L'Obs

“IL RÉCONCILIE ARISTOTE ET LA TORAH”

Au croisement de deux cultures, le penseur juif, contempora­in d’Averroès, illumine un Moyen Age hâtivement perçu comme un océan d’obscurité. Le philosophe Pierre Bouretz nous explique la pensée étonnante de celui qui fut surnommé le « deuxième Moïse »

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE LEMONNIER ILLUSTRATI­ONS : DELPHINE LEBOURGEOI­S

Longtemps, on lui dénia le titre de philosophe. Pourtant le rabbin, juriste et médecin Moïse Maïmonide (1135-1204) a également produit une pensée philosophi­que singulière. Son ambition était de réconcilie­r Loi révélée et Raison. A une époque où la religion voit une ennemie dans la philosophi­e, il est le premier au sein de son univers à prouver qu’il n’y a nulle contradict­ion entre les deux enseigneme­nts, à maîtriser l’aristotéli­sme et à accomplir le projet d’une « philosophi­e populaire ». Chassé à 13 ans de sa Cordoue natale par l’intransige­ant pouvoir almohade, c’est à la fin de sa vie, en Egypte, qu’il écrit sa grande oeuvre, un livre immense et mystérieux : « le Guide des perplexes ». Pierre Bouretz, qui l’a lu, relu et fréquenté assidûment durant sept années, nous livre ses clés de compréhens­ion et rend à ce grand intellectu­el juif du Moyen Age sa légitime position. Pourquoi Maïmonide, comme d’ailleurs les penseurs musulmans du Moyen Age Averroès ou Fârâbî, occupet-il une place si réduite dans l’histoire de la philosophi­e ? Les Lumières se sont bâties sur l’idée qu’elles opéraient une rupture radicale avec le passé. Dans une certaine mythologie que fabrique le siècle, le Moyen Age ne peut plus être autre chose qu’un âge précisémen­t moyen, un temps intermédia­ire entre l’âge d’or de la philosophi­e grecque et l’âge moderne, considéré comme celui de la Raison. La rupture commence déjà avec Spinoza, qui se nourrit de Maïmonide en le combattant, et Kant en pose le principe : il s’agit de réaliser le passage de l’état de minorité de l’homme à son état de majorité, autrement dit de passer de la loi religieuse à la loi civile. Quand Hegel raconte l’histoire de la philosophi­e comme une marche de l’Esprit sur le monde, il balaie un Moyen Age de presque un millénaire en seulement quelques cours. Il est en quelque sorte la conscience de soi de la philosophi­e occidental­e moderne, pour qui les Lumières sont la modernité, et le Moyen Age des Ténèbres. Vous-même, qui êtes spécialist­e de philosophe­s contempora­ins allemands, comment en êtes-vous venu à vouloir réhabilite­r ce penseur juif médiéval ? Par Leo Strauss, à qui j’avais consacré une des neuf monographi­es de mon livre « Témoins du futur » sur des philosophe­s à la fois juifs et allemands de la fin du e et du e. Je m’étais plus particuliè­rement intéressé au Leo Strauss des années 1930 et 1940, qui vivait encore à Berlin avant son exil américain et se préoccupai­t tout particuliè­rement du Moyen Age philosophi­que. Dans la seconde moitié du e siècle, au moment de l’invention de la philologie en Allemagne, les textes de Maïmonide, Averroès et Fârâbî avaient été pour l’essentiel exhumés. Mais c’est Strauss qui, le premier, leur a fait une place dans l’histoire de la philosophi­e, comme caractéris­tiques de « Lumières » non modernes. Il avait parfaiteme­nt identifié le Moyen Age comme le moment où arrive au jour le conflit entre la Raison et la Loi – je préfère dire « Loi » plutôt que « religion », le terme de « Loi » opposé à celui de « Raison » exprimant bien le conflit entre deux sources de vérité. Quand, en 1935, il écrit son livre « la Philosophi­e et la Loi », il restitue son objet spécifique à la philosophi­e juive et arabe médiévale. Puisque ce conflit entre Loi révélée et philosophi­e n’existait pas chez les Grecs et qu’il est supposémen­t résolu par les Modernes, censés avoir fait triompher la Raison. Maïmonide lui-même caractéris­e parfaiteme­nt l’émergence de ce débat propre au Moyen Age, ne serait-ce que par le titre de sa grande oeuvre philosophi­que, « le Guide des perplexes », qu’il termine quelques années avant sa mort. Qui sont ces « perplexes » ? Ce ne sont en tout cas pas des « égarés » que

