L'Obs

La guerre des sex

En octobre 1977, les Sex Pistols sortent leur premier et unique album. En janvier 1978, le groupe punk s’autodétrui­t, pourri par la médiatisat­ion, les bagarres et la drogue. Le ver était dans le fruit dès le début

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Le concert était presque parfait. Johnny Rotten avait ouvert les hostilités en lâchant « Welcome to London » aux 5 000 Californie­ns réunis au Winterland de San Francisco. On lui avait répondu avec des « Fuck you » et des projectile­s. Un « cocksucker » avait fusé entre deux larsens. Un coup de Sid Vicious ? Torse nu, sans dieu ni rythme, celui-là avait martyrisé sa basse et cogné un spectateur qui n’avait qu’à pas l’agacer. Pendant ce temps, Paul Cook, à la batterie, tenait la baraque. Steve Jones aussi, même s’il avait dû lâcher sa guitare pour renvoyer un gobelet dans la foule. Et Rotten, clown blafard cramponné à son micro, hurlait comme un dément : « Be a man ! Kill yourself. » La routine, quoi.

Mais justement, la routine, ce 14 janvier 1978, le prophète du « No Future » en a sa claque. Tout à l’heure, il a rugi : « Trop de problèmes/Oh pourquoi suis-je ici? J’ai besoin d’être moi […]/Le problème, c’est vous. » Pour le rappel, ce gentleman prévient qu’il n’y en aura qu’un parce qu’il est un « lazy bastard ». Le titre n’est même pas de lui. Il l’a pris dans le premier album des Stooges (1969), l’Ancien Testament du punk rock. C’est « No Fun », hymne grinçant d’Iggy Pop que Rotten répète en boucle, lancinant jusqu’à la nausée. Il le braille une dernière fois : « No fun/This is no fun at all/

No fun », puis s’arrête, accroupi, vidé, usé comme un capitaine qui contemple l’étendue des dégâts après une bataille trop sanglante. Spectateur de son désastre, il a pourtant une ultime cartouche à tirer : « Ah ah ah. Vous avez déjà eu l’impression de vous faire avoir ? Bonne nuit. » La fête est finie. Le suicide en direct des Sex Pistols aussi.

Les jours suivants, Cook et Jones partent sans prévenir se dorer la pilule au Brésil. Vicious disparaît avec son instrument préféré (la seringue). Rotten se retrouve seul, à pas encore 22 ans et 8 626 kilomètres de chez lui. « J’étais conscient que je n’avais plus rien à faire dans ce groupe, ni avec aucun de ses membres, racontera son autobiogra­phie (1). J’étais soulagé, mais j’avais un problème : “Où est mon billet de retour ? Et mon fric ? Et ma note d’hôtel, qui va la payer ? C’est quoi, cette galère ?” Quand j’ai téléphoné chez Virgin, on m’a répondu : “Monsieur, on nous dit que Johnny Rotten est rentré en Angleterre, on ne sait pas qui vous êtes.” » Un photograph­e lui ayant o ert un billet pour New York, c’est lui qui y annonce la mort des Pistols. Bientôt, il les attaquera en justice. Malcolm McLaren, leur étrange manager, aura fini de son côté par lâcher un communiqué, ourlé dans la prose situationn­iste qu’il a ectionne : « Le management en a assez de s’occuper d’un groupe de rock’n’roll à succès. Le groupe en a assez d’être un groupe de rock’n’roll à succès. Mettre le feu pendant les concerts et foutre en l’air les compagnies de disques est plus créatif que de réussir. »

“Le résultat d’un profond rejet de Dieu”

McLaren, qu’on soupçonne d’avoir tout sabordé parce qu’il ne contrôlait plus rien, a posé le doigt sur quelque chose. Les Pistols ont mis « le monde à l’envers », comme dit l’indispensa­ble Francis Dordor (2), qui a eu le privilège de les entendre hurler « God save the queen/The fascist regim » en juin 1977, pour le jubilé de la reine, sur un bateau face à Buckingham Palace, juste avant que la police monte à l’abordage sous un tir de canettes de bière, coupe le jus et embarque une dizaine de personnes. L’universell­e notoriété du groupe est inversemen­t proportion­nelle à leur oeuvre. Car qu’ont-ils fait pour lacérer en deux l’histoire du rock, ces « bou ons changés en princes », ces « morveux devant lesquels de puissants groupes de l’industrie du disque se prosternai­ent » ? Pas grand-chose : quelques singles, deux-trois tournées foireuses et un seul album, « Never Mind the Bollocks, Here’s the Sex Pistols », sorti trois mois avant l’implosion. On est loin du bilan de Hendrix, ou même de Nirvana, qui n’auront pas fait de vieux os non plus. Pourtant, c’est la révolution. « Hier, je pensais que j’étais une merde. Et puis j’ai vu les Pistols et je suis devenu un roi », a rme Joe Strummer, qui fonde The Clash le lendemain.

Leur coup de génie, c’est d’avoir su se faire haïr par tout un pays. Ils n’ont pas traîné. Le 6 novembre 1975, dans une école d’art de Londres, Cook voit « une grosse paluche débrancher la sono » de leur premier concert. Bien sûr, ils se consolent pendant le caniculair­e été 1976, lorsque des filles vêtues de sacs-poubelle roses et verts rappliquen­t pour les écouter au 100 Club. Ou quand ils vont distraire des assassins à la prison de haute sécurité de Chelmsford. Mais, fin 1976, leur premier 45-tours vient à peine de sortir qu’« Anarchy in the U. K. » est déjà censuré à la BBC parce que Jones a traité l’animateur de « vieil enculé ». (Un type qui a démoli son poste de rage se justifie dans le « Daily Mirror » : « Je jure comme tout le monde, mais je ne tiens nullement à ce que ce genre de saletés entre chez moi à l’heure du thé. ») Dans les usines, les ouvrières refusent d’empaqueter le disque de peur de se salir les doigts et l’âme. La presse, qui adore les détester, se déchaîne alors contre ces hooligans qui vomissent dans les aéroports, frappent les journalist­es, insultent leur public, déclenchen­t partout des bastons géantes. Ce n’est pas toujours vrai, mais il n’y a pas de fumée sans feu. Et puis il faut bien vendre du papier.

Bientôt, l’a aire est métaphysiq­ue. Quand les Pistols tournent avec les Clash et les Damned, des paroissien­s accueillen­t l’Antéchrist avec des cantiques et des tracts expliquant que « l’ascension d’une telle malédictio­n est le résultat d’un profond rejet de Dieu en ce pays ». God save the kids? Presque tous les concerts sont annulés. Le groupe se fait jeter d’EMI, « en raison de la publicité hostile qui lui a été faite », puis d’A&M (le 10 mars 1977, dans la limousine qui les emmène signer leur contrat, ils fêtent l’événement en se battant comme des chi onniers ; Rotten se rappelle vaguement avoir ensuite « gerbé sur une plante en pot » dans les bureaux pendant que

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 ??  ?? En concert à San Francisco en janvier 1978. Leur dernière tournée américaine fut « un cauchemar », selon Johnny Rotten.
En concert à San Francisco en janvier 1978. Leur dernière tournée américaine fut « un cauchemar », selon Johnny Rotten.

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