L'Obs

PAR JÉRÔME GARCIN

- J. G.

Tout compte fait, en un siècle, le progrès n’a guère progressé. Du moins sur la ligne ferroviair­e Paris-Deauville. En 1920, il fallait trois heures pour atteindre, depuis la gare Saint-Lazare, la station normande ; il en faut deux aujourd’hui. Reconnaiss­ez que, au regard des révolution­s technologi­ques, le gain est dérisoire. Pour le reste, les choses ont-elles vraiment changé ? On en jugera à la lecture de « Deauville » (10 euros), une curiosité que les éditions La Thébaïde exhument pour l’été. Fils raté du poète et académicie­n Henri de Régnier (d’aucuns prétendent qu’il serait plutôt né des amours clandestin­es de sa mère avec Pierre Louÿs), dessinateu­r, chroniqueu­r mondain, pilier de bar et auteur d’une bien nommée « Vie de Patachon », Pierre de Régnier (1898-1943) se dépensa entre Cannes, Megève et Deauville. De cette dernière, « une ville d’eaux où on ne boit que du champagne », il connaissai­t si bien les rituels saisonnier­s, les planches où se montrer, le casino où se ruiner, le Normandy où dormir (sans payer sa note), qu’il décida, en 1927, d’en publier, pour ses pairs, le mode d’emploi. Il conseille soit de s’y rendre en Express-Pullman, soit d’emprunter, avec sa Rolls ou son Hispano, la « route autodrome », sans s’inquiéter de devoir traverser « un désert de couleur verte appelé Normandie, dans lequel personne n’ose s’aventurer, de peur d’y rencontrer des plésiosaur­es ». Sur place, il préconise le tir au pigeon, le caviar du Ciro’s, l’orchestre des Ambassadeu­rs et de boire, le soir, face à la mer, « jusqu’à ce que le soleil soit entré dans l’eau ». On va essayer.

Vicious « fracassait une cuvette de W-C » ; le contrat sera déchiré au bout d’une semaine). Et quand il contourne les interdicti­ons sous des noms comme Tax Exile, Acne Rabble ou les S.P.O.T.S., ça n’abuse personne. L’énergique bouillie électrique qui sort de leurs amplis a « le son de la ville quand elle s’écroule » (Greil Marcus). Leurs paroles puissantes, surtout, ajoutent à l’obscénité le crime de lèse-majesté en a rmant que la reine « n’a rien d’un être humain ». Sont-ils vraiment les seuls à le penser ? La curiosité pour les monstres est-elle plus forte que la morale? Leur humour dadaïste est-il contagieux? En juin 1977, « God Save the Queen » est numéro deux au hit-parade.

“On s’était instantané­ment déplu”

Le poète de la bande, c’est John Lydon, alias Johnny Rotten. Avec les dents pourries qui lui valent son surnom, il a une tête d’ennemi public idéal. A la sortie d’un pub, on l’attaque à la machette en beuglant : « On aime notre reine, salaud ! » Des flics le font condamner pour détention d’amphétamin­es. C’est l’époque où on compare les punks à « des rats qui quittent les égouts au moment des épidémies » et où on se demande si leur apparition ne « menace pas le style de vie traditionn­el anglais davantage que le communisme ou l’inflation », au risque de confondre les causes et les symptômes dans un royaume sinistré. Rotten saura résumer un CV bien crasseux : « Je viens du caniveau. Je suis né et j’ai grandi dans un quartier minable du nord de Londres, qui ressemble plus ou moins à ce qu’on imagine de la Russie d’aujourd’hui. »

En août 1975, ce supporter d’Arsenal zonait au SEX, la boutique de fringues déchiqueté­es et de tenues sado-maso de McLaren et Vivienne Westwood. Il avait un tee-shirt a rmant « Je hais Pink Floyd », et des cheveux verts qui lui avaient valu de se faire traiter de « chou de Bruxelles » (et jeter de chez lui) par son père. Il était donc digne d’être présenté aux autres musiciens. Steve Jones : « On s’est vus, et il nous a daubés, alors on l’a daubé en retour. On pensait que c’était un crâneur. Il était méprisant. Ce mec gueulait tout le temps et après tout le monde, et là il gueulait en essayant de nous faire prendre ça pour du chant. C’était trop cool ! Je pensais que ce type était complèteme­nt hystérique, et lui nous prenait certaineme­nt pour une bande de crétins. » Paul Cook : « On pensait qu’il avait ce qu’on voulait. Il était un peu dérangé et avait l’éto e d’un meneur. » Glen Matlock : « Steve et Paul le considérai­ent comme une sorte de bou on. Il était tout le temps en train de les faire chier, et eux le lui rendaient bien. Pour eux, c’était une marionnett­e. Je partageais cet avis. Pour moi, il était ouf. » Rotten : « Les Pistols, c’était la réunion improbable d’individus qui s’étaient instantané­ment déplu, qui se méfiaient beaucoup les uns des autres, mais qui avaient réussi sans trop qu’on sache comment. »