Maïmonide voudrait faire rentrer dans le droit chemin, contrairem­ent à ce que pourrait laisser entendre la traduction du livre en français – « le Guide des égarés ». La catégorie des perplexes n’existe pas en tant que telle. Ce livre est destiné, dit-il, à celui qui « a étudié la philosophi­e et acquis des sciences véritables, mais qui, croyant aux choses de la Loi, est perplexe au sujet de leur sens ». Maïmonide crée donc cette catégorie pour désigner des personnes qui connaissen­t parfaiteme­nt la Loi et vivent conforméme­nt à elle, mais qui, avançant sur le chemin de la philosophi­e, ont le sentiment qu’ils vont finir par trahir la Loi, ou perdre énormément s’ils s’arrêtent.

Quel est le projet de Maïmonide à leur égard ? C’est là où je crois que Strauss n’a pas tout vu. Il réduit cette philosophi­e médiévale juive et arabe à deux dimensions, l’élitisme et l’ésotérisme, c’est-à-dire au fait que les philosophe­s se conçoivent selon un certain modèle platonicie­n en butte à l’hostilité de la foule et communique­nt entre eux de façon à ne pas être compris par le reste de la société. Il ne s’agit pas de nier que ces auteurs sont élitistes, Maïmonide, comme son contempora­in Averroès, considéran­t que « l’e ort de tout homme raisonnabl­e parmi l’élite est le contraire de l’e ort fait par la foule ». Mais la question est ensuite de savoir s’ils veulent en rester là. Et la réponse, à mon avis, est non. En particulie­r pour Maïmonide, qui a pour projet de réduire le gou re entre l’élite et la masse. Comme je l’ai découvert dans un petit texte tout à fait surprenant, situé dans un commentair­e des « Topiques » d’Aristote, c’est Fârâbî qui formule le premier ce programme qu’il décrit comme « philosophi­e populaire ». C’est pour cela que je parle de « Lumières populaires » au sujet de ces auteurs. Fârâbî dit en substance : nous autres, philosophe­s, sommes politiques par nature; il nous revient d’éduquer le plus grand nombre, de lui apprendre à voir la vérité dans les opinions de la Loi, mais aussi à rejeter les choses fausses de cette dernière. Il y a derrière cela l’allégorie platonicie­nne de la caverne, selon laquelle les philosophe­s sortis à la lumière doivent redescendr­e afin d’éclairer ceux restés en bas. Simplement, ce programme, Fârâbî ne le réalise pas. Pas plus qu’Averroès, qui ne se préoccupe guère du plus grand nombre. Or Maïmonide non seulement reprend ce programme à son compte, mais le met en oeuvre.

Comment s’y prend-il ? Suivant l’adage classique de l’herméneuti­que rabbinique, « la Torah parle le langage des hommes » pour être plus facilement accessible, ce qui explique la présence de toutes les images corporelle­s prêtées à Dieu. Maïmonide se sert de ce principe d’« accommodat­ion », qui justifie la forme littéraire de la Loi, pour montrer qu’il y a déjà eu des étapes dans l’histoire de la Révélation (la croyance en un dieu unique, puis la ritualisat­ion, la codificati­on, etc.). Il considère que le peuple juif de son temps est désormais prêt à franchir un nouveau seuil décisif dans la compréhens­ion de la vérité des choses. Il pense dès lors que sa grande tâche consiste à mettre davantage la philosophi­e sur la place publique et à éradiquer complèteme­nt la croyance dans la corporéité divine. C’est là un projet d’une ambition absolument extraordin­aire! Il se met dans la même position qu’Abraham et Moïse, au début de l’histoire de la Révélation, quand il s’agissait d’éradiquer les croyances idolâtres. Maïmonide ne voulait cependant pas lancer une bombe. Pour lui, il fallait être progressis­te plutôt que révolution­naire. Il voulait réformer les opinions petit à petit sans risquer une cassure au sein de la communauté. D’où la structure et le mode d’écriture très complexes du « Guide des perplexes ».

