L'Obs

LA TOUTE PREMIÈRE FOIS (6/6)

Les Picasso de la grotte Chauvet

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Ce jour-là, il ne faisait pas chaud, puisque l’Ardèche était encore peuplée de loups, de bisons et de rhinocéros laineux. Un homme a admiré le pont de roche qui enjambait la rivière. Il a regardé une dernière fois le soleil en plissant les yeux. Puis, une torche de pin sylvestre à la main, il s’est enfoncé dans les ténèbres. Il y était déjà venu. Il n’a donc pas été e rayé, dans cette grotte profonde de 400 mètres, de piétiner des vertèbres et des crânes d’ours. Mais tout de même, pas froid aux yeux, l’homme : déranger un plantigrad­e de 3 mètres encore en chair et en muscles, ça peut mal se terminer.

On ne sait pas qui est l’homme, ni qui l’accompagne. C’est peut-être une femme, d’ailleurs, cet homme. Toujours est-il qu’il ne fait pas qu’imprimer sa paume, à l’ocre rouge, dans les zones les plus accessible­s. Sur une paroi du fond, sa main trace quelque chose, avec un fusain sec de charbon préparé exactement dans ce but-là. Le motif n’est pas une étoile, ou un nuage, ou un arbre, comme en gribouille­nt les enfants et comme on en vénère dans toutes sortes de civilisati­ons. C’est un animal, avec un dos, une tête, des membres. D’autres suivent, qui exploitent le relief rocheux pour prendre du volume : des rhinocéros, des mammouths, le profil d’un ours, incroyable­ment bien proportion­nés ; des rennes, avec des ramures impeccable­ment mises en perspectiv­e. Les maîtres de la Renaissanc­e, à côté, ont l’air de collégiens. La préhistoir­e de l’art figuratif est en avance sur son histoire.

Quels profs ont eus les Picasso de Chauvet, il y a 36 000 ans, pour avoir un tel coup de fusain ? Ils ont dû s’entraîner longtemps, dehors (sur des arbres ou des parois exposées aux intempérie­s, qui ont tout e acé). Même si l’on tient compte des blocs d’ocre gravés il y a 75000 ans en Afrique du Sud, d’un disque rouge en Espagne (qui aurait 40000 ans), ou même d’un sympathiqu­e cerf cochon tracé en Indonésie (même âge selon certains spécialist­es), les premiers dessins connus ne sont jamais les premiers dessins. « L’art de Chauvet n’a pu être créé du néant », comme dit l’archéologu­e Valérie Feruglio qui a observé à la loupe, dans ces « dessins premiers », un « classicism­e détonnant de l’iconograph­ie la plus connue de la grotte ». Pour elle, les avant-gardistes ardéchois de l’aurignacie­n ont fait des émules. Des gri ures d’ours ont zébré leurs oeuvres en quelques saisons. Puis d’autres artistes ont raclé la roche, profité d’une modificati­on de son état qui la rendait plastique sur quelques centimètre­s, développé d’autres techniques : la gravure au doigt; l’usage de jaunes naturels et de pigments ocre; l’estompe, qui lie du charbon en poudre au calcaire pour « indiquer les modelés, des variations du pelage ou des ombres ». Ils ont, aussi, enrichi le bestiaire paléolithi­que dans un style plus « expression­niste » avec des chevaux (extraordin­aires), quelques aurochs, des mégacéros, des pachyderme­s.

Pourquoi s’être compliqué la vie en planquant ainsi ces chefs-d’oeuvre? Si c’était pour communique­r à des semblables l’émerveille­ment éprouvé devant les rois des animaux, c’est réussi. Un éboulement a fermé Chauvet il y a 20000 ans. Il a protégé sa faune sans la figer. Elle galope toujours sur les parois, hennit, sourit mystérieus­ement, trahit des sentiments mélancoliq­ues. Il su t de contempler cette « parade sauvage » (1) à la lueur d’une flamme pour avoir a aire, plus de 30000 ans avant Walt Disney, aux premiers dessins animés. Ici, deux rhinocéros s’entrechoqu­ent. Et là, des lions se frottent lascivemen­t. L’un est un mâle : il a des couilles. Ces artistes savaient leur anatomie. Ils ont fait école : 20 000 ans plus tard, on imitait toujours leur naturalism­e stupéfiant (à Rou gnac, près de Lascaux, un mammouth laineux est doté d’un clapet anal). Le dessin est le propre de l’homme, nous disent-ils. Pourtant, un triangle pubien mis à part, aucune forme humaine n’orne Chauvet. Le selfie viendra plus tard, quand on s’embourgeoi­sera en domestiqua­nt la nature. Les chasseurs-cueilleurs savaient encore que nous ne sommes pas le centre de l’univers. (1) Voir « Parade sauvage », par Jean-Jacques Salgon, Verdier.

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