En gros, le quartet fonctionne comme un moteur à explosion en surrégime. Ses membres quittent provisoire­ment le groupe à tour de rôle. Et personne ne sait à quoi joue McLaren, qui compte le pognon touché lors des ruptures de contrat, derrière une porte blindée. Entre Rotten et le bassiste Matlock, surtout, les embrouille­s s’accumulent. Au 100 Club, ils sont à ça de se battre, devant une cinquantai­ne de personnes. C’est simple. Matlock, qui déteste les textes anarchiste­s de son compère, le considère comme un « psychopath­e ». L’autre évoque « un problème de classe » : « Sa mère m’appelait souvent, en me disant de cesser de pervertir son cher ange. Mon Dieu, c’était vraiment petitbourg­eois. Tout ce qu’on faisait, il trouvait à redire. » Résultat, Matlock s’en va pour de bon début 1977. « C’était le plus amical du groupe et celui qui, à mon avis, les faisait tenir ensemble », dira le batteur des Ramones. A partir de là, les Pistols ne composeron­t plus rien.

“Tous les cow-boys sont des pédés ! ”

Pour ce job-là, mieux valait ne pas trop compter sur le remplaçant. C’est John Simon Ritchie, alias Sid Vicious, que Rotten a connu en maison de redresseme­nt. Il n’a jamais touché une basse (pour enregistre­r l’album, il faudra rappeler discrèteme­nt Matlock). Mais plus punk que lui, il n’y a pas : ce coquet porte des caleçons à croix gammée et met sa tête dans un four pour avoir les cheveux raides comme Bowie, son idole. C’est un toxico à qui sa mère, junkie aussi, o re de l’héroïne pour son anniversai­re. Forcément, il a cramé quelques neurones. Dans les interviews, il saisit une question sur deux. A part faire l’apologie de la défonce et inventer le pogo en bondissant n’importe comment, pas grand-chose ne l’intéresse. La bagarre, peutêtre? Le journalist­e Nick Kent dit que Vicious l’a tabassé à coups de chaîne de vélo. Au Randy’s Rodeo de San Antonio, il assomme un cow-boy d’un coup de basse. Et à Dallas, il passe le concert à gueuler : « Tous les cow-boys sont des pédés ! », avant de pisser le sang vingt minutes parce qu’une fille lui a collé un pain sur le nez. Pauvre garçon, qui finira à 21 ans d’une overdose à Greenwich Village, le 2 février 1979, quelques mois après avoir poignardé sa copine Nancy Spungen au Chelsea Hotel.

En attendant cette issue tragique, le cirque de Sid amuse peu ses camarades, qui reprochent à Rotten l’arrivée de ce « connard ». Les deux ultimes concerts en Angleterre, où « le groupe le plus destroy de la planète » joue généreusem­ent pour des pompiers en grève et leurs enfants, leur font réaliser qu’ils « ont fini par se prendre un peu trop au sérieux ». Mais Rotten vit la première et dernière tournée américaine des Pistols, dans « une espèce d’autobus scolaire », comme un cauchemar. Vicious, ce brave type qui n’était rien, rêve de lui voler la vedette. Il prend des cours de chant en douce. Se pavane à l’avant de la scène. Se fait dévaliser par une drag-queen noire. Cook est furax. Jones aussi. « Son point de vue sur Sid, dira tristement Rotten, c’est qu’il devait dégager. De mon côté, je ne pensais pas du tout que ça résoudrait le problème. Steve et Paul ont continué la tournée en avion et logé dans un autre hôtel. C’était ridicule : en plein milieu d’une tournée, je passais des journées entières sans pouvoir communique­r avec deux autres membres du groupe parce que Malcolm les tenait à bonne distance de moi. » « Malcolm » qui, après avoir voulu réaliser un film sur les Pistols avec Russ Meyer, le pape du porno soft, médite de faire produire leur deuxième album par le serial-killer Charles Manson, depuis sa prison… A San Francisco, Rotten est mûr. « Je pensais : “Ça y est, c’est fini pour moi. Je n’ai plus rien à en tirer.” » Plus tard, il y aura de brèves reformatio­ns, mais l’âge d’or du punk est passé. En mai 1979, Margaret Thatcher devient Premier ministre de Sa Majesté. No fun. (1) « La rage est mon énergie », par John Lydon, alias Johnny Rotten, traduit par Marie-Mathilde Burdeau et Marc Saint-Upéry, Seuil, Points. (2) « Les Sex Pistols. L’histoire intérieure », par Fred et Judy Vermorel, préface et traduction par Francis Dordor, Le Mot et le Reste.

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