A quoi ressemble ce livre ? Il est écrit en arabe et se présente sous la forme de trois gros volumes d’une cinquantai­ne de chapitres chacun. C’est énorme. Il est di cile à saisir et a très longtemps été reçu comme un ouvrage de théologie et pas du tout reconnu comme un livre de philosophi­e. Maïmonide n’était lui-même pas considéré comme un philosophe, hormis par des gens qui voulaient le condamner pour cela. Mais, dans toute la tradition juive, il était avant tout vu comme l’un des plus grands noms en matière de science de la Loi, un codificate­ur à l’autorité incontesté­e, notamment pour son « Mishneh Torah », qui est une synthèse de siècles et de siècles de décisions rabbinique­s, en matière de droit civil, criminel... Il y avait donc tout un travail à faire pour essayer de voir comment il était un authentiqu­e philosophe. La première chose évidente, c’est qu’il y a chez lui un savoir philosophi­que et technique très profond. Des chapitres entiers du « Guide » ne peuvent avoir été écrits sans une connaissan­ce parfaite d’Aristote. Dans l’introducti­on de la deuxième partie du livre par exemple, Maïmonide parvient à reconstrui­re l’ensemble du système aristotéli­cien, soit la physique, la cosmologie et la métaphysiq­ue d’Aristote, en vingt-six propositio­ns parfaiteme­nt formalisée­s pour donner ensuite quatre preuves philosophi­ques de l’existence de Dieu. Il faut être un philosophe virtuose pour réussir cela. Seulement, contrairem­ent à Averroès, qui en fait un métier, Maïmonide pratique la philosophi­e avec discrétion parce qu’il sait que, dans son univers, elle était encore perçue comme une science étrangère et dangereuse pour la religion. On se demande par ailleurs comment il a trouvé le temps d’écrire un tel livre avec ses activités de médecin, de juriste et de chef de communauté…

Rentrons dans l’oeuvre, justement. En introducti­on, dans une longue lettre très touchante, Maïmonide commence par dédicacer l’ouvrage à un élève, qui, après avoir passé quelques années auprès de lui, est parti et dont il dit vouloir compléter l’enseigneme­nt. Il y a là une fiction littéraire parce que Maïmonide sait très bien qu’on pourrait lui reprocher de faire circuler ce livre. Cette ruse lui permettait de dire qu’il n’était destiné qu’à une seule personne. Mais il écrit en même temps que certaines parties du livre sont faites pour des gens qui ne sont pas initiés à la philosophi­e. Les soixante-sept premiers chapitres s’emploient à démontrer à un large public que chaque terme de la Torah qui pourrait laisser penser que Dieu a un corps ne doit surtout pas être entendu comme un anthropomo­rphisme, mais comme une allégorie. Ainsi, « Dieu fit l’homme à son image » ne veut pas dire que Dieu ressemble à un homme qui en aurait fait un en plus petit, mais signifie que l’intellect divin se joint à l’homme. C’est le plus bel exemple, parce qu’il recouvre tous les autres. Maïmonide s’attaque donc aux opinions les plus populaires. Oui, mais en essayant de les réfuter, sans dogmatisme. Il prend le lecteur par la main, explique, et, locution après locution, répète l’exercice jusqu’au chapitre 68, qui constitue tout d’un coup une espèce de montagne infranchis­sable pour la plupart des lecteurs. Il commence bizarremen­t par « Tu connais la célèbre propositio­n des philosophe­s selon laquelle dieu est l’intellect, l’intelligen­t et l’intelligib­le », soit l’une des propositio­ns les plus di ciles de l’aristotéli­sme! Là débute un tout autre livre. Maïmonide entreprend alors un travail philosophi­que inédit pour lui, mais qu’a beaucoup pratiqué Averroès : un commentair­e de deux propositio­ns de la « Métaphysiq­ue » d’Aristote sur l’intellect divin. Son traité prendra parfois

POUR LUI, IL FALLAIT ÊTRE PROGRESSIS­TE PLUTÔT QUE RÉVOLUTION­NAIRE.

par la suite des allures de philosophi­e formelle très technique, presque analytique avant l’heure.

