. « C’était la chronique d’un suicide annoncé », lâche-t-elle devant son thé, une fois son récit achevé. En réalité, elle a passé des semaines à ressasser les épisodes de l’affaire. « Ai-je bien fait mon travail ? La certitude d’un procès aux assises était-elle si fondée? Peut-être aurions-nous pu faire appel devant la chambre de l’instructio­n et nous faire entendre… Devant des jurés, nous aurions pu, oui. Mais lui ne le voulait pas. Finalement, j’ai vécu tout cela comme un échec. La justice doit apporter des réponses. Ici, elle n’en a amené à personne. » Durant des semaines, au-delà des questions de stratégie judiciaire, elle tourne et retourne les mille détails qui peuvent miner des existences. Et si le fils n’avait pas appelé les pompiers ? Et si la lettre était arrivée plus tôt ? Et si Liliane avait écrit un mot et pas seulement son mari? Et s’ils avaient signé à deux? Et s’ils avaient « réussi »?

Au pénal, l’action publique s’est éteinte avec la mort d’Armand. Ni procès ni recours. Juste des archives. Pour la forme, les enfants ont exigé que la seconde lettre d’adieux de leur père soit la dernière pièce du dossier. L’avocate a repris ses affaires. Elle n’a jamais su si les autres acteurs de cette pathétique non-affaire voyaient dans leurs cauchemars la même image : celle d’un juge penché sur le lit d’hôpital d’un homme déjà à moitié mort.

La justice doit apporter des réponses. Ici, elle n’en a amené à personne.

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L’hôpital européen Georges-Pompidou, où le juge est venu prononcer la mise en examen.
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