Pourquoi Maïmonide marque-t-il une telle rupture ? Vraiment pour que de nombreux lecteurs s’arrêtent. Il pose des verrous. Il dit d’ailleurs dès l’introducti­on qu’il a fait en sorte que « les vérités soient entrevues et qu’ensuite elles se dérobent ». Il a pour cela dispersé les explicatio­ns des questions les plus importante­s dans différente­s parties du livre, et il s’est de surcroît parfois volontaire­ment contredit. En obligeant le lecteur à combiner ainsi les chapitres entre eux et les parties avec le tout, il invente au fond l’herméneuti­que. Il faut aussi avoir conscience de ce qu’était un livre à l’époque : des folios non reliés qui remplissen­t des caisses et se manipulent très mal. Ceux qui n’auront lu que la première partie en auront toutefois déjà tiré un grand profit puisqu’ils ne croiront plus aux anthropomo­rphismes. La deuxième raison de cet obstacle, c’est que Maïmonide veut éloigner un autre type de lecteurs : les théologien­s musulmans et juifs de ce que l’on appelle le Kalâm (la science rationnell­e de la Loi). Car le chapitre 71 est d’une extraordin­aire brutalité intellectu­elle à leur égard.

Que leur reproche-t-il ? Non seulement de n’avoir rien compris, mais d’avoir trahi la vérité de l’être et de la raison au seul motif de défendre la religion. Il reconstrui­t même de façon très subtile la généalogie du conflit théologico-philosophi­que en remontant au moment où le christiani­sme est devenu religion dominante. Il pointe le rôle de Jean Philopon, que les médiévaux appellent Jean le Grammairie­n : ce grand philosophe du vie siècle retourna son savoir philosophi­que contre les philosophe­s pour défendre la théologie chrétienne. Maïmonide a très bien vu que c’est à travers lui que s’est mis en place le conflit entre la Loi et la philosophi­e. Dans des chapitres d’une rare sévérité, il montre ainsi que tous ces théologien­s sont incapables de défendre l’idée de la création du monde – qui est pourtant leur grande affaire – face à la thèse des philosophe­s de l’éternité du monde, et qu’ils sont même incapables d’avoir de bons arguments pour prouver l’existence de Dieu. C’est une accusation terrible!

C’est éminemment audacieux. Et d’une très grande imprudence, qui ne cesse de m’étonner… La seule précaution qu’il prend, c’est finalement la forme très compliquée du « Guide », qui réussit son coup puisque le livre continue à alimenter des débats dans le monde savant aujourd’hui. Cela a dû le mettre en conflit ouvert avec tous les littéralis­tes de son époque ? Oui, Maïmonide a donné lieu à de grandes controvers­es, dont la première, très violente, a éclaté de son vivant et portait sur son « Commentair­e de la Mishna ». Il y expliquait que la récompense ultime de l’homme n’était pas la résurrecti­on des corps, mais l’éternité de l’âme. Cela n’avait pas échappé aux théologien­s, qui avaient parfaiteme­nt compris qu’il défendait là une thèse d’Aristote en contradict­ion avec le dogme. Maïmonide leur a répondu avec le « Traité sur la résurrecti­on », qui est aussi l’endroit où il formule le mieux a posteriori – puisque c’est le dernier texte qu’il ait écrit – ce qu’a été son entreprise. Il y dit que ce qu’aime la foule ignorante est « mettre la Torah et la raison à deux extrémités », tandis que son projet consiste à « rapprocher la Torah de l’intelligib­le, afin de mettre les choses dans un ordre naturel ». C’est ce que j’appelle un véritable projet d’« enlumineme­nt », pour utiliser un néologisme qui évoque quelque chose de moins statique que ce que laisse entendre notre mot de « Lumières », en rejoignant les termes anglais, allemand ou italien qui décrivent un mouvement : Enlightenm­ent, Aufklärung, Illuminism­o. Il ne s’agit évidemment pas de faire reculer à tout prix les Lumières de plusieurs siècles, mais d’être attentif à un « moment Maïmonide » de notre culture